C'est en juin 1961 que parut le troisième numéro spécial de la revue Fiction. Quittant sa ligne d'origine, qui était de faire découvrir l'école française de la science-fiction, Alain Dorémieux se penche sur une anthologie plus classique de récits d'auteurs anglo-saxons. On y retrouve en grande partie des auteurs déjà reconnus, ainsi que d'autres plus rares, voire jusqu'alors jamais édités en France.
Voyons ce qu'en dit Dorémieux dans son Introduction :
Un clic droit sur l'image, "enregistrer sous" pour obtenir votre epub. Voici le troisième numéro spécial de « Fiction ». Ceux de 1959 et 1960 ont été des succès, et ce qui n’était au début qu’une expérience plus ou moins hasardeuse est en passe de devenir une tradition annuelle.Cette année, au lieu d’explorer la science-fiction française, nous avons décidé de jeter un regard sur la science-fiction anglo-saxonne. Dix-sept auteurs ont été réunis dans ces pages : onze américains et six anglais, certains très connus et d’autres moins – mais tous avec des récits représentatifs des différentes voies offertes à la science-fiction moderne.On ne manquera pas de noter que la couleur générale de nombre d’entre eux est pessimiste. Au premier plan des préoccupations de nos auteurs, s’inscrit la guerre, celle de demain sur Terre (Alfred Bester, Robert Bloch) ou celle qui, se déroulant sur un monde lointain, n’en est pas moins le symbole de toutes les luttes humaines (James White).Après les violences de la guerre, ses conséquences : proches (Richard Matheson) ou lointaines (Henry Kuttner), mais toutes propres à donner le frisson. Le monde futur n’est pas gai. Il n’est pas très réconfortant non plus en état de paix, s’il faut en croire Kornbluth. Seul peut-être Arthur Clarke nous dépeint une société qui a trouvé, malgré des conditions naturelles défavorables, son harmonie et son équilibre.Et l’exploration de l’espace ? Elle réserve toujours des surprises : aventures étranges (Jack Williamson) ou découvertes scientifiques curieuses (E.R. James). Mais elle est en quelque sorte « officialisée », et ne se prête pas à des développements lyriques ou épiques. Quant aux extra-terrestres, le temps est loin où ils n’étaient que des monstres assoiffés de sang terrien. Ils ne se manifestent plus guère, sinon pour poser aux savants un problème fortuit (William Morrison).Le voyage dans le temps reste toujours à la mode, qu’il soit une porte de sortie pour fuir le présent (Donald Malcolm) ou simplement un tragique accident (J.G. Ballard). Et hors du continuum espace-temps, il peut y avoir encore place pour d’autres dimensions : c’est ce que nous rappelle Jerome Bixby.L’homme lui-même, enfin, demeure une étrange machine, pleine de mystères. Mystères d’ordre physiologique, cocasses (H.L. Gold) et inquiétants (Gerald Kersh), ou mystères plongeant plus profondément dans les abîmes mentaux (Elisabeth Mann Borgese).Le mot de la fin, c’est peut-être Fritz Leiber qui nous le fournit, sur le mode humoristique : à quoi bon toute cette agitation humaine, dit-il en substance, puisque le véritable maître du monde, ce n’est pas l’homme, mais… le chat ?Seulement, personne ne s’en doute…
1 - (non mentionné), Introduction, pages 3 à 4, introduction
2 - J. G. BALLARD, Zone de terreur (Zone of Terror, 1960), pages 5 à 20, nouvelle, trad. François VALORBE
3 - Alfred BESTER, On demande poète... (Disappearing Act, 1953), pages 21 à 37, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE
4 - Jerome BIXBY, La Meilleure des vies (It's a Good Life, 1953), pages 38 à 54, nouvelle, trad. François VALORBE
5 - Robert BLOCH, À l'aube du grand soir (Daybroke, 1958), pages 55 à 62, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE
6 - Elisabeth MANN-BORGESE, Les Jumeaux (Twin's wail, 1959), pages 63 à 81, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *
7 - Arthur C. CLARKE, Berger des profondeurs (The Deep Range, 1954), pages 82 à 89, extrait de roman, trad. P. J. IZABELLE
8 - Horace L. GOLD, Un homme à l'envers (The Man with English, 1953), pages 90 à 98, nouvelle, trad. CATHERINE
9 - E. R. JAMES, Dispositif d'arrosage (Sprinkler System, 1959), pages 99 à 111, nouvelle, trad. François VALORBE *
10 - Gerald KERCH, Qu'est devenu le caporal Cuckoo ? (Whatever happened to caporal Cuckoo ?), pages 112 à 134, nouvelle, trad. CATHERINE
11 - Cyril M.KORNBLUTH, Avènement sur la chaîne douze (The Advent on Channel Twelve, 1958), pages 135 à 137, nouvelle, trad. CATHERINE
12 - Henry KUTTNER, Dans les siècles des siècles (A Cross of Centuries, 1958), pages 138 à 149, nouvelle, trad. CATHERINE
13 - Fritz LEIBER, L'Univers est à eux (Space-Time for Springers, 1958), pages 150 à 160, nouvelle, trad. CATHERINE
14 - Donald MALCOLM, Les Éclaireurs (The pathfinders, 1960), pages 161 à 168, nouvelle, trad. François VALORBE
15 - Richard MATHESON, Danse macabre (Dance of the Dead, 1955), pages 169 à 182, nouvelle, trad. Bruno MARTIN
16 - William MORRISON, Médecin de campagne (Country Doctor, 1953), pages 183 à 201, nouvelle, trad. François VALORBE *
17 - James WHITE, Cénotaphe (Tableau, 1958), pages 202 à 223, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE *
18 - Jack WILLIAMSON, Factice (The Happiest Creature, 1953), pages 224 à 238, nouvelle, trad. René LATHIÈRE
19 - (non mentionné), Nouvelles dans "Fiction" des auteurs de ce numéro, pages 239 à 239, index
* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.
J. G. Ballard, nouveau venu dans notre panthéon, signe avec Zone de terreur une nouvelle qui propose déjà quelques uns de ses grands thèmes : la psychose et ses facteurs sociaux d'aggravation, la psychiatrie comme vision mécaniste de l'esprit, les rapports pervers ou corruptibles entre les êtres humains, ou encore la survie dans un monde en pleine déliquescence. Fort appréciable, cette nouvelle nous emmène graduellement à accepter l'irréel et le fantasmatique comme argent comptant, jusqu'au tragique.
« Nous devons devenir une nation d’experts. » déclara le Général Carpenter à l’Association Nationale des Universités Américaines. « Chaque homme, chaque femme, doit être un outil spécifique adapté à une tâche spécifique, bien trempé et aiguisé, par l’entraînement et l’éducation, dans le but de gagner la lutte pour le Rêve Américain. »
Voilà exposé le grand problème de l'éducation à l'américaine. Avec un style dynamique, Alfred Bester signe dans On demande poète… une histoire qu'on pourrait attribuer à Robert F. Young, sur le thème de la conquête de l'intangible poésie du monde. Drôle et profond à la fois.
Dieu en principe régulateur pourrait-il être appréciable dans une communauté forclose ? Un jeune mutant possède des facultés semblables à celles du Créateur, et le voilà tyran. La meilleure des vies est fort bien construite par Jerome Bixby, une nouvelle qui sonne comme de la SF mais demeure indéniablement du fantastique. Elle fera l'objet d'une adaptation dans la troisième saison de "La quatrième dimension" sous le titre "C'est une belle vie" (diffusion en 1961 aux USA). Devenu un incontournable de la série, la nouvelle sera adaptée de nouveau (et modernisée par Richard Matheson) dans un sketch réalisé par John Landis pour le film "La quatrième dimension' (1983).
Les véhicules étaient morts. L’autoroute était un cimetière d’autos. Il s’approcha à pied, passant avec respect près des cadavres des Cadillac, des Chevrolet, des Buick. De près il put constater l’évidence de fins violentes : le verre fracassé, les pare-chocs enfoncés et les capots bosselés.
Il observa de nombreux signes de luttes pitoyables ; ici une minuscule Volkswagen, coincée et écrasée entre deux énormes Lincoln ; là une MG, qui avait péri sous les roues d’une Chrysler. Mais maintenant toutes étaient inertes.
Il avait du mal à imaginer avec une lucidité identique la tragédie qui avait touché les gens à l’intérieur de ces autos. Ils étaient morts aussi, bien sûr, mais leur trépas semblait insignifiant. Peut-être sa pensée avait-elle été affectée par l’attitude de l’époque, devant laquelle l’homme tendait de moins en moins à être identifié comme individu, et de plus en plus à être considéré selon le statut symbolique de la voiture qu’il possédait. Lorsqu’un étranger conduisait dans la rue, on pensait rarement à lui en tant que personnage ; la réaction immédiate était : « Voilà une Ford – voilà une Pontiac – voilà une de ces grosses Impérial. » Et les hommes se vantaient de leurs voitures plutôt que de leurs caractères. Ainsi la mort des automobiles paraissait-elle plus importante que celle de leurs propriétaires. Il ne semblait pas que des êtres humains eussent péri dans cette ruée pour s’échapper de la cité ; c’étaient les voitures qui, prises de panique, avaient foncé vers la liberté, et n’y avaient pas réussi.
On croirait lire ici un extrait de "Plague on wheel" de Kilgore Trout ; nous explorons en réalité avec le protagoniste de À l’aube du grand soir une ville après la chute d'une bombe nucléaire. Le ton de Robert Bloch oscille intelligemment entre l'ironie et la pitié envers une société humaine, plus précisément américaine, inepte et ballotée au gré des mouvements de la guerre.
Les quelques nouvelles qui suivent sont un peu décevantes compte tenu des visées éditoriales de cette anthologie. Les jumeaux est une bonne nouvelle de Elisabeth Mann-Borgese (fille de Thomas Mann), mais elle n'a rien de SF, et confine à peine au fantastique.
Quant à Berger des profondeurs, il s'agit d'une petite chronique spéculative sur le retour à l'océan que pourrait faire l'homme à l'avenir. Assez factuel, malgré tout - on pourrait s'attendre à mieux de la part d'Arthur C. Clarke ; il s'agit en fait d'un extrait du roman "Les prairies bleues" ("The deep range" - 1955), qu'Albin Michel ne traduira qu'en 1972 pour sa collection SF.
Le dérèglement de tous les sens, s'il est un moyen d'inspiration recherché par Rimbaud, peut devenir un étrange handicap. On s'amusera du surréalisme potentiel de la situation à la lecture de Un homme à l’envers, par Horace L. Gold, bien qu'elle soit un peu légère toutefois pour figurer dans une anthologie.
Comme avec la nouvelle de Clarke, nous avons à faire dans Dispositif d’arrosage avec une chronique, bien menée par E. R. James, mais qui n'apporte pas grand chose en matière de SF - hormis une anecdote de xénobiologie.
On retrouve la qualité escomptée avec les nouvelles suivantes. Dans Qu’est devenu le caporal Cuckoo ?, Gerald Kersh fait de l'autofiction et nous rapporte un chemin de vie qui sort de l'ordinaire. Tout y est bien documenté et le style est enlevé et fort agréable.
Vous tournez la tête aux jeunes spectateurs en leur répétant à jamais qu’ils seront les maîtres du XXIe siècle, sans penser que ceux qui en vérité viendront au pouvoir sont en train de faire leurs devoirs au lieu de regarder la télévision.
De nos jours, on arriverait même à nous vendre des carrières d'influenceurs… Le règne de l'idiocratie commence dans Avènement sur la chaîne douze, une très efficace nouvelle de Cyril M. Kornbluth, toujours aussi talentueux, en plus d'être acerbe et lucide sur les rouages de notre modernité.
Un Messie immortel, régénéré siècle après siècle par un procédé mécanique… de corps, mais pas d'esprit. Dans les siècles des siècles est une belle nouvelle d'Henry Kuttner sur le mal toujours à l'affût.
Il parait que les chats considèrent les humains comme étant de leur espèce. Fritz Leiber joue de cette idée avec délectation, et brouille sans cesse les pistes dans L’univers est à eux.
Après ces bons morceaux, on passera sur le style un peu simple de Donald Malcolm, et sur la vie dure des premiers mythes bibliques quand ils sont pris pour argent comptant. On sent bien dans Les éclaireurs que la science-fiction n'est qu'un prétexte.
A propos de cet auteur, on saura "qu'après s’être fait connaître comme journaliste scientifique, l’auteur britannique Donald Malcolm s’est lancé en 1957 dans la science-fiction, publiant la plupart de ses récits dans la revue New Worlds." (in Histoires de voyages dans le temps - Pocket).
Un véritable morceau d'anthologie, par contre, que Danse macabre, de Richard Matheson, bien mené tant par les effets de dégoûts, de crainte furtive, de suspens et de régression morale, que par les incursions stylistiques qui explicitent le contexte (à la façon d'un John Dos Passos - en condensant la narration et en allégeant les protagonistes ou le narrateur de nécessités anecdotiques. John Brunner utilisera cet effet dans ses écrits à venir, notamment dans "Tous à Zanzibar"). Dans Danse macabre proprement dite, la violence des effets d'une guerre - on parle ici de la 3e mais peu importe son rang dans l'histoire - et ses traumatismes, sont ici montrés comme digérés par la jeune génération qui suit la fin du conflit. Pas vraiment de la résilience, donc, mais plutôt une introjection (une banalisation peut-être) de la violence dans la mentalité d'après-guerre.
Du bon et classique William Morrison, pour suivre. Comme précisé dans l'introduction de Médecin de campagne, "William Morrison est médecin de sa profession ; c’est ce qui donne un tel accent d’authenticité à ses descriptions." On se souvient aussi que ses nouvelles traitent souvent des confrontations du vivant sur des échelles vertigineusement différentes. Ici, nous retrouvons de la péripétie, un brin d'enquête médicale, et les confrontations d'échelles créatrices de situations.
Une rencontre "inter espèces" qui débouche sur un conflit guerrier pour cause de préjugés inhérents à chacune des parties, voilà un sujet plutôt classique pour Cénotaphe, mais bien mené par un James White avant tout pacifiste et plein d'espoir pour la paix entre les peuples, ce qui est appréciable.
Encore un thème devenu classique : le zoo galactique ; nous en avions vu d'autres (chez Robert Silverberg par exemple, dans sa nouvelle Spécimen de galaxies), mais dans Factice, la mesure de protection et d'isolement de la Terre par des extraterrestres "plus évolués" change la donne, et cette nouvelle du vétéran Jack Williamson rappellera étonnamment les futurs mondes truqués que Philip Dick n'a pas encore conçus.
Pour conclure, une anthologie peut-être pas tout à fait au diapason avec ce qu'elle prétend proposer, car les nouvelles ne sont pas toutes des récits d'anticipation, et les auteurs pas forcément les meilleurs. Mais les découvertes sont au rendez-vous (J. G. Ballard, bien entendu, mais aussi James White et Gerald Kersh), et l'ensemble est tout de même de bonne (voire très bonne) facture. A l'avenir de ces numéros spéciaux, Dorémieux prendra peut-être moins de risques en revenant à des auteurs français d'une part, et des textes dits de "l'âge d'or" d'autre part. A suivre…