30 novembre, 2022

Fiction n°027 – Février 1956

Une jolie couverture de Philippe Curval agrémente ce numéro de Fiction de qualité pour illustrer une saisissante nouvelle de Marcel Béalu. On pensera bien entendu aux photomontages de Jacques Sternberg ; rappelons que les deux auteurs se connaissent, et animent ensemble la revue (aujourd'hui introuvable) "Le petit silence illustré". Curval signera les couvertures de Fiction jusqu'au numéro 41 d'Avril 1957, puis quelques autres de façon très épisodique en 1958-1959.


Attention en cliquant, la bête peut mordre !

Sommaire du Numéro 27 :

NOUVELLES

 

1 - Marcel BÉALU, L'Araignée d'eau, pages 3 à 21, nouvelle

2 - Alice Eleanor JONES, Croissez et multipliez (Created he them, 1955), pages 22 à 31, nouvelle, trad. Paul HEBERT

3 - Richard MATHESON, Funérailles (The Funeral, 1955), pages 32 à 39, nouvelle, trad. Paul HEBERT

4 - Raymond E. BANKS, Les Myrmidons (The Short Ones, 1955), pages 40 à 60, nouvelle, trad. Roger DURAND

5 - Bryce WALTON, La Kermesse (The Midway, 1955), pages 61 à 73, nouvelle, trad. Roger DURAND

6 - Walter Michael MILLER, Le Gardien de la flamme (A Canticle for Leibowitz, 1955), pages 74 à 95, nouvelle, trad. (non mentionné)

7 - Joseph-Henri ROSNY aîné, Le Cataclysme, pages 96 à 107, nouvelle

 

CHRONIQUES


8 - Jean-Jacques BRIDENNE, A propos d'un centenaire : J.H. Rosny aîné, romancier des "possibles" cosmiques, pages 108 à 110, article

9 - Jacques BERGIER & Alain DORÉMIEUX & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 111 à 115, critique(s)

10 - F. HODA, Le Théatre fantastique : A nous la Lune !, pages 117 à 119, critique(s)

11 - COLLECTIF, Courrier des lecteurs, pages 121 à 123, article

12 - Alain DORÉMIEUX, La Critique des revues, pages 124 à 124, critique(s)

 

Une belle ambiance d'un ton plutôt rare, plus onirique que fantastique, avec L’araignée d’eau, par Marcel Béalu (1956) Patience de l'araignée...

On pourra retrouver sur le site " L'Univers Etrange et Merveilleux du Fantastique et de la Science-Fiction " : MuadDib for ever... une sympathique adaptation de cette nouvelle de Béalu, réalisée en 1971 par Jean-Daniel Verhaeghe. C'est ICI.

Croissez et multipliez (Created He them) par Alice Eleanor Jones (1955), autrice féministe dont c'est la seule nouvelle de science-fiction. Une excellente nouvelle, au demeurant, qui déploie avec un réalisme terrible les mécanismes de l'oppression,  ici "justifiée" par la guerre et ses conséquences pour les civils, victimes de cette oppression sans pouvoir la réfuter ou lutter contre. L'oppression a aussi sa hiérarchie propre - et la femme, c'est ce qui est démontré, est toujours la grande perdante.

On se retrouve curieusement à l'opposé de Croissez et multipliez avec La kermesse (The Midway) par Bryce Walton (1954), une nouvelle bien ambigüe, qui semble prôner un «Il leur faudrait une bonne guerre» pour occuper les jeunes hommes, et la place des femmes est celle d'esclaves ou de proies insignifiantes. Et si le protagoniste se sent aspiré dans une ornière sociale, la responsabilité en est donnée aux psychologues qui ont inventé la Kermesse comme défouloir et catharsis phallocrate. Bref, c'est un édifiant discours réactionnaire qui se déploie - jusque dans la rédaction de Fiction : le texte de présentation en est même à déplorer qu'aux Etats-Unis on cherche d'autres alternatives aux "bons vieux châtiments corporels" ! La grande absente de cette nouvelle, c'est la conscience politique, l'aspiration à un autrement, et à un sens de la dignité qui réponde à l'insatisfaction légitime et intuitive du protagoniste. L'on a plutôt la sensation que l'auteur bricole sa dystopie à charge, et ne souhaite finalement transmettre que sa défiance envers la psychologie, vue comme une discipline prompte à créer des "blousons noirs"... Ce type de nouvelle nourrira, aussi par réaction n'en doutons pas, la vague suivante de science-fiction, plus sociale et politique, qui atteindra les rivages du lectorat dans les années 60 - avec aussi ses propres travers et excès.

Amusante nouvelle qu'est Funérailles (The funeral) par Richard Matheson (1955). Mais on aurait pu attendre mieux de Matheson, une chute plus percutante tout au moins. Une adaptation de cette nouvelle a été faite dans la série "Night Gallery" (Saison 2, épisode 15).

Les Myrmidons (The Short Ones) par Raymond E. Banks (1955) est une nouvelle audacieuse, précurseur à "Simulacron 3" de Daniel Galouye (1964), et de tous les univers S.F. du genre "Matrix".

Le gardien de la flamme (A canticle for Leibowitz) par Walter M. Miller (1955), outre sa grande qualité littéraire, constitue une version antérieure de la première partie du célèbre roman "Un cantique pour Leibowitz". Publié en 1959 (1961 en France), il sera reconnu comme l'un des meilleurs romans de SF, par les spécialistes mêmes de littérature générale. Quoi qu'il en soit, cette nouvelle (qui sera reprise sous le titre "Frère Francis" dans des anthologies comme "Le matin des magiciens" ou "Histoires de Fin du Monde") jouit dans cette version condensée d'un aspect " fable philosophique" très agréable. Il faudra toutefois attendre 1967 pour voir revenir W. M. Miller dans les pages de Fiction ...

Dans l'introduction qui concerne la nouvelle qui suit, Le cataclysme par J.-H. Rosny aîné (1888), on ne parle déjà plus de " merveilleux scientifique". Et pourtant… Connu comme l'un des précurseurs français de la science-fiction, avec Maurice Renard, Gustave Le Rouge, Jean de La Hire, Jacques Spitz, … ou un tout petit peu plus récemment B.R. Bruss, Rosny aîné se lit avec le plaisir des meilleures pages de la Belle Époque ; quant au genre, il s'agit bien de science-fiction, que Maurice Renard avait tenté de théoriser dès 1909 sous l'appellation de "merveilleux scientifique", conscient qu'il était qu'une révolution littéraire était en marche au début déjà de ce XXème Siècle. Nous ne saurions jamais conseiller assez, sur ce sujet, l'excellente anthologie (et étude) de Serge Lehman : "Chasseurs de chimères", paru chez Omnibus. Dans l'article qui suit et qui justifie le choix de la publication de Rosny aîné dans les pages de Fiction (son centenaire), et malgré les trois catégories de genre proposées pour classer les œuvres de cet auteur (merveilleux scientifique, science-fiction, et préhistoire) Jean-Jacques Bridenne ne classera finalement aucun récit sous cette appellation franco-française.

Étonnant, non ?


Les "Glanes interstellaires" de ce numéro, toujours à l'affût des allusions à la science-fiction délayées dans la presse généraliste ou littéraire, citent un article sur Ray Bradbury de Bernard-Claude Gauthier, « Ray Bradbury, baladin du futur », paru dans le n°4 de 1955 de la « Revue de Belles Lettres ». On appréciera dans cet extrait la vision très moderne de Bradbury, au point qu'elle paraisse exagérée aux lecteurs de 1955.

… Le futur a mal commencé. C’est le temps de la machine toute-puissante, des dangereuses tentations de la cybernétique, des robots qui se sont installés confortablement dans la vie quotidienne ; c’est le triomphe de l’atome, de l’acier et de la fusée ; c’est l’ère des machines à penser, à lire, à espionner les rêves, à explorer le temps et à empêcher les individus de goûter jamais un seul instant de solitude. Le monde est devenu une sorte d’immense camp de concentration où les robots, les policiers anonymes et les techniciens mènent le jeu du progrès à tout prix. La civilisation, la super-civilisation, tue tout, salit tout, détruit la poésie, anéantit la joie de vivre et la liberté. Il est impossible « d’échapper aux guerres, à la censure, à l’étatisme, à la conscription, au contrôle gouvernemental de ceci ou de cela, de l’art, de la science. »

Mais ne sont-ce pas là des craintes chimériques, inventées par un romancier à la recherche d’un sujet sortant de la banalité ?

Non, répond Bradbury, le péril est dans la place, le feu court déjà dans les maisons. Le règne des « grands cerveaux » a commencé. L’homme est en train, à son insu, de perdre la partie. Le jour risque de venir – dans cent ans ou dans mille ans – où, créature désormais inutile dans le parfait univers mécanique qu’il aura créé avec son génie, il disparaîtra sous les huées des robots électroniques.

Comment échapper à cette plongée dans l’abîme ? Par une révolte des simples contre ceux qui nous guident vers le néant. C’est bien ainsi qu’apparaît l’œuvre de Bradbury : une prise de position presque désespérée contre l’univers absurde que nous bâtissons, un appel pathétique contre les paradis mécaniques où évolueront, si l’on n’y prend garde, les petits hommes harassés, traqués jusque dans leur sommeil par des monstrueux slogans tenant lieu d’information et de culture, éblouis par les yeux gigantesques des téléviseurs, dévorant hâtivement des conserves standardisées…

Bradbury exagère volontairement les périls à venir, mais il entend nous communiquer une peur salutaire, nous inciter à réfléchir pendant qu’il en est temps encore, avant que la voix des derniers sages ne soit définitivement étouffée dans le long hurlement des réacteurs atomiques.

 

Ne résistons pas, pour finir, au plaisir de reproduire ici les articles qui auront compté dans l'histoire de la publication en France de Howard Phillips Lovecraft. Ici, Alain Dorémieux se penche sur le tout récent "Démons et merveilles". Le moins que l'on puisse dire, c'est que Dorémieux n'est pas un tendre. Nous noterons surtout qu'il est celui qui exhume le désormais connu "Si long, Carter" (en anglais "So long, Carter") commis par le traducteur Bernard Noël. La polémique rebondira d'ailleurs dans le Fiction n°28. Pour ce qui est du style de Lovecraft en matière de fantasy, on pensera que Dorémieux ne connait pas Lord Dunsany, ce qui pourrait paraître étonnant, ou plutôt le méprise. Voici l'article en question, issu de la Revue des livres.

"Sous le titre « Démons et merveilles », dans leur nouvelle collection « Lumière Interdite », les Éditions des Deux-Rives nous offrent un curieux cycle de quatre nouvelles de Lovecraft, indûment baptisé « roman ». Lovecraft a des admirateurs et des détracteurs également passionnés ; les uns et les autres trouveront ici des raisons supplémentaires de s’ancrer dans leur jugement (en attendant le quatrième recueil de ses œuvres, prévu par Denoël). Pour moi, qui me range parmi les premiers cités, ce volume comprend un récit que je considère certainement comme le chef-d’œuvre de l’auteur : « À travers les portes de la clé d’argent ». C’est ce récit, avec les deux autres qui le précèdent, qui forme le véritable cycle, et cette première moitié du livre suffira à combler les amateurs. Malheureusement, il en reste un quatrième, qui tient à lui seul toute la seconde moitié… et on se demande par quelle aberration l’éditeur en a jugé la publication opportune, car c’était peut-être le seul de tous les Lovecraft qui méritait de ne pas être exhumé !

À cet inconvénient s’en ajoute un autre. Je connaissais en anglais les trois premières histoires et les avais trouvées admirables dans leur langue d’origine. Or, j’ai souvent été sur le point de les juger illisibles et insupportables dans la traduction qu’on nous en propose… Lovecraft n’a décidément pas de chance avec ses traducteurs. Aux maladresses et aux impropriétés de Jacques Papy succèdent la lourdeur et la platitude de Bernard Noël. Papy parvenait cependant à sauvegarder l’atmosphère, tandis que Noël, lui, l’annihile complètement. Lovecraft n’est pas ce qu’on appelle un styliste, sa démesure fait éclater toute rigueur, mais son génie de visionnaire illumine sa prose. À cette prose torrentielle charriant les mots comme des comètes, il est pénible de voir substitué ce langage rocailleux qui ahane à suivre le trajet. Où il fallait un souffle épique, on a une sécheresse terre-à-terre. Ceci est d’autant plus irritant que la traduction, par ailleurs, est d’une fidélité mathématique au texte ; en somme, c’est un excellent mot à mot. Mais que n’a-t-on embauché un rewriter ! Je souhaite, toutefois, que la comparaison me rende difficile et que les lecteurs, dépourvus de ce critère, ne soient pas gênés comme moi. Mais ne croyez pas que j’exagère et que je sois injustement sévère. Ainsi, voici un exemple entre cent, pour l’édification des anglicistes. J’ai dit que la traduction de M. Noël était un mot-à-mot, c’est-à-dire qu’elle l’est jusqu’au contresens. Et comme preuve, je me fais un plaisir d’épingler la plus ahurissante bourde que j’ai jamais vue sous la plume d’un traducteur : page 21, pour traduire « so long », qui veut dire « adieu », M. Noël écrit littéralement… « si long » ! Ce qui donne cette phrase énorme : « Si long, Carter, je ne vous reverrai plus » ! (Textuel et sans commentaires !)

Voici donc ce livre : mal fagoté, mal attifé, mi-partie décevant. Comprendra-t-on que je lui choisisse malgré tout une place d’honneur sur mes rayons ? J’ai dit pourquoi (à cause de ce long récit intitulé : « À travers les portes de la clé d’argent »).

Les deux premières histoires : « Le témoignage de Randolph Carter » et « La clé d’argent », bien qu’excellentes, ne peuvent avoir qu’une valeur de repoussoir. Relativement courtes, elles ne font que préparer les thèmes et le climat qui seront intensifiés dans la troisième, clé de voûte du recueil. La première vaut néanmoins par son contexte d’horreur purement subjective, ce qui est exceptionnel chez Lovecraft. Le manque d’unité entre les trois s’explique par le fait qu’elles ont été écrites pour des parutions séparées en magazine (et sans idée préconçue de continuité au départ).

Dans « À travers les portes de la clé d’argent », ensuite, Lovecraft semble renverser les barrières de l’imagination pour nous entraîner plus loin qu’il n’a jamais été dans ses reconstructions forcenées de l’univers. On éprouve à lire ce récit le même sentiment de vertige qu’avec « Dans l’abîme du temps » ou « Les montagnes hallucinées », mais un sentiment à la force décuplée. Mieux que jamais, Lovecraft est ici le créateur d’un fantastique parfaitement dépourvu de limites. Ce qu’il nous donne, à la faveur d’un voyage échevelé à travers les dimensions, c’est toute une vision du cosmos. Une vision qui semble toujours frôler le point où elle eût fait chanceler le cerveau assez hardi pour l’avoir conçue. On retrouve, dans cette coulée de pages incandescentes, un super-concentré de tous les grands thèmes, de tous les « trucs » géniaux (le mot n’est pas péjoratif) qui constituent la « manière » lovecraftienne. C’est un récit prototype, le plus significatif de son auteur, le plus réussi. Lovecraft démolit le concret, fait reculer les frontières de l’abstrait, jongle avec les données de l’univers mathématique, remonte le temps, dépasse l’espace, brasse les concepts d’une métaphysique délirante et ordonne le tout (oui, ordonne !) en une algèbre de l’univers. De ce kaléidoscope d’images supra-terrestres, on ressort légèrement groggy et incapable d’une pensée lucide. Ravi aussi, si l’on se croyait blindé, à force, contre l’effet Lovecraft, de constater qu’on y a succombé une fois de plus !

Reste enfin « À la recherche de Kadath », le récit terminal. Je n’y insisterai pas trop ; je ne veux pas être méchant. Disons au moins qu’on ressent en toute objectivité une grande admiration pour l’esprit qui a eu la force (ainsi que l’endurance !) de concevoir et de matérialiser cette accumulation littéralement démentielle de visions jamais imaginées ! En un sens, cela relève de la corde raide ; on s’attend toujours à ce que l’auteur déclare forfait. Mais non, il continue, imperturbable ; il entasse ses monstres, ses horreurs, ses cauchemars, avec le rythme méthodique d’une moissonneuse-lieuse. Jacques Bergier, dans son intéressante préface, note que ce voyage au pays des rêves est en fait une véritable autobiographie rêvée. Elle semble pourtant très artificiellement concertée ; sans doute la trame provient-elle bien de rêves (comme d’ailleurs beaucoup de choses chez Lovecraft), mais leur mise en forme est aussi peu spontanée que possible.

Ce récit fut un des tout derniers de l’écrivain avant sa mort. On pourra toujours en tirer une relation de cause à effet et admettre que ce grand mécanisme se rouillait. Car, en définitive, « À la recherche de Kadath » fait étrangement penser à un plagiat de Lovecraft par quelqu’un qui n’aurait pas le sens du ridicule. Que l’œuvre ennuie, c’est énorme, mais qu’elle prête à rire, cela dépasse tout. Ces monstres plus repoussants les uns que les autres finissent par avoir l’air échappés d’un film d’Abbott et Costello. On a de plus en plus de mal à garder son sérieux lorsque interviennent – summum de l’horreur – les « maigres bêtes de la nuit » et les « gélatineuses bêtes lunaires »… Et enfin, l’entrée en scène pour couronner le tout de « Nyarlathotep, le chaos rampant » (!) fait presque figure de gag.

Ceci n’est amélioré en rien par cette traduction sottement littérale, qui souligne la débauche d’épithètes inutiles dont le texte est agrémenté.

En réalité, il y a une hypothèse qui arrangerait tout : ce serait de supposer que Lovecraft a voulu écrire une parodie (celle-ci serait géniale). Hélas ! je crains que ce ne soit pas le cas !"

23 novembre, 2022

Fiction n°026 – Janvier 1956

Des polémiques à profusion, de nouvelles têtes qui vont compter... florilège de progressisme pour ce numéro 26 de la revue Fiction (qui, enfin, devient officiellement un magazine de : "Science-fiction", au vu de la mention sur sa couverture).

Prestidigitation des temps modernes :

un clic et hop ! un epub !

 

Sommaire du Numéro 26 :

NOUVELLES

 

1 - John Dickson CARR, Colin-maillard de mort (Blind man's hood, 1940), pages 3 à 20, nouvelle, trad. Roger DURAND

2 - Mack REYNOLDS, Il n'y a pas de sot métier (The Expert, 1955), pages 21 à 30, nouvelle, trad. Roger DURAND

3 - Charles L. HARNESS, L'Enfant en proie au temps (Single Combat, 1955), pages 31 à 45, nouvelle, trad. Alain DORÉMIEUX

4 - E.C. HORNSBY, Suivez le fantôme... (Overlooked, 1955), pages 46 à 57, nouvelle, trad. Roger DURAND

5 - Robert MARGERIT, Le Bal des voleurs, pages 58 à 73, nouvelle

6 - Ray BRADBURY, Tout l'été en un jour (Born of Man and Woman, 1950), pages 74 à 79, nouvelle, trad. Alain DORÉMIEUX

7 - Idris SEABRIGHT, Des mondes à profusion (Mary Celestial, 1955), pages 80 à 94, nouvelle, trad. Jean de KERDÉLAND

8 - Gérard KLEIN, Civilisation 2190, pages 95 à 99, nouvelle

 

CHRONIQUES


9 - Alain DORÉMIEUX, La Critique des revues, pages 100 à 100, critique(s)

10 - Jacques VAN HERP, Robert-Houdin, pages 101 à 102, critique(s)

11 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 103 à 107, critique(s)

12 - Alain DORÉMIEUX & Thomas NARCEJAC, Controverse à propos d'une démolition, pages 108 à 111, critique(s)

13 - Alain DORÉMIEUX & F. HODA, En quatrième vitesse vers le néant ! / Cinq survivants... et deux belligérants, pages 113 à 118, article

14 - COLLECTIF, Courrier des lecteurs, pages 119 à 122, article

Colin-maillard de mort, par John Dickson Carr, est présenté comme un mélange policier et fantastique. C'est en effet un mystère de chambre close et une belle histoire de fantôme, au demeurant. On notera la première référence à un traducteur (l'infatigable Roger Durand) dans les pages de Fiction - peut-être (?) sous l'impulsion de Dorémieux lui-même traducteur.

Toujours cet humour chez Mack Reynolds, avec Il n’y a pas de sot métier. On y notera une référence à la fin à Clarke, et à Willy Ley, de l'écurie Galaxie.

Une très belle nouvelle, du niveau d'un bon Sturgeon :  L’enfant en proie au temps, par  Charles L. Harness. Il s'agit d'un paradoxe temporel avec sa petite part d'inexpliqué, mais surtout une mise en situation narrative bien menée. Harness est de ces auteurs fins et habiles pétris d'humanité.

Suivez le fantôme, par E. C. Hornsby, est un gracieux petit conte fantastique.

Le bal des voleurs, par Robert Margerit, Prix Renaudot 1951 pour son livre "Le dieu nu", détonne un peu par son scénario, et l’Étrange porté par Fiction semble avoir ici le dos un peu large. Margerit tente de s'en expliquer lui-même :

« (…) je reste très attaché à tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, est « surréel ». Avec les Œuvres de Bouquet, de Jean Ray, de Lovecraft, de Bester, je me sens dans mon domaine, comme d’autre part avec celles d’André Breton, de Gracq, de Pieyre de Mandiargues, de Lise Deharme, de Tardieu. La « science-fiction » me captive lorsqu’elle est un moyen de révéler les tendances et le subconscient de l’homme actuel, plutôt qu’une vaine tentative de préfigurer le monde de demain – lequel sera tout différent de ce que nous pouvons imaginer, comme le nôtre n’a aucun rapport avec celui qu’imaginait Jules Verne (il n’a même pas songé au moteur à explosion et encore moins à réaction). (…)

» Par goût, je préférerais écrire des récits fantastiques plutôt que des romans réalistes ; mais le fantastique exige des dispositions intimes que l’on ne peut provoquer, et une inspiration profondément authentique. Les réussites dans ce genre sont très rares. C’est pourquoi je tire bien bas mon chapeau devant des livres comme « L’homme démoli », « Le visage de feu », et le prodigieux « Malpertuis ».

En substance, pour un auteur comme Margerit et comme pour beaucoup de ses contemporains, la science-fiction de Bester serait du même acabit que le fantastique de Malpertuis de Jean Ray, ou de l'anticipation de Verne et Wells... On notera aussi que les œuvres citées sont toutes récemment éditées en France dans la toute jeune collection "Présence du futur" chez Denoël, comme si elle avait été la seule collection de littérature "de genre" acceptable de cette époque.

La nouvelle de Margerit, malheureusement, n'est même pas à ranger dans le fantastique ou l'étrange, mais jouit tout juste d'une ambiance décadente et de beaucoup de verbiage.

On se rattrape avec délice dans Tout l’été en un jour, par Ray Bradbury, une valeur toujours sûre, qui nous emmène avec concision dans des territoires alliant poésie et cruauté.

Réalité augmentée et nostalgie de l'enfance s'articulent ensemble dans Des mondes à profusion, par Idris Seabright.

Enfin, Civilisation 2190 de Gérard Klein qui promeut avec une belle ironie l'édition populaire et éphémère - en imaginant que c'est tout ce qui pourrait survivre de la littérature... Revenons sur l'auteur et son contexte éditorial, en citant le texte de présentation que lui offre Fiction pour son entrée dans la revue :

« Il est dommage pour Gérard Klein qu’il ne soit pas né en Amérique, car il y serait déjà « professionnel ». On ne peut, devant lui, manquer en effet d’évoquer ces auteurs de S.-F. à la carrière précoce qui sont nombreux aux États-Unis. (…) Ray Bradbury vendit sa première histoire de S.-F. à dix-huit ans ! Dix-huit ans est aussi l’âge de Gérard Klein… qui se considère d’ailleurs comme le plus fanatique admirateur de Bradbury en France (au point d’entrer en transes quand il entend prononcer la moindre réserve à l’égard de son œuvre.). Nous savons que nous lui faisons un double plaisir en signalant cette similitude d’âge « au départ »… et en insérant son premier conte dans un numéro où précisément figure son idole !

Dommage, disions-nous, car la France n’est pas l’Amérique, et pour une trentaine de magazines du genre là-bas, il n’y en a ici que deux. Ce qui laisse peu de tremplins à un débutant manifestement fait pour écrire de la « science-fiction » – et n’écrire que cela… Nous n’en souhaitons pas moins à Gérard Klein la réussite qu’il mérite, et d’abord la réalisation de son plus grand désir actuel : paraître un jour dans la collection « Présence du Futur ». Ce désir est la seconde des deux utopies qu’il caresse depuis deux ans qu’il s’est mis à faire de la S.-F., la première étant… l’espoir d’être publié dans « Fiction ». Puisque ledit souhait est maintenant réalisé de façon durable (car nous avons retenu d’autres histoires de Gérard Klein pour les mois à venir), il n’y a pas de raison pour que la transmutation des utopies en réalités ne continue pas ! »

Deux revues seulement, peu de collections... La méconnaissance du genre par des auteurs comme Margerit est bien excusable en 1956. Mais la science-fiction en France a encore ses belles lettres à venir ; Gérard Klein, tout comme Alain Dorémieux, fera beaucoup pour l'édition de la SF en France.

Un autre grand nom de l'édition francophone fait son entrée dans ce numéro ; il s'agit de Jacques Van Herp. A seulement 23 ans en 1956, il est pourtant déjà l'érudit et le curieux, le modeste et le travailleur, qui sera directeur de collection chez Marabout et sera, entre autre, à l'initiative de la redécouverte et de la réédition de Harry Dickson et de son auteur, Jean Ray.

Alain Dorémieux, lui, signe non pas un, mais deux articles de controverse dans ce numéro. Quand l'auteur Narcejac (du tandem Boileau-Narcejac) fait état de quelques griefs contre le genre science-fiction, Dorémieux vole à la rescousse pour le défendre. ("Controverse à propos d’une démolition"). C'est le tout récemment paru en France "L'homme démoli" d'Alfred Bester qui en fait les frais, mais n'est au fond qu'un bouc émissaire. On sent que ce qui déplait à Narcejac chez Bester, c'est que "L'homme démoli" ait été présenté comme un "polar de S.F.", comme si ce style-là englobait celui-ci, et par là minimisait sa portée. Nous avons toutefois là un très intéressant débat dans une époque où la S.F. commence à être définie.

La seconde controverse de Dorémieux de la revue est plus anecdotique, mais on sent bien qu'il prend l'exercice à cœur.


Deux revues de SF seulement en France n'induit pas leur similitude. Fiction cherche sans doute à se démarquer d'avantage de Galaxie, sans froisser son lectorat. C'est ce qui apparait à la lecture de ce "Questionnaire aux lecteurs de Fiction" paru dans ce numéro 26, que nous vous proposons de découvrir ici :

QUESTIONNAIRE AUX LECTEURS DE “FICTION”

Amis lecteurs,

Vous trouverez ci-dessous un questionnaire que nous vous serions très obligés de remplir et de nous retourner. Nous nous sommes efforcés de le présenter de façon à vous simplifier au maximum la petite tâche que nous vous demandons. Il vous suffit, en effet, pour y répondre, de donner un simple trait de plume dans les cases réservées à cet effet, ou d’y inscrire un chiffre. Vos réponses nous seront précieuses. Grâce à elles, nous nous efforcerons, dans les mois à venir, de vous présenter des numéros de « Fiction » qui répondent davantage encore à vos aspirations.

(Barrer les mentions inutiles.)

 

1. Aimez-vous, de façon générale, les couvertures de « Fiction » ?

 

2. Préférez-vous les couvertures ornées :

— d’un dessin original (ex. : N°24) ; ………..

— d’un montage à base de photos (ex. : N°23) ; …………

— d’un montage à base de gravures (ex. N°20) ? ………..

(Indiquez par un chiffre de 1 à 3 dans l’ordre de préférence.)

 

3. Préféreriez-vous que l’illustration de la couverture soit de dimensions plus grandes (comme dans le présent numéro) ?

 

4. Classez par ordre de préférence les trois numéros de l’année écoulée, dont les couvertures vous ont le mieux plu.

 

5. Seriez-vous partisan d’illustrations à l’intérieur de la revue ?

 

6. Souhaiteriez-vous voir plus de chroniques en fin de numéro, ou moins ? Ou la proportion actuelle vous satisfait-elle ?

 

7. Seriez-vous partisan de la création d’une rubrique retraçant l’actualité du livre de S.-F. à l’étranger (comptes rendus des ouvrages les plus marquants paraissant aux U.S.A. et en Angleterre, etc.) ?

 

8. Appréciez-vous les introductions qui précèdent chacun de nos récits ?

 

9. Seriez-vous partisan de la publication de longs récits (plus de 50 pages) « à suivre » sur deux ou trois numéros ?

 

10. Aimeriez-vous plus d’histoires françaises, par rapport aux histoires traduites, ou moins ? Ou êtes-vous satisfait de la proportion actuelle ?

 

11. Aimeriez-vous plus d’histoires fantastiques, par rapport aux histoires de fiction ?

 

12. Plus d’histoires humoristiques, par rapport aux histoires sérieuses ?

 

13. Parmi la liste suivante des auteurs dont trois histoires au moins ont paru dans « Fiction », quels sont les cinq que vous aimez le mieux ? (Attribuez-leur un chiffre de 1 à 5, dans l’ordre de préférence) :

Robert ABERNATHY. Poul ANDERSON. Alfred BESTER. Jean-Louis BOUQUET Esther CARLSON. Alfred COPPEL. Alain DOREMIEUX. C.-M. KORNBLUTH. J.-T. MACINTOSH. William MORRISON. H. NEARING. Alan NELSON. André PILJEAN. Arthur PORGES. Maurice RENARD. Mack REYNOLDS. Idris SEABRIGHT. Jacques STERNBERG.

 

14. Indiquez par OUI ou NON si vous avez aimé ou n’avez pas aimé chacune des histoires suivantes, parues dans « Fiction » au cours de l’année 1955 :

Le conseiller technique (N°15)

Le Robinson de l’espace (N°16)

Exemplaire de presse (N°17)

Les parias (N°17)

Tu seras sorcier ! (N°18)

Le Psautier de Mayence (N°18)

Vertes pensées (N°19)

La chaîne et le collier (N°19)

Le labyrinthe de Lysenko (N°19)

Le fantôme à la fenêtre (N°20)

L’homme de la Lune (N°20)

La ceinture du robot (N°21)

Spectacle d’ombres (N°22)

Matériel humain (N°22)

Kalato (N°22).

Les Cloches Chantantes (N°23)

Pour mieux te manger, mon enfant ! (N°23)

Transports de colère (N°23)

L’androïde assassin (N°24)

Les robots meurent aussi (N°24)

15-12-38 (N°24)

 

15. Achetez-vous toujours « Fiction » au même dépositaire ?

 

16. Avez-vous des remarques particulières ou des suggestions à nous faire ?

 

16 novembre, 2022

Galaxie (1ère série) n°024 – Novembre 1955

Des appareillages qui font de l'individu un surhomme, des surhommes qui ne pensent qu'en termes de chasse ou de pièges… Le contrat social en prend un coup dans ce numéro 24 de Galaxie !

 


Sacré tableau de bord, Teddy ! Ça clique partout !

Sommaire du Numéro 24 :

1 - Floyd L. WALLACE, Escale sur Godolph (Delay in Transit, 1952), pages 2 à 34, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Don SIBLEY

2 - Robert ARTHUR, Ce monde mystérieux (The aggravation of Elmer, 1955), pages 35 à 39, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par CAVAT

3 - Gerald PEARCE, Le Mur des rêves (The dreaming wall, 1955), pages 40 à 61, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Mel HUNTER

4 - Fritz LEIBER, Pas d'amateurs aujourd'hui (A Bad Day for Sales, 1953), pages 63 à 70, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Ed EMSH

5 - COLLECTIF, Votre courrier, pages 71 à 73, courrier

6 - James Henry SCHMITZ, Les Invisibles (The Altruist, 1952), pages 74 à 92, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par ASHMAN

7 - Kris Ottman NEVILLE, Chasseur... ou gibier ? (Hunt the Hunter, 1951), pages 93 à 106, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Elizabeth McINTYRE

8 - Dean EVANS, Les Lunes de Mars (The Moons of Mars, 1952), pages 107 à 119, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par WILLER

9 - (non mentionné), Saviez-vous que..., pages 120 à 120, notes

10 - Henry KUTTNER & Catherine L. MOORE, Gladiateurs de demain (Home is the Hunter, 1953), pages 121 à 130, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par ASHMAN

11 - Raymond E. BANKS, Le Secret de l'immortalité (This Side Up, 1954), pages 131 à 144, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Dick FRANCIS

Une amusante romance qui déploie l'invention (de nos jours éventée) du serviteur mécanique, comme un smartphone intégré au corps, couplé à l'enjeu pas encore envisagé de la communication intragalactique instantané, c'est Escale sur Godolph par F. L. Wallace.

Toujours sur le sujet d'une technologie supérieure au service d'un seul individu. Une jolie petite farce : Ce monde mystérieux, par Robert Arthur, où l'on retrouve le gout de cet auteur pour l'enfance...

L'Amérique du début du 20ème Siècle transposée sur Mars, dans Les lunes de Mars, par Dean Evans, une histoire mêlant métissage inter espèces et chercheurs d'or...

Une nouvelle qui pourrait aller plus loin : Les Invisibles, par James H. Schmitz. On pensera beaucoup au récent roman de Damasio : Les furtifs.

Une planète piège, dans Le mur des rêves par Gérald Pearce, et un autre piège tendu lors d'une partie de chasse, avec Chasseur… ou gibier ? par Kris Neville. Le contexte d'une exo planète n'est ici qu'un prétexte, mais le suspens demeure bien rendu.

On se souvenait de Shambleau, de Catherine L. Moore, parue dans la première anthologie de science-fiction en France : Escales dans l'infini. Voici la première nouvelle publiée en revue du célèbre couple Moore et Kuttner et leur style bien à eux, avec Gladiateurs de demain. Sur le thème de la chasse à l'homme, on pensera à Septième victime, de Sheckley, paru dans Galaxie n°4, ou à Le soutien le plus sûr de Evelyn E. Smith, paru dans Galaxie n°19

Un pilier de Galaxie : Fritz Leiber nous propose, une très belle nouvelle, qui met en balance la Peur de la bombe avec l'insouciance de l'American way of life. C'est Pas d’amateurs, aujourd’hui.

Avec Le secret de l’immortalité, de R.-E. BANKS, on pensera certainement à Kurt Vonnegut et son temps inversé évoqué dans Abattoir 5 (1969), comme à Philip Dick et son A rebrousse- temps, (1967) ainsi qu'à La flèche du temps de Martin Amis (1991). Tous ont peut-être lu cette nouvelle très audacieuse...


C'est officiel : en ce mois de Novembre 2022, nous passons le cap des 8 milliards d'êtres humains sur Terre... Un extrait de la rubrique "Votre courrier" pour terminer, au sujet du problème de la surpopulation et des ressources limitées de la planète. Voici ce qu'on pouvait en dire en 1955 :

Une nouvelle récemment publiée dans Galaxie avait pour sujet un exode massif des habitants de la Terre vers les planètes colonisées. Ces départs avaient pour cause l’accroissement rapide de la population du monde. Est-il possible de déterminer quand la population terrestre deviendra trop nombreuse pour les ressources disponibles ? Quels remèdes pourrait-on apporter à ce problème ?

  Mme Duffaut, Mézières.
 
Au XVIIe siècle, on évaluait la population de notre monde à environ cinq cents millions d’habitants. Au milieu de notre siècle, elle a atteint déjà le chiffre de deux milliards cinq cents millions. On a relevé un taux d’accroissement de la natalité d’environ un pour cent tous les dix ans, au moins depuis le début du siècle.

Dès 1980, la population terrestre atteindra près de quatre milliards d’individus. Il est évident qu’une augmentation aussi rapide – les naissances sont plus nombreuses, et la moyenne des humains vit plus longtemps qu’autrefois – nécessitera une modification profonde des méthodes de production et de distribution des ressources.

Étant donné les progrès incessants réalisés dans le domaine de l’agriculture aussi bien qu’en chimie, il est difficile de déterminer à quel moment la population dépassera les possibilités d’alimentation du globe.

Les remèdes à ce danger prévisible ? Ils sont d’ordre économique et social. Production accrue et dosage des régimes alimentaires ne suffiront certes plus à la fin de notre siècle, si l’accroissement de la population se poursuit à la même cadence. La limitation du nombre des naissances ? C’est là une mesure qui heurte des principes religieux on moraux dans la plupart des pays.

Pour la colonisation des planètes, il n’en est pas encore question, puisque l’homme n’a pas encore réussi à échapper au champ de gravité de sa planète. Néanmoins, il existe encore dans le monde – en Amérique du Sud, au Sahara, par exemple – des régions que les progrès de l’économie et de la science permettront un jour – relativement prochain – de mettre en valeur pour augmenter les ressources alimentaires et autres.

11 novembre, 2022

CADEAUX BONUS : Kurt VONNEGUT Jr. A CENT ANS !!!!

Chers usagers du PReFeG,

ce n'est pas sans une émotion particulière que nous publions aujourd'hui ce billet, à l'occasion du centenaire de Kurt VONNEGUT Jr., auteur phare de la contre-culture américaine, qui rend "plus forts" ceux qui le lisent (dixit Ogareff que je salue au passage), qui ne s'abaisse jamais à vitupérer en vain, mais qui au contraire constate, interroge, gratte les croûtes et propose pour baume cicatrisant un esprit vif, réveillé, lucide sur la condition humaine et intelligent sur les forces à déployer pour un tant soi peu améliorer quoi que ce soit à l'étonnante marche de l'Histoire.

Nous ne saurions rendre meilleur hommage à un auteur qu'en retournant à son œuvre. Les détails de la vie de Kurt Vonnegut peuvent être consultés sur les habituelles pages Wikipedia, et n'éclairent pas plus ses ouvrages qu'il ne le dit lui-même. Usager de l'auto-fiction, Vonnegut sait convoquer à bon escient son expérience personnelle dans ses romans quand cela s'avère pertinent. Son dernier roman, "Tremblement de temps" (1997, traduit en 2018 chez Super 8 éditions) en est un exemple emblématique. De plus, une transversalité transparait dans toute l’œuvre de Vonnegut, à travers des personnages et des lieux récurrents, qui sont autant de clins d’œil adressés aux lecteurs fidèles. L'écrivain (fictif) Kilgore Trout en est un artefact frappant, ainsi que les allusions à la planète Trafalmadore.

Un "détail" véridique resterait tout de même à évoquer pour apporter un début d'éclairage à ceux qui n'ont pas encore eu la chance de lire Vonnegut. Mobilisé pendant la seconde Guerre Mondiale, Kurt Vonnegut fut fait prisonnier par les forces allemandes durant la Bataille des Ardennes. Embarqué pour Dresde, il s'y trouve en Février 1945 lorsque les forces alliées bombardent la ville de plus de 7000 tonnes de bombes au phosphore, et provoquent la mort de 35 000 civils. Il est l'un des sept américains à avoir survécu à l'épouvantable rôtissoire qu'était devenue la Florence de l'Elble. Si l'ensemble de son expérience sert de fil rouge à son roman le plus connu, "Abattoir 5" (1969, traduit en 1971 au Seuil), on peut toutefois sentir dans bon nombre de ses écrits le traumatisme que cela a pu lui causer et la volonté de s'en remettre qui guide son antimilitarisme profond.

Nous vous proposons donc en ce 11 Novembre 2022 qui marque le centenaire de Kurt Vonnegut, le partage de quelques uns de ses romans, ceux qui ont été numérisés, incidemment les plus anciens de sa bibliographie. Comme toujours dans nos pages, cliquez sur les couvertures pour obtenir votre exemplaire numérique au format epub.


Le pianiste déchaîné - 1952 (VF 1975)

Notre publication du 1er Mai dernier avait déjà développé l'intérêt et la trame de ce premier roman de Kurt Vonnegut Jr.. Vous pouvez vous y reporter ICI.

Quatrième de couverture :

     Bienvenue à Ilium, charmante cité industrielle qu'un fleuve vient diviser : sur une rive vivent les administrateurs, ingénieurs et fonctionnaires. Sur l'autre, les gens. Les petites gens. Ceux qui font semblant de travailler dans les Corps de Reconstruction et de Récupération. Autrefois, ils contrôlaient les machines pour Ilium Works. Mais la Troisième Guerre mondiale est passée par là : presque toute la population a été envoyée au front et les machines ont prouvé qu'elles se contrôlaient aussi bien toutes seules. À présent, les gens se tiennent tranquilles. Le monde est devenu un endroit très agréable et on se demande bien pourquoi un administrateur aurait des états d'âme...
 
     Premier roman de l'auteur, dystopie grinçante, Le pianiste déchaîné présente déjà toutes les qualités qui feront la renommée de Kurt Vonnegut Jr.


Les sirènes de Titan - 1959 (VF 1963)

Vonnegut attendra sept ans avant de voir publié un deuxième roman, qui restera à cette époque tout aussi inaperçu que le premier. On notera avec ce second roman que Vonnegut persiste à déployer ses idées au milieu de celles des grands thèmes de la Science-Fiction, une S.F. encore plus assumée, même, dans ce roman-ci, qui détaille le voyage interplanétaire d'un milliardaire "fils à papa", Malachi Constant. Mais comme dans "Le pianiste déchaîné", cette science-fiction là ne s'encombre pas de décrire ou d'anticiper un monde futur, mais bien de parler de son époque. Nous avons donc l'étrange sensation de jeter un coup d’œil sur les années 60 d'un monde parallèle où l'on aurait abandonné la conquête spatiale par manque de financement et de motivation (soit le rebrousse-poil du rêve américain d'alors...).

La recension par Démètre Ioakimidis, extraite du n°114 de Fiction (Mai 1963).

" L'union de la satire et de la science-fiction a déjà fait l'objet d'exégèses nombreuses. Selon les théories myopes de Kingsley Amis, elle constituerait même la principale justification de la littérature d'anticipation. À plus d'une reprise, cette union – ou tout au moins cette juxtaposition de termes – fut utilisée pour assener au public des fadaises telles que « La république lunatique » de Compton Mackenzie, que les plus fortunés parmi les lecteurs des présentes lignes ont sans doute réussi à oublier : il s'agissait là de thèmes plus ou moins sociaux, très sommairement déguisés en science-fiction, et généralement servis par des auteurs qui tentaient de justifier leurs pas maladroits sur un terrain inconnu. À quelques reprises, cependant, il y eut, dans le domaine de la science-fiction sociale, des réussites, comme « The space merchants » ("Planète à gogos" - Le rayon fantastique 1958/ Note du PReFeG) de Frederik Pohl et Cyril Kornbluth, et surtout « Player piano » de Kurth Vonnegut Jr. ("Le pianiste déchaîné", qui ne sera publié en France chez Casterman qu'en 1975 / Note du PReFeG)

Ce dernier auteur faisait, avec cet ouvrage, son premier essai dans le roman de science-fiction ; cette attaque mordante contre la mécanisation croissante du monde moderne constituait un réquisitoire dont l'éloquence soutenait la comparaison avec « Le meilleur des mondes » de Huxley. Ces « Sirènes de Titan » furent publiées en 1959, sept ans après « Player piano », et elles représentent le second roman de science-fiction écrit par leur auteur. L'ouvrage est aussi différent du précédent qu'il serait possible de l'imaginer, délirant, grandiloquent et hilarant alors que l'autre était méthodique, véridique et sarcastique. Il possède cependant en commun avec « Player piano » – bien qu'exprimé de façon tout autre – un fond de pessimisme qui assombrit l'ensemble, et qui donne une résonance grave aux inventions les plus folles dont la fantaisie de l'auteur a bourré ces pages.

Satire donc, et satire en premier lieu de quelques-uns des thèmes « standard » de la science-fiction ; mais, derrière ceux-ci, c'est leur origine bien réelle que Kurt Vonnegut ridiculise. Lorsqu'il raconte l'invasion de la Terre par les troupes entraînées sur Mars, l'auteur stigmatise le militarisme et l'obéissance aveugle ; lorsqu'il présente un personnage qui connaît l'avenir, c'est pour montrer la futilité d'un tel pouvoir qui, en fin de compte, fait de celui qui le possède un jouet de puissances supérieures ; lorsqu'il présente l'absurde culte de Dieu le Suprême Indifférent, c'est pour attaquer les innombrables sectes qui fleurissent aux États-Unis et qui doivent leur existence à la préoccupation de tel ou tel élément mineurs du Christianisme. Quel que soit le thème « classique » auquel il s'attaque, Kurt Vonnegut le réduit par l'absurde en en magnifiant les côtés ridicules – tel est par exemple le cas des Mercuriens, qui ne vivent que de vibrations, qu'on nomme communément harmoniums, et dont plusieurs moururent de volupté en écoutant « Le sacre du printemps »…

Il y a aussi, simple, franche et brutale, l'attaque contre la bureaucratie, dans ces conseils adressés à un homme d'affaires qui a intérêt à dépister les limiers du fisc : «…imaginez un peu comme vous seriez difficile à surveiller si vous possédiez un immeuble plein jusqu'aux combles de bureaucrates industrieux ; ces gens qui égarent des pièces, utilisent les mauvaises formules, en créent de nouvelles, demandent tout en cinq exemplaires et comprennent peut-être un tiers de ce qui leur est dit… qui décident d'une conférence chaque fois qu'ils s'ennuient, écrivent des rapports quand ils se sentent mal aimés, qui ne jettent jamais rien à moins que cela ne risque de les faire mettre à la porte…» L'évocation possède la cruauté de la vraisemblance, et tous ceux qui ont eu affaire à quelque administration en reconnaîtront sans peine l'authenticité. 

Il y a encore, pour la simple beauté de la chose – et évidemment aussi parce que cela contribue au progrès du récit – des gags à l'énormité aussi gratuite que réjouissante, comme celle de ce personnage qui fait fortune en utilisant la Bible pour guide dans ses spéculations boursières, ou comme l'interprétation sémantique d'un certain nombre de grands édifices terrestres : les alignements de Stonehenge, la grande muraille de Chine, la maison dorée de Néron, le Kremlin et le palais de la S.D.N. à Genève sont ainsi destinés à transmettre des messages à un extraterrestre tombé en panne près de Saturne. Dans ces trouvailles, l'imagination de Kurt Vonnegut atteint une truculence sublime : de tous les artifices pouvant servir à faire progresser son histoire, il choisit sans défaillance ceux dont l'hénaurmité est la plus superbe, ce qui confère à son récit une indéniable grandeur dans l'absurde.

Car l'absurdité est au cœur de ces « Sirènes », dans leur action aussi bien que dans leur atmosphère. De quoi s'agit-il, dans l'histoire ? Le meneur de jeu, sournois et malfaisant, est un individu nommé Winston Niles Rumfoord, dont l'astronef s'avança un jour par erreur au cœur d'un infundibulum chrono-synclastique. Cet admirable néologisme désigne une zone privilégiée de l'espace-temps, dont Rumfoord subit les effets. Comme de juste, ceux-ci sont de deux espèces, temporels et spatiaux.

 

(Un extrait de la pièce "Tabula Rasa" (2010) qui reprend 
la définition de " l'infundibulum chrono-synclastique" de Vonnegut.)

En vertu des premiers, Rumfoord peut voir l'avenir et le passé aussi clairement que le présent, ce qui lui permet de manipuler les humains comme de simples pions. En vertu des seconds, il se trouve « répandu » dans l'univers, demeurant en permanence sur Titan, mais apparaissant en outre périodiquement sur Terre et sur Mars, lorsque son infundibulum est coupé par la trajectoire de ces astres. Là encore, on voit une explication pseudo-scientifique poussée jusqu'à ses conséquences les plus absurdes.

Le protagoniste du récit est, au commencement de celui-ci, l'homme le plus riche du monde. Il est bientôt ruiné, et il se trouve alors entraîné dans une odyssée qui forme la substance du roman. Il ira sur Mars, sur Mercure et sur Titan. Ses aventures seront risibles et pathétiques, et il sera un « héros » bien pitoyable : une marionnette dont l'inflexible Rumfoord tirera jusqu'au bout les ficelles, et qui tentera parfois en vain de se dégager de cet esclavage. Il ne bénéficiera jamais de la moindre pitié de la part de Kurt Vonnegut, la plume de ce dernier conservant invariablement quelque acidité lorsqu'elle le place en scène. Là aussi, un des thèmes classiques de la science-fiction est tourné en dérision : ce « héros », qui se nomme Malachi Constant, utilisera pour tenter de se révolter des procédés grâce auxquels ses confrères, dans d'autres romans, ont pu se libérer de la fatalité ; il demeurera, quant à lui, irrévocablement entraîné sur la pente de ce futur que Rumfoord lui a préparé.

Pourquoi, au fait ? La révélation finale est assurément la plus colossale du récit, car elle explique tout simplement la raison d'être de toute l'histoire de l'humanité. La donner ici équivaudrait à détruire le superbe édifice bâti par l'auteur, mais il est permis de dire que son caractère est à l'image de l'ensemble : absurde, et hilarant par sa futilité. Et dans cette révélation éclate le pessimisme de Kurt Vonnegut. La progression grâce à laquelle l'horizon s'élargit tout au long de l'histoire n'est pas le moindre mérite de celle-ci, et c'est un tour de force que d'avoir concilié cet élargissement avec une accentuation de l'absurdité sur laquelle tout se fonde. Tout, littéralement, puisqu'il s'agit de l'ensemble de notre Histoire.

Le style de l'original était à l'image du récit : Kurt Vonnegut passait d'une verve cinglante évoquant Alfred Bester à une fausse douceur attendrie, qui pastichait une des « manières » de Theodore Sturgeon. La traduction, signée Monique Thies, a cependant égalisé tout cela : il en résulte un style laborieux, dont les étincelles originales ont été sévèrement éliminées. Un exemple suffira à donner une idée de ses faiblesses.

Le chapitre IV met en scène les troupes (composées de Terriens enlevés de leur planète d'origine à l'aide de soucoupes volantes) qui, sur Mars, s'entraînent à la guerre. Leur chant de marche a, pour refrain, les mots rented a tent. Même sans savoir l'anglais, on remarque dans ces vocables la combinaison de dentales et de nasales qui servent à imiter le roulement du tambour, et dont le ran-pa-ta-plan des enfants est une illustration. Malheureusement, Monique Thies sait l'anglais : au lieu de procéder par analogie sonore, et de rendre ce refrain par Reine te dédaigne, Reine t'a tanné, ou n'importe quelle autre phrase arbitraire de sens mais évoquant tant soit peu le roulement du tambour, elle a tout bonnement traduit littéralement. Et les pauvres soldats, dans sa version, marchent sur les paroles suivantes, assez peu entraînantes en vérité :

Louer une tente, une tente, une tente / Louer une tente, une tente, une tente / Louer une tente ! / Louer une tente ! / Louer une, louer une tente.

L'action et les trouvailles de l'auteur sont évidemment conservées dans la version française, mais la désinvolture du ton, qui dissimulait l'ironie pessimiste de l'imagination, sont sacrifiées au passage. C'est dommage, car ces « Sirènes de Titan » étaient, à bien des égards, une façon de chef-d'œuvre dans le texte original.

Demètre Ioakimidis.


Nuit noire - 1961 (VF 1976) 
 
"Nuit noire" parait en 1961 aux USA, mais il faudra attendre 1976 pour en voir une traduction en français, chez Le Sagittaire, dans la collection "Contre-coup" qui ne publiera que 8 autres titres, tous de littérature anglo-saxonne hors genre.
Il faut dire que "Nuit noire" est un roman déroutant qui frôle le politiquement incorrect : Howard W. Cambell est un agent américain qui, infiltré au ministère de la propagande du IIIème Reich durant la seconde guerre mondiale, doit rendre des comptes quinze ans plus tard à un tribunal israëlien pour crime contre l'humanité. Le roman est le journal de sa détention, dans l'attente de son procès sur l'issue duquel il ne se fait aucune illusion.
Vonnegut pose d'entrée de jeu ses jalons moraux en préambule : "Nous sommes ce que nous prétendons être". Aussi, quelles que soient les "excuses" que se trouve Campbell, les "faux semblants" auquel sa position d'agent infiltré l'obligeaient, ses prétentions à se faire oublier et mener une vie minable à l'abri des chasseurs de nazis, la réalité de ses agissements ne peut pas s'accommoder avec sa vérité intime, qui devient ainsi l'équivalent d'un mensonge ou d'une auto-fiction. Le citoyen américain Campbell, "héroïque" dans son "sacrifice" pour sa patrie, n'existe pas.
Après avoir tenté de l'étreindre pleinement, Vonnegut abandonne donc pour un temps la science-fiction. On peut toutefois saluer la grande maturité de ce roman de "politique-fiction", genre qui n'était pas encore en vogue, et dont "Nuit noire" aura peut-être agi comme précurseur.
 
La recension de "Nuit noire" par Jean-Pierre Andrevon, in Fiction n°276 (Janvier 1977) :
"Les œuvres de Vonnegut, même si elles nous parviennent en ordre dispersé (Mother night a été publié en volume en 1966), continuent de former un collier de perles rares, liées entre elles par des personnages, ici très secondaires, là de premier plan. Héros de Nuit noire, Howard W. Campbell Jr. apparaissait, le temps d'un chapitre, dans Abattoir 5 ; cette fois, il se raconte de la première à la dernière ligne du présent ouvrage : américain nazifié, propagandiste radiophonique effréné du 3e Reich capturé longtemps après la guerre par les Israéliens et en attente d'être jugé, voilà qu'il se prétend agent secret infiltré, qui profitait de son usage de la radio nazie pour passer des messages codés à l'intention des alliés. Où est la vérité ? Qu'importe... répond Vonnegut : ce qui a été fait est fait, nous sommes tous manipulés, et aucun acte individuel ne peut rien changer au monde lorsque le monde est fou. Démythifiante, profondément amère, concrétisant la faillite des idéologies et l'absurdité du patriotisme, cette fiction politique opte délibérément pour la gravité, contre le sarcasme. Mais le talent est toujours là ; décidément, Vonnegut est un grand, bonhomme."
Jean-Pierre Andrevon.

On aura noté que la publication de "Nuit noire" a suivi en France celle de "Abattoir 5" - ce qui fait dire à Andrevon qu'il pourrait s'agir d'un développement d'un personnage secondaire issu du roman précédent, comme si Vonnegut tirait ici à la ligne. On aura compris, en rétablissant l'ordre chronologique d'écriture, que l'apparition de Howard W. Campbell jr. dans "Abattoir 5" est plutôt un clin d’œil bien appuyé à ce roman-ci. 
 
Nous vous proposons pour compléter le plaisir de lire et relire "Nuit noire", la plus récente traduction parue aux Éditions Gallmeister en 2016, sous le titre "Nuit mère".

Le quatrième de couverture :

« Je suis américain de naissance, nazi de réputation et apatride par inclination. » Ainsi s’ouvrent les confessions de Howard W. Campbell Jr. qui attend d’être jugé pour crimes de guerre dans une cellule de Jérusalem. Ce dramaturge exilé en Allemagne est connu pour avoir été le propagandiste de radio le plus zélé du régime nazi. Mais il clame aujourd’hui son innocence et prétend n’avoir été qu’un agent infiltré au service des Alliés. Il lui reste désormais peu de temps pour se disculper et sauver sa peau.

 
     Un imaginaire satirique, fait d’humour noir, d’antimilitarisme, d’aphorismes et de digressions.
     LIBÉRATION
 
     Voici un auteur doué d’une excellente oreille, d’une prose imagée et d’un message.
     LIRE

Le berceau du chat - 1963 (VF 1972)
 
C'est deux ans après "Mother night" que parait "Cat's cradle", en 1963. Vonnegut conservera ce rythme de publication jusqu'à "Abattoir 5" en 1967. Pour l'édition française, il faudra attendre près de dix ans, soit 1972, pour que paraisse "Le berceau du chat" aux Editions du Seuil. Le public francophone découvrira donc ce livre après "Abattoir 5" qu'il précède pourtant de deux occurrences bibliographiques.
"Le berceau du chat" pourrait être considéré comme l'ouvrage des déplacements par rapport à la vie personnelle et familiale de Vonnegut. Le survivant de Dresde traite ici d'Hiroshima ; le personnage du père résonne étrangement avec le Kurt Vonnegut sénior, père de junior, voire avec son frère Bernard, pionnier de la dissémination d'iodure d'argent dans l'atmosphère pour provoquer des pluies artificielles (méthode dite de "l'ensemencement des nuages").
Mais c'est surtout par l'extrême modernité de son propos que ce quatrième roman de Vonnegut est frappant. A notre époque inquiète des bouleversements climatiques et en proie à une forme mondiale "d'idiocratie", "Le berceau du chat" traite déjà de la cohabitation mortifère d'une science sans conscience avec une idéologie de la vacuité et du mensonge. Fort de 126 courts chapitres, Vonnegut renoue, en la développant à sa main, avec une forme dépoussiérée de la science-fiction telle qu'on pourra l'apprécier tout au long de ces années 60.

La recension du "Berceau du chat" parue dans le numéro 228 de Fiction (Décembre 1972).

"Abattoir 5, sorti voici un an (et critiqué dans notre numéro 214), datait de 1969. Le berceau du chat, que les Editions du Seuil éditent aujourd'hui, possède un copyright de 1963, et il n'est pas défendu de penser que c'est le succès remporté par le précédent roman de Kurt Vonnegut qui a poussé son éditeur à aller chercher plus avant dans son œuvre. Quoi qu'il en soit, la parenté entre les deux romans est flagrante : Vonnegut travaille dans la continuité. Et s'il est patent que l'auteur des Sirènes de Titan a quitté la SF, il n'en demeure pas moins vrai que celle-ci continue à lui servir de tremplin. Le berceau du chat, plus encore que Abattoir 5, se sert de la SF pour faire un pied de nez à la réalité, pour prendre du recul par rapport à elle, pour la faire glisser dans le seul tiroir qui soit vraiment à sa taille : celui de l'absurde. Comme Abattoir 5, Le berceau du chat est centré sur une destruction massive, et le reflet de cette destruction en littérature. Mais, alors que dans le premier roman cité il s'agissait du bombardement de Dresde et du livre que le narrateur voulait écrire au sujet de cette tragédie, Vonnegut a choisi pour le second (rappelons qu'il ne s'agit que de l'ordre de parution en France) l'explosion de la bombe atomique sur Hiroshima. Dresde, Hiroshima, une même horreur, une même logique absurde de la guerre : l'assassinat de 100 000 civils ou plus. Hier Billy Pèlerin, aujourd'hui Jonas, enquêtent donc sur ces journées qui n'ont guère ébranlé le cours d'une guerre finissante de toute façon, mais dont l'évocation fait toujours frémir. 

A la différence de Billy, toutefois, Jonas n'a pas été témoin du cataclysme (comment l'aurait-il pu ?), aussi ne cherche-t-il pas à écrire sur l'explosion elle-même, mais sur les faits et gestes des gens qui ont été dans l'entourage du « père » de la bombe, Félix Hoenikker, décédé depuis, mais dont les trois enfants sont encore en vie. Et comme Billy, cependant, Jonas n'écrit pas le livre qui est à la base de sa quête. Il en écrit un autre, le livre de cette quête (ou enquête), le livre que le lecteur peut tenir entre ses mains sous le titre de Le berceau du chat. Mais c'est un livre aussi inutile que celui qui aurait dû primitivement être écrit, et aussi inutile que n'importe quel autre livre possible en face d'une tragédie comme celle d'Hiroshima, et de tous les autres Hiroshima potentiels contenus dans l'invention de la bombe atomique. Car, lorsque Jonas l'achève, il est à peu de chose près le dernier homme vivant sur Terre, et le livre ne peut avoir d'autre lecteur que son propre auteur. La boucle est bouclée :

« Si j'étais plus jeune, j'écrirais une histoire de la bêtise humaine ; et je monterais jusqu'au sommet du mont McCabe, où je m'allongerais sur le dos avec mon histoire en guise d'oreiller ; et je prendrais par terre un peu du poison bleuâtre qui transforme les hommes en statues ; et je me transformerais en un gisant au sourire sardonique, un pied de nez dressé vers Qui-vous-savez. » (p. 203 et dernière).

Pour que cette boucle se boucle, il aura fallu cependant le temps d'un livre, le temps qui s'écoule entre Hiroshima et la fin du monde pressentie. Un livre absurde, naturellement, qui raconte n'importe quoi, n'importe comment : précisément Le berceau du chat, où l'on ne trouve pas plus de berceau ou de chat que de tambour ou de trompette selon Bernard Shaw, simplement une figure abstraite faite avec de la ficelle tendue entre des doigts croisés et qui se nomme « berceau du chat ».

Comment Jonas contacte les enfants Hoenikker, Newton le nain qui faillit épouser une danseuse ukrainienne aussi petite que lui et ayant « choisi la liberté », Angela, fanatique de la trompette et Frank, passionné de modèles réduits, devenu général dans la République de San Lorenzo, île des Caraïbes plus ou moins calquée sur Haïti ; comment Jonas s'embarque à destination de San Lorenzo où il est appelé à succéder au vieux dictateur « papa » Mozano ; comment il en vient à épouser la foi en Bokonon, prophète san lorenzien qui s'exprime en « calypsos » d'une grande sagesse ou d'une grande stupidité, et dont le livre sacré commence par : « Toutes tes vérités que je vais vous dire sont des mensonges éhontés » ; et comment cette histoire absurde suscitée par un monde qui ne l'est pas moins prend fin, et comment le monde prend fin lui aussi peu avant la fin de l'histoire... c'est ce que vous apprendra Le berceau du chat, un livre d'à peine deux cents pages, divisé en 127 tout petits chapitres, parce qu'il faut bien faciliter la lecture aux généraux que Vonnegut, dit-on, souhaite avoir parmi ses lecteurs.

Mais un général s'égarerait sûrement à la lecture du Berceau du chat, en cherchant et le berceau, et le chat. Et si par hasard ce général arrivait jusqu'à la page 180, il s'étoufferait sûrement en lisant ce curieux discours prononcé lors d'une cérémonie en l'honneur des « Cent martyrs de la démocratie » :

« Je ne dis pas qu'à la guerre, s'ils doivent mourir, les enfants ne meurent pas comme des hommes. A leur honneur éternel comme à notre éternelle honte, c'est bien comme des hommes qu'ils meurent, rendant ainsi possible la célébration virile des fêtes patriotiques. 

Ils n'en sont pas moins des enfants assassinés. 

Et je vous propose ceci : si nous devons rendre sincèrement hommage aux cent enfants perdus de San Lorenzo, nous ne saurions mieux passer la journée qu'en méprisant ce qui les a tués, c'est-à-dire la bêtise et la méchanceté de toute l'humanité. 

Quand nous commémorons les guerres, nous devrions peut-être arracher nos vêtements, nous peindre en bleu et marcher à quatre pattes toute la journée en grognant comme des porcs. Ce serait surement plus approprié que les grands discours et les étalages de drapeaux et de canons bien huilés ».

C'est presque du Cavanna : Kurt Vonnegut n'y va pas de main morte. Sa république d'image d'Epinal, ses savants fous et distraits, sa religion fantoche ont certes de quoi irriter. Mais cet usage immodéré d'archétypes qui ont fait leur temps et font eau de toutes parts répond à un but bien précis : enfoncer le clou de l'absurde dans le crâne des lecteurs, qu'ils soient ou non généraux. Et même ce portrait express de l'écrivain (« Ecoutez : quand j'étais plus jeune — il y a de cela deux épouses, 250 000 cigarettes, 3 000 litres de tord-boyaux »), qui ne fera pas sourire du bout des lèvres et semble issu d'une Série Noire des années 40 — gageons que c'est tout à fait voulu, que la lourde patte de Vonnegut s'est faite plus pesante encore, pour bien être à la hauteur de ses cons de généraux de lecteurs, pour bien nous faire comprendre que la littérature, après tout... 

Que dire alors de cette fin du monde qui tire un trait sur tout ? Provoquée par la « glace-9 », une substance inventée juste avant sa mort par Hoenikker (sur la demande d'un général — bien sûr ! — qui avait la hantise de la boue et des marines qui s'enfoncent dedans en montant à l'assaut), substance qui a la particularité réjouissante de transformer, par réaction en chaîne, toute l'eau du globe (y compris celle contenue dans le corps humain) en glace, elle est naturellement le contraire de l'apocalypse nucléaire : ici les flammes de l'enfer, là le blanc et silencieux gel — la mort « propre » dont rêvent les stratèges de l'absurde, l'arme absolue et absolument efficace, les cristaux qui lavent plus blanc, que Barjavel déjà, dans Le diable l'emporte, avait utilisée avec le même humour vengeur sous le terme de « eau drue ».

Avec la glace-9 apparaît donc la SF, qui en a vu d'autres mais tient, ici comme ailleurs, un rôle essentiel : celui d'extrapoler sur la réalité, de façon à ce que cette réalité, secouée dans sa matière atomique, nous explose en pleine figure et nous montre à nu son cadavre, avec ses poumons cancéreux et ses tripes rongées par les vers. 

Doit-on ajouter (même si Le berceau du chat ne nous parait pas tout à fait au même niveau de réussite que Abattoir 5) que Kurt Vonnegut Jr est un grand écrivain ? C'est inutile. Mais que cette grandeur soit faite d'archétypes remoulus, d'un gros humour qui met les pieds dans le plat, d'une « hénaurmité » de situations qui va au-delà de la contestation proprement politique — cela ne semblera-t-il pas surprenant ? Pas davantage, car ces traits forment le portrait d'une Amérique qui a trouvé, en Vonnegut, un écrivain à sa mesure. Certes, il n'est pas le seul. Mais c'est justement ce qu'il y a de merveilleux.   

Jean-Patrick EBSTEIN

Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater - 1965 (VF 1976 sous le titre "R comme Rosewater !")

" Eliot (...) s’invita à une conférence d’auteurs de science-fiction dans un motel de Milford, en Pennsylvanie. Norman Mushari apprit cet épisode en lisant le rapport d’un détective privé qui figurait dans les dossiers du cabinet McAllister, Robjent, Reed & McGee. Le vieux McAllister avait engagé ce détective pour suivre Eliot à la trace, au cas où certains de ses agissements pussent par la suite mettre légalement la Fondation dans l’embarras.

Ce rapport comprenait, au mot près, le discours qu’Eliot avait prononcé devant les écrivains. La réunion, y compris l’intervention alcoolisée d’Eliot, avait été enregistrée.

“Je vous aime, mes salauds, avait déclaré Eliot à Milford. Je ne lis plus que vous. Vous êtes les seuls à oser parler des changements réellement formidables de notre époque, les seuls à être suffisamment fous pour réaliser que la vie est un voyage spatial, et pas des plus courts, d’ailleurs – un voyage qui durera des milliards d’années. Vous êtes les seuls à avoir les tripes de vous soucier réellement de l’avenir, à constater réellement ce que nous font les machines, ce que nous font les guerres, ce que nous font les villes, ce que nous font les grandes idées trop simples, ce que nous font les gigantesques malentendus, erreurs, accidents et catastrophes. Vous êtes les seuls à être suffisamment givrés pour vous tourmenter sur l’infini du temps et de l’espace, sur des mystères qui ne mourront jamais, sur le fait que nous sommes là en train de déterminer si le voyage spatial du prochain milliard d’années nous conduira au Ciel ou en Enfer.”


 

Eliot avoua par la suite que les auteurs de science-fiction écrivaient comme des pieds, mais il ajouta que c’était sans importance. Il déclara qu’ils n’en étaient pas moins des poètes, puisqu’ils étaient plus sensibles aux changements importants que quiconque savait écrire. “Ras-le-bol des peigne-culs talentueux qui font de la dentelle sur la moindre petite expérience de la moindre petite vie, alors que les vrais sujets sont les galaxies, les éons, et les milliers de milliards d’âmes qui n’ont pas encore vu le jour.”

— J’aimerais tant que Kilgore Trout soit parmi nous, dit Eliot, pour pouvoir lui serrer la main et lui dire qu’il est le plus grand auteur vivant de notre temps. On m’informe à l’instant qu’il n’a pas pu venir, car il ne peut se permettre d’abandonner son travail ! Et quel travail notre société confie-t-elle à son plus grand prophète ? (Sa gorge se serra, et, pendant quelques instants, Eliot fut incapable de nommer le métier qu’exerçait Trout.) Ils en ont fait un commis aux stocks dans un centre d’encaissement de timbres-cadeaux à Hyannis !

C’était vrai. Trout, l’auteur de quatre-vingt-sept livres de poche, était un homme très pauvre et inconnu en dehors du domaine de la science-fiction. Il avait soixante-six ans lorsqu’Eliot le cita avec tant d’enthousiasme.

— Dans dix mille ans, prédit Eliot dans son ivresse, les noms de nos généraux et ceux de nos présidents auront été oubliés, et le seul héros de notre époque à être resté dans les mémoires sera l’auteur de 2BRN2B.

Il s’agissait du titre d’une œuvre de Trout, titre qui, après examen, se révélait être la fameuse question posée par Hamlet.


 

Mushari, consciencieux, se mit en quête d’un exemplaire du livre pour compléter son dossier sur Eliot. Aucun libraire digne de ce nom n’avait entendu parler de Trout. Mushari finit par tenter sa chance dans une petite boutique d’objets cochons. Là, au milieu d’une pornographie des plus crues, il découvrit des exemplaires tout abîmés de chacun des livres jamais écrits par l’auteur.2BRN2B, initialement publié à vingt-cinq cents, lui coûta cinq dollars, soit le même prix que le Kâmasûtra de Vitsayana."

Nous n'avons pas résisté d'ouvrir cette note sur ce message d'amour pour la science-fiction qu'envoie - dès le chapitre 2 de "Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater" - Vonnegut à travers le pauvre Eliot Rosewater - sorte de pendant messianique au Malachi Constant des "Sirènes de Titan" - message dont le destinataire principal, Kilgore Trout, est encore inconnu des lecteurs aguerri de Vonnegut. On le sait déjà, il sera l'un des protagonistes du très attendu "Abattoir 5", et de nouveau le lectorat français pourra nourrir l'impression, lors de l'édition de "R comme Rosewater" au Seuil en 1976, que Vonnegut tire à la ligne en développant sur un roman le personnage secondaire d'un précédent. Comme avec Howard W. Campbell, c'est le mouvement inverse qu'il faut considérer, "Abattoir 5" faisant office d'infundibulum aux écrits qui l'auront précédé.

C'est par l'apparition de Trout, et son rôle de mentor involontaire, que Vonnegut garde ici un pied dans la science-fiction. Peine perdue peut-être pour le lectorat français, l'ouvrage ne sera même pas référencé dans les rubriques habituelles de Fiction... Vonnegut développera d'avantage le personnage de Kilgore Trout, le plus talentueux des auteurs de S.F., et le plus mal servi par les éditeurs aussi, dans "Le breakfast du champion" (1973).

Quatrième de couverture de l'édition au Seuil, collection Fiction & Cie, sous le titre "R comme Rosewater !" :

" Il se pourrait bien que Vonnegut soit la conscience - légèrement ambiguë - d'une Amérike complètement sinoke : il s'est fait le gardien de ses débordements les plus infektieux, comme d'autres se font huissiers ou pêcheurs de perles. Il a entouré la Bête d'un réseau de boîtes de soupe Campbell vides, il lâche sur elle des troupeaux de bergers allemands apatrides et il barbouille de Ketchup la moindre de ses institutions.
A l'hystérie du vieil animal libéral, il réplique par un chahut verbal burlesque, hypercoloré, bafoueur, woody-allenien à souhaits, helzapopinesque comme c'est pas permis, en un mot : vonneguteux (les jeunes des States disent : vonnegutsy). Après la guerre (Abattoir 5), la science débilo-sénile (Le Berceau du chat), la société surfaite (Le Breakfast du champion), ce sont les institutions de bienfaisance (en termes vonneguteux : si l'on ne prête qu'aux riches, on ne prend qu'aux pauvres ! ) qui lui servent de cible : Eliot Rosewater, 46 ans, président de la Fondation Rosewater et mécène suave de Rosewater City est un joyeux imbécile plein d'humour (involontaire) et d'argent (hérité).
Son rêve : être le big chief des pompiers ; obsession principale : se prend pour Hamlet (c'est pas grave ! ) ; sa passion : semer le bordel au téléphone (et comment ! ) ; sa seule admiration : Kilgore Trout, "auteur de 87 livres de poche" , bien connu des lecteurs de Vonnegut ; son destin : berner tout le monde, son sénateur de père, sa gourde de femme, ses faux-jetons de comptables. Bref : s'envoyer en l'air en faisant la nique (la nike ? ) au Grand Kapital, à la propriété privée, aux lois sur l'héritage...
Petite précision : R comme Rosewater est le livre le plus drôle que l'Amérique nous ait envoyé depuis longtemps. "
Nous proposons ici la réédition datée de 2014 aux éditions Gallmeister, sous le titre "Dieu vous bénisse monsieur Rosewater".

Abattoir 5 - 1967 (VF 1971)

C'est véritablement avec cet ouvrage que Vonnegut gagne ses lettres de noblesse, tant aux Etats-Unis qu'en France. Synthèse de tous ses ouvrages précédents, Vonnegut s'attaque enfin directement à son propre traumatisme - le bombardement de Dresde dont il fut le témoin direct - sans pour autant tomber dans l'ornière d'une autobiographie complaisante ou larmoyante. L'absurdité ne réside pas tant dans la destruction de masse des populations civiles en temps de guerre, que dans l'âge de ceux qui la font, ou du moins la subissent en tant que soldats : ni plus ni moins des enfants. L'ouvrage est ainsi sous-titré : La croisade des enfants

La recension d'"Abattoir 5" dans le numéro 214 de Fiction (Octobre 1971) par Jean-Pierre Andrevon :

" Abattoir 5 n'est pas une histoire de science-fiction. « C'est une histoire vraie, plus ou moins. Tout ce qui touche à la guerre, en tout cas, n'est pas loin de la vérité. J'ai réellement connu un gars qu'on a fusillé à Dresde pour avoir pris une théière qui ne lui appartenait pas. Ainsi qu'un autre qui menaçait de faire descendre ses ennemis personnels par des tueurs à la fin des hostilités. Et ainsi de suite... » (p. 11). Mais c'est une histoire qui tourne autour de la SF, qui y emprunte certains thèmes, qui passe par certains de ses détours. Mais en les survolant, sans avoir l'air d'y toucher, ou alors à la manière de gags — comme celui du temps inversé, cher à Philip K. Dick, et qui ne fait ici que l'objet d'une trentaine de lignes du genre : « La formation survole à contre-courant une ville allemande en flammes. Les bombardiers ouvrent leur trappe, déploient un magnétisme miraculeux qui réduit les incendies. les ramasse dans des cylindres d'acier et enfourne ceux-ci dans le ventre des coucous. (...) Quand les bombardiers regagnent leurs bases, les cylindres d'acier sont ôtés des râteliers et réexpédiés aux Etats-Unis où les usines tournant nuit et jour pour les démanteler et séparer les dangereux composants, les réduisant à l'état de minéraux. (...) Puis on envoie ces minéraux à des spécialistes, dans des régions lointaines, il s'agit pour eux de les enfouir, de les dissimuler habilement, afin qu'ils ne puissent jamais plus nuire à personne. » (p.71).

Un extrait de la pièce "Tabula Rasa" (2010) reprenant ce texte de Vonnegut.

 En réalité, et on l'aura compris à ces quelques extraits, Abattoir 5 est un livre sur l'Amérique et sur la guerre — deux notions qui peuvent difficilement être séparées, surtout si le terme guerre évoque la violence à l'état brut, à l'état « sauvage », la violence absurde, aveugle, incompréhensible. Kurt Vonnegut y met l'accent dès la deuxième phrase de son roman : oui, il a réellement connu un gars qu'on a fusillé parce qu'il avait volé une théière... Et lorsqu'on fusille pour une théière, le fond de l'horreur n'est-il pas atteint par l'absurde ? De toute façon, la notion de violence transcende considérablement celle de guerre — qui n'est que la contraction spatiale et temporelle d'une violence particulièrement exacerbée. La guerre de 1939/45, justement, qui est, sinon le sujet du livre, tout au moins son « objet », n'est là que comme un point de repère, d'éclatement, de conjonction de lignes de force. Mais la violence ne s'est pas arrêtée avec la fin de la guerre, avec cette guerre-là :

« Robert Kennedy dont la maison de vacances est située à quatorze kilomètres de celle où j'habite toute l'année a été atteint d'une balle il y a quarante-huit heures. Il est mort hier soir. C'est la vie.
Martin, Luther King a été abattu le mois dernier. Lui aussi est mort. C'est la vie.
Et chaque jour mon gouvernement me communique le décompte des cadavres que l'art militaire fait fleurir au Vietnam. C'est la vie.
Mon père s'est éteint, ça fait des années maintenant, de mort naturelle. C'est la vie. C'était un brave homme. Et un mordu des armes à feu. Il m'a légué ses pistolets. Qu'ils rouillent en paix.« (p.185).
Et, à ce stade de violence perpétuelle, qui se déploie dans l'espace et dans, le temps, qui se révèle dans le comportement, dans les objets mêmes, on touche bien à une forme particulière d'absurde, donc finalement à une sorte de science-fiction. Une science-fiction certes vécue, mais dont les composants paraissent si effroyables qu'on parvient, par un réflexe d'autodéfense, à n'y plus croire du tout.
Ainsi, Abattoir 5 se voulait, dans son projet, être le récit de l'anéantissement de Dresde, auquel l'auteur, Kurt Vonnegut, avait assisté alors qu'il était jeune soldat. Dresde est une ville allemande. Au début de 1945, elle avait été déclarée « ville ouverte », n'abritait aucune troupe, ne possédait aucune usine d'armement. Elle n'était habitée que par des civils et des prisonniers alliés. Pourtant, dans la nuit du 13 février, les bombardiers américains ont rayé la ville de la carte en y lâchant je ne sais plus combien de tonnes de bombes. I ! y a eu 135 000 morts, tous civils, à peu près deux fois plus qu'à Hiroshima. Pourquoi ce bombardement de Dresde ? On ne l'a jamais su exactement. Secret d'état-major. C'est comme ça. C'était la guerre, il fallait en hâter la fin...
Mais cette horrible tragédie, Kurt Vonnegut, malgré les appels pressants de son éditeur, ne parvient pas, même vingt ans après, à y retourner, fût-ce en mémoire, fût-ce par écrit. Du moins pas en personne. Alors il s'invente un double, Billy Pèlerin, soldat comme lui, et qu'un hasard funeste a placé à Dresde cette horrible nuit du 13 février 1945.
Seulement, même dans un roman « plus ou moins vrai » qui commence par :
« Ecoutez, écoutez, Billy Pèlerin a décollé du temps »
et qui finit sur trois notes d'oiseau moqueur :
« Cui-cui-cui ? »
il n'est pas facile de se replonger dans l'horreur. Alors Kurt Vonnegut va rôder autour de l'épicentre de la tragédie, il va tourner autour dans le temps, tracer autour d'elle des cercles concentriques de plus en plus étroits, en louchant du côté de l'ouragan de feu, mais sans jamais y pénétrer vraiment. Le livre s'achève (roman à peu près vrai, souvenirs fictifs) alors que nous avons à peine posé le pied dans Dresde, alors que nous n'aurons même pas assisté à l'exécution de ce « pauvre Edgar Derby » fusillé pour une théière, dont l'annonce du triste sort est pourtant rappelée à peu près toutes les deux pages.
Le livre est ainsi constamment soumis à une curieuse oscillation temporelle, effet de balancier qui rejette Billy Pèlerin dans le futur ou dans le passé aussitôt que le cours du récit l'amène trop près du 13 février mortel. Technique du roman moderne, bien sûr, mais plus que cela : technique imposée par cette horreur de l'horreur qui fige la plume du romancier dès qu'il veut aborder la pièce centrale de son livre, et qui trouve sa justification seconde dans les fantasmes de Billy Pèlerin, qui a eu la révélation que la mort n'existe pas, que l'existence se mord la queue, qu'elle n'est qu'une perpétuelle errance circulaire à travers tous les instants de la vie éternellement revécus.
C'est un moyen comme un autre de lutter contre la mort, de se convaincre que la mort n'existe pas. De s'en débarrasser : à défaut d'effacer la violence, on peut toujours éluder son effet le plus direct. De là cette expression qui revient, comme une ritournelle, souligner les passages les plus tragiques : « C'est la vie. » Et tout le reste, toutes les enjolivures (Billy Pélerin enlevé par une soucoupe volante et exposé dans un zoo de la planète Tralfamadore en compagnie de la pulpeuse vedette de cinéma Montana Patachon ; la rencontre avec le mythique auteur de science-fiction Kilgore Trout, dont l'œuvre colossale et absolument inconnue, sauf d'un seul fan, est d'une inspiration aussi rebattue et aussi minable que l'aventure de Billy sur Tralfamadore), tout cela n'est là que pour reculer l'inéluctable, pour le nier, manière de se dire : la guerre, la mort... ce n'est que de la science-fiction, cela n'existe pas. Sur Tralfamadore au moins, on ne meurt jamais, non plus que dans les livres.
C'est dire que le roman de Kurt Vonnegut est profondément amer, acerbe, et comme tel prodigieusement drôle aussi, d'une drôlerie fatiguée et morne qui fait penser un peu à Leiber, un peu à Sturgeon — et qui donc est profondément américaine, mais à la manière de ces Américains fatigués de l'Amérique — et qui finalement appartient en propre à Kurt Vonnegut Jr. Il faut se souvenir qu'on trouvait déjà ces qualités au service d'une intrigue très classiquement SF, mais déjà contestataire, dans son roman Les sirènes de Titan, publié il y a une dizaine d'années dans Présence du Futur, et qui n'a peut-être pas eu tout le succès qu'il méritait. On peut en profiter pour relire cette satire féroce de l'armée, de la publicité, de l'argent, après avoir savouré en connaisseur Abattoir 5 — un chef-d'œuvre de la littérature actuelle, toutes barrières de genre abattues. "
Jean-Pierre ANDREVON


Le breakfast du champion - 1973 (VF 1974)
 
Il était temps, après avoir eu malgré lui l'ascendant sur Eliot Rosewater et Billy Pilgrim, que Kilgore Trout se mette à réaliser l'influence qu'il exerce sur ses lecteurs - tout comme Vonnegut. Son septième roman plonge dans la meta-fiction avec bonheur : Kilgore Trout comprend sa condition d'être de papier, tous ses congénères ne sont que des êtres plus ou moins écrits dont les actes suivent un plan souvent absurde... et ensuite ?
Il s'agit peut-être là du plus léger roman de Vonnegut, et les six années qui le séparent du précédent n'en font pas pour autant l'ouvrage de la maturité. Car on dirait que Vonnegut se parodie, s'amuse avec les codes et les décors qu'il avait lui-même patiemment posés d'ouvrage en ouvrage. Comme s'il n'y croyait finalement plus, ou qu'il désirâsse mettre fin au jeu de dupes qu'est la fiction.
L'ensemble est pourtant toujours très drôle, et ici l'humour s'accommode même d'un jeu de petits dessins qui parsèment le récit sur un rythme soutenu - et souvent un dessin vaut en effet mieux qu'un discours. Voici donc une oeuvre singulière, initialement publiée aux Editions du Seuil, puis reprise dans la collection de poche J'ai Lu. Elle sera retraduite et rééditée chez Gallmeister en 2014 sous le titre "Le petit-déjeuner des champions".
 
La recension du "Breakfast des champions" parue dans Fiction n°256 (Avril 1975), toujours par Jean-Pierre Andrevon :
" Septième ouvrage de Kurt Vonnegut. Le breakfast du champion (1972) est dans la ligne du Berceau du chat (1963) et d'Abattoir 5 (1969) : c'est-à-dire que, sous un mince artifice de loufoquerie fantastique (ici l'introduction de « substances chimiques nocives » dans un cerveau humain, ce qui rend son propriétaire fou furieux), il ne parle de rien d'autre que de notre monde — ce qui n'est pas si mal. Notre monde dingue-dingue-dingue, bien sûr : ce pourquoi le soupçon de folie qui prend Dwayne Hoover au cerveau et l'amène à cogner sur le museau de quelques-uns de ses concitoyens est parfaitement à sa place dans ce roman, dont il peut être considéré comme la synecdoque, ou le point nodal...
     Roman ? Non car Le breakfast du champion n'a ni commencement ni fin, ni queue ni tête, ni tambour ni trompette. Et ainsi de suite. (Comme l'écrit Vonnegut toutes les deux lignes.) Se préoccuper de fin et de commencement, de tête et de queue (encore qu'une certaine insistance à nous faire connaître les mensurations du pénis de tous ses personnages...), c'est bien au-dessus des aspirations de Vonnegut. Le monde étant composé de fous (ou de robots programmés pour une folie générale, incurable, définitive), pourquoi écrire à l'intention de ces fous un livre qui aurait un sens quelconque ? Aussi, de sens, le... roman de M. Vonnegut n'a que celui de l'Histoire en marche (ou de l'air du temps respiré d'une narine perspicace, dédaigneuse, ironique), qu'il reflète fidèlement, comme en un miroir, pour les beaux yeux de ces fous (ou de ces robots programmés) que nous sommes. nous pauvres lecteurs.
     M. Vonnegut (je tiens au « monsieur », qui précise bien que le susnommé est une individualité respectable et doué du libre-arbitre qui nous fait défaut) a déjà consacré deux romans au massacre — notre plus belle conquête : Le berceau du chat c'était Hiroshima, Abattoir 5, Dresde. C'est bien suffisant (a-t-il dû penser). Les massacres continuant gaiement (preuve qu'un livre ne peut rien changer à rien — ce dont on se serait bien douté, tout fous que nous sommes...), M. Vonnegut s'est borné cette fois à inscrire dans son miroir (qu'il appelle un vide, à la mesure de notre pensée quand on se regarde dedans, sans doute) quelques-unes de nos bêtises, de nos tares : la bagnole considérée comme un des beaux-arts. le sexe comme un moyen de se pousser du col, le lynchage des Nègres comme un passe-temps amusant, la pollution comme un spectacle pittoresque, la vénération de la culture comme le fin fond de l'imbécillité...
     En fait, le portrait qu'il trace ici de l'existence de la bête verticale est si schématique qu'il se pourrait très bien qu'il ait été fait, non pour le supposé modèle, mais pour des créatures d'une autre galaxie qui auraient ainsi une idée vague mais juste de la vie sur cette misérable planète appelée Terre. M. Vonnegut serait alors un écrivain de science-fiction natif de la nébuleuse d'Andromède, qui aurait inventé de toute pièce, pour les Andromédiens, un monde absurde, logique, et absolument dégoûtant, M. Vonnegut serait le Sheckley d'Andromède que je n'en serais point étonné. S'expliquerait en tout cas la présence de tous ces dessins (de l'auteur) qui parsèment l'ouvrage (un camion, un mouton, un serpent, un « castor bouche-ouverte » 1, une chaise électrique, etc.), et qui ne seraient alors là que pour préciser dans l'esprit des lecteurs andromédiens certains détails de la vie terrestre, sans pour cela que l'auteur ait à sacrifier à ces oiseuses descriptions qui alourdissent d'ordinaire les romans de science-fiction — même sur Andromède.
     Un des personnages principaux du livre est d'ailleurs lui-même écrivain de SF : c'est Kilgore Trout, bien connu depuis Abattoir 5. C'est une piste qui va en droite ligne vers mon hypothèse. L'auteur en personne intervient en outre dans le déroulement de son ouvrage, pour bien montrer qui est le patron dans ce foutu bordel : lui, et pas nous, pauvres créatures de papier. C'est une autre piste. On n'en manque pas, dans Le Breakfast du champion. On n'en manque même si peu qu'elles ont tendance à s'embrouiller, et que l'hardie hypothèse construite quelques lignes plus haut n'est peut-être que le résultat de la surchauffe des cellules grises d'un critique au dernier degré de l'éthylisme. Allez savoir ! Et puis quelle importance, au fond ; nous sommes tous des robots programmés pour lire le bouquin de M. Vonnegut Kurt Jr., il ne nous a créés que pour ça. On n'y coupera pas, et on a bien de la chance : qu'est-ce qu'il est bon, le bouquin de M. Jr. Vonnegut Kurt ! Et qu'est-ce qu'il est marrant !

     P.S. : Je suis programmé pour écrire ça, alors..."
Note :

1. II est impossible de préciser ce qu'est un castor bouche-ouverte dans une revue qui s'adresse pour une part à des moins de 18 ans.

Jean-Pierre ANDREVON

 

Pour terminer cet hommage, et bien qu'il manque à ce panégyrique tous les ouvrages qui suivent "Le breakfast du champion", j'aimerais saluer ici, en ce 11 Novembre 2022, l'infatigable travail titanesque des continuateurs de

" L'Univers Etrange et Merveilleux du Fantastique et de la Science-Fiction " : MuadDib for ever...

qui fêtent aujourd'hui leurs 11 années d'existence. Ce blog est une merveille de recensement et de préservation du cinéma dit "de genre", mais pas que, accompagné d'un inestimable service de remise en ligne de films introuvables, de mise en place de versions sous-titrées qui n'existent nulle part ailleurs, de fiches complètes et d'un espace de commentaires souvent passionants... Vous pouvez par exemple, et pour raccorder à notre sujet de ce jour, y (re)découvrir l'adaptation cinématographique que George Roy Hill avait réussi de l'oeuvre phare de Vonnegut, "Abattoir 5", et c'est ICI !

Longue vie à l'UFSF ! Joyeux anniversaire à vous, Polo, Radis Noir, Patrick, et tous les autres...

ET encore... Joyeux anniversaire, Kurt, mon ami, tout en haut de ma bibliothèque, toujours à disposition tant j'aime à te relire régulièrement.


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