26 juillet, 2023

Fiction n°045 – Août 1957

Petit traité de pantropie appliquée à l’ouverture de ce numéro de l’été 1957 de Fiction, avec James Blish comme ingénieur du concept, le tout assaisonné de nombreux textes restés sans publication depuis, et d’auteurs filant comme des comètes.

Sommaire du Numéro 45 :


NOUVELLES

 

1 - James BLISH, Survivance (Seeding Program / A Time to Survive, 1956), pages 3 à 51, nouvelle, trad. Régine VIVIER

2 - Cecil Scott FORESTER, Destin anticipé (Payment anticipated, 1956), pages 52 à 61, nouvelle, trad. Roger DURAND *

3 - Gérard KLEIN, Le Bord du chemin, pages 62 à 66, nouvelle

4 - Robert BLOCH, Cher fantôme ! (The Proper Spirit, 1957), pages 67 à 73, nouvelle, trad. Evelyne GEORGES

5 - Guy DeANGELIS, Porte à porte (Door to door, 1953), pages 74 à 85, nouvelle, trad. Bruno MARTIN *

6 - Gali NOSEK, Fée, pages 86 à 88, nouvelle *

7 - Tom GODWIN, Opération Opéra (Operation Opera, 1956), pages 89 à 99, nouvelle, trad. Evelyne GEORGES *

8 - Rodger LOWE, Qui est à la porte ? (Who's counting, 1955), pages 100 à 101, nouvelle, trad. Alex DIEUMORAIN *

9 - Michel CARROUGES, Une vache indomptable, pages 102 à 116, nouvelle *

 

CHRONIQUES


10 - Marcel BRION, En marge du récent festival de Bordeaux : L'Art Fantastique, pages 117 à 125, article *

11 - F. HODA, L'Homme rétréci, Maurice Renard et Richard Matheson, pages 127 à 129, article

12 - COLLECTIF, A propos de l'affaire Renard-Matheson. Enquête en forme de débat, pages 131 à 134, notes *

13 - Jacques BERGIER & Gérard KLEIN & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 135 à 138, critique(s)

14 - (non mentionné), Service Bibliographique Etranger, pages 139 à 141, article

 

* Texte  resté sans publication ultérieure à ce numéro.

Première nouvelle (et seule prépublication) du recueil "Semailles humaines" (qui paraîtra retraduite par Michel Deutsch dans la collection Galaxie Bis en 1968), Survivance, par James Blish, est une novella très "hard science" qui mérite qu'on s'y accroche. James Blish y pose le concept de pantropie, en l'opposant à celui de terraformation, et ébauche les problématiques que cela soulève. L'introduction à la nouvelle fait état de ce concept de "pantropie".

« Il paraît certain maintenant que les planètes du système solaire ne seront pas habitables par l'homme tel que nous le connaissons. Mais l'homme peut être modifié. Les plus grands biologistes, Jean Rostand en particulier, sont d'accord sur ce point. Ce sont les conséquences extraordinaires de la création d'une nouvelle espèce humaine qui nous sont décrites dans ce court roman. James Blish a exploré dans d'autres histoires le concept imaginé par lui de la « pantropie », c'est-à-dire de la science tendant à adapter génétiquement l'homme aux planètes. C'est l'origine même et le premier succès de la méthode pantropique qu'il a entrepris de relater ici. Il le fait en mêlant de façon passionnante les idées scientifiques, l'étude des caractères et l'aventure. »

En rendant à César ce qui revient à César, Blish s'offre même le luxe de citer l'auteur et philosophe Olaf Stapledon, le premier théoricien de la pantropie (1930 "Last and firts men" – VF en 1972 dans la collection Présence du futur n°155 : « Les derniers et les premiers », que nous vous proposons en bonus ici). Voici ce qu’en dit Blish :

" L'idée de modifier génétiquement le matériel humain de manière qu'il pût vivre sur les planètes telles quelles, plutôt que de procéder à une transformation des planètes pour les accommoder aux gens, remontait à Olaf Stapledon. Nombreux avaient été les écrivains à reprendre ce thème après lui. En fait, l'origine en était aussi vieille que Protée, et aussi profondément enfouie dans la mémoire humaine que le loup-garou, le vampire, les substitutions magiques d'enfants, la transmigration des âmes."

Nous verrons dans la suite des articles de ce numéro 45 posé le problème de la paternité des idées des auteurs de Science-Fiction, avec la polémique autour de Richard Matheson ayant pu plagier Maurice Renard.

Destin anticipé, par Cecil Scott Forester, est une bonne petite nouvelle très bien construite, fantastique de ton mais SF par son thème. Un bon cocktail sur un ton faussement détaché plutôt plaisant.

On retrouve le goût de Gérard Klein pour le décalage des perceptions, et entrevoir une autre façon d'appréhender le monde, dans Le bord du chemin. Et que celui qui n’aime pas lui jette la première pierre !

Petite nouvelle moins surprenante que les précédentes de Robert Bloch, Cher fantôme ! reste sympathique, au demeurant.

Fée, de Gali Nosek, est par contre une plainte un peu mièvre. Dommage.

Dans Qui est à la porte ? de Rodger Lowe, nous voilà avec un nouveau traducteur (Alex Dieumorain) mais une nouvelle bien trop courte pour qu'on adhère à l'enjeu. Dommage là aussi.

Confrontations d'esthètes avec Opération Opéra, de Tom Godwin ; ou : quand la morale terrienne se mêle d'art extraterrestre. Un débat sans fond et insoluble

Porte à porte, de Guy DeAngelis, propose une variation dans le style de « L'invasion des profanateurs » (Jack Finney), mais ici l'ambigüité sur la folie paranoïaque de la protagoniste principale est pleinement conservée, pour un résultat assez terrifiant.

Cocorico ! Dans Une vache indomptable, Michel Carrouges émet une distinction très intéressante entre voyager dans le temps et le côtoyer. Une règle qui rappelle "L'invention de Morel" de Bioy Casarès.

Suit un très bon article de l’érudit Marcel Brion, L'art fantastique, dont la suite paraîtra dans le n°46 du mois suivant. Ce sera décidemment la mode des articles en épisodes, avec une polémique rapportée par F. Hoda dans sa rubrique L'écran à quatre dimensions, ou comme nous l’indiquions en début de cet article, Richard Matheson est accusé par le fils de Maurice Renard d’avoir plagié « Un homme chez les microbes » dans son « Homme qui rétrécit ». En effet, cette polémique rebondira dans deux numéros suivants de Fiction (47 et 48).

Dans Ici, on désintègre !, la revue des livres qui clôt généralement la revue, Gérard Klein écrit, au détour d’une recension d’un ouvrage de Jacques Bergier :

« Jacques Bergier signale la possibilité présente de détruire sélectivement certaines plantes en en épargnant d'autres, et de transformer par exemple les jungles de l'Amazonie en grenier à riz ou à maïs de la terre entière, éliminant ainsi la faim qui ravage une moitié du monde et dont le spectre hante l'autre. »

Cela nous éclaire sur la mentalité et les urgences des années 1950, avec cette tragique méprise qui pose comme inutile pour la planète la forêt amazonienne en l'état. Le spectre de la faim occulte toute lucidité. Mais plus loin, Klein écrit :

« L'écologie enseigne que l'on ne détruit pas impunément les équilibres existants. »

Ah ! Tout de même !



Sans aucun rapport avec la contribution au réchauffement climatique lié aux "Bigs Datas", le PReFeG est heureux de constater avoir dépassé les 25 000 vues le 20 juillet 2023 ce qui double sa visibilité de l'année passée en deux fois moins de temps. Attention au décollage !!!

19 juillet, 2023

Fiction n°044 – Juillet 1957

Les brumes de la folie sont explorées dans tous leurs aspects, des plus déroutants aux plus psychanalytiques, pour un numéro de Fiction aujourd’hui tout juste âgé de 66 ans – et pas une ride !

Please right-clic me !

Sommaire du Numéro 44 :

NOUVELLES

 

1 - André COYPEL, Le Brouillard blanc, pages 3 à 6, nouvelle *

2 - Julia VERLANGER, Brouillard qui tue, pages 6 à 18, nouvelle *

3 - Daniel F. GALOUYE, L'Asile (Sanctuary, 1954), pages 19 à 47, nouvelle, trad. Bruno MARTIN

4 - Theodore STURGEON, Et voici les nouvelles... (And Now the News..., 1956), pages 48 à 65, nouvelle, trad. Bruno MARTIN

5 - Robert F. YOUNG, Poète, prends ton luth... (Emily and the Bards Sublime, 1956), pages 66 à 75, nouvelle, trad. Evelyne GEORGES

6 - Michel JANSEN, Weerwolf, pages 76 à 81, nouvelle

7 - Alan Edward NOURSE, Le Cobaye (The Expert Touch, 1955), pages 82 à 95, nouvelle, trad. Roger DURAND *

8 - Robert BLOCH, Ève au pays des merveilles (All on a Golden Afternoon, 1956), pages 96 à 118, nouvelle, trad. Jacqueline PERRIN & Michel PERRIN

 

CHRONIQUES


9 - Gérard KLEIN, Lewis Carroll, l'explorateur, ou les voies de l'imaginaire, pages 119 à 125, article *

10 - Alexandre KAZANTZEV, Préface à "Fahrenheit 451" de Ray Bradbury, pages 126 à 127, préface, trad. Jacques BERGIER

11 - Jacques BERGIER & Alain DORÉMIEUX & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 128 à 131, critique(s)

12 - Jacques BERGIER, La Critique des revues, pages 131 à 131, critique(s)

13 - (non mentionné), Service bibliographique étranger, pages 134 à 137, article

14 - F. HODA, Le Vingt-troisième siècle, pages 138 à 141, article

 

* Texte resté sans publication ultérieure à ce numéro.

On pense inévitablement au "Nuage pourpre" de M. P. Shiel en lisant Le brouillard blanc, de André Coypel. Ici, le récit est fait "de l'intérieur". Une nouvelle courte et efficace.

Fiction annonce son doublon : Brouillard qui tue, de Julia Verlanger est une bonne nouvelle d'épouvante, dans une ambiance provinciale bien rendue, mais peut-être un peu creuse quant à son contenu.

Et voici les nouvelles... Theodore Sturgeon décline son thème de l'inadapté social, en le confrontant au « réadaptateur » par essence : le psychiatre. Effet garanti pour une nouvelle à chute qu'on ne voit pas arriver.

Dans Poète, prends ton luth..., Robert F. Young, fin et cultivé, nous propose non seulement un regard avisé sur la modernité en marche, mais encore une alternative subtile à la déculturation. Ravissement de la démonstration que la poésie soit la vraie loi.

Avec Weerwolf, de Michel Jansen - Fiction nous annonce qu’il s’agit d’un pseudonyme de Jacques Van Herp – l’auteur belge nous propose un condensé d'enquête à la Harry Dickson. Van Herp sait recycler ses maîtres...

Le cobaye, par Alan E. Nourse, nous propose une bonne ambiance psychiatrique, mais il y manque un peu de l'expérience intérieure du cobaye pour faire décoller le tout. Appréciable tout de même.

Dans Ève au pays des merveilles Robert Bloch pose une riche idée qui ouvrirait sur une infinité de possibilités, et cette intuition déjà croisée chez James E. Gunn que les mathématiques pourraient être l'écriture de la magie. Du Robert Bloch pour une fois sans suspens ni épouvante, mais de l'humour et de l'inspiration.

« Le rêve individuel est faible. Mais couchez-le sur le papier, partagez-le avec d'autres et vous verrez son potentiel s'accroître considérablement. En se combinant, les charges d'électricité tendent à créer un plan permanent, un continuum de rêve, si vous le voulez bien. » 

On pourra retrouver cette idée dans la B.D. Providence de Alan Moore et Jacen Burrows (oú il est question de faire advenir l'univers de Lovecraft).

Côté articles et chroniques, Jacques Bergier propose une traduction d’une Préface à « Fahrenheit 451 » parue en URSS. On ne comprend toutefois pas bien la retenue de Bergier dans sa présentation . Cette préface est honnête mais n'a rien d'exceptionnel non plus.

Deux extraits pour finir de vous allécher. Dans la revue des livres, on lira :

« M. René Poirier raconte l'histoire d'un prophète moderne, un évangéliste américain nommé John Hendricks, mort en 1903 et qui, un jour, prêchant à l'emplacement de la future cité d'Oakridge la décrivit dans tous les détails. Il annonça même qu'on y fabriquerait une bombe qui mettrait fin à la plus grande guerre qu'il y ait jamais eue… »

Outre qu'on puisse se demander ce qu'un prêcheur pouvait bien faire à l'emplacement d'une future ville (dans le désert ?), encore une fois, évoquons Alan Moore et son étonnant roman « Jerusalem ». Moore y postule la possibilité d'entrevoir les temps passés et futurs d'un lieu à condition de ne pas en bouger spatialement.

Un gros morceau à présent : Lewis Carroll, l'explorateur, ou les voies de l'imaginaire, signé Gérard Klein. L’intégralité de cet article est aussi reproduit sur le site (malheureusement sur pause) quarante-deux.org (ici), mais l’introduction à elle seule est très intéressante sur un plan structuraliste, et replace la S.F.dans cette quête d'un monde où prévaut "l'infinité des possibles ".

Ce fut pour une large part la faute de Christophe Colomb. N'essayez pas de croire qu'il avait des circonstances atténuantes ou qu'un hasard malheureux le poussa dans cette direction désastreuse. Non. Ce fut bien sa façon de penser qui fut fautive. Ce fut bien Colomb qui déclencha l'effondrement du premier monde imaginaire. Honnie soit sa mémoire pour le meurtre des chimères.

Deux mille cinq cents ans plus tôt, le réel vivait de plain-pied avec l'imaginaire. L'inconnu commençait au-delà de la ligne des collines. Des êtres de feu dansaient juste en deçà de la grande rivière et à deux jours de marche, vers le nord, s'étendait le pays blanc des licornes. On pouvait y croire, somme toute. Personne n'avait été y voir. L'homme peuplait un immense damier où tout était possible. L'étrangeté était habituelle. Pourquoi la distance n'aurait-elle pas renforcé la différence et finalement sécrété le surnaturel ?

Du reste, les meilleurs témoignages concordaient. L'océanographe bien connu, Ulysse, nous a transmis par la plume de son biographe, Homère, bon nombre d'observations du plus haut intérêt scientifique. Il existait alors assez d'îles dans la Méditerranée pour abriter quelques dieux, quelques sirènes et quelques monstres. La surpopulation n'était pas telle qu'on dut les nier pour s'installer à leur place. On pouvait faire bon voisinage avec les gorgones et, le cas échéant, conclure de fructueux traités commerciaux avec le Minotaure. La volonté d'émerveillement faisait déjà place à la volonté d'effroi. Dans les premiers temps, l'homme en savait trop peu sur son habitat pour chercher à s'y accrocher et pour ne pas ménager ses voisins, même imaginaires ; une bonne façon de ne pas se faire d'illusions est de prévoir le pire. Mais le pire cesse rapidement de l'être, à moins qu'il ne se réfugie perpétuellement dans l'inconnu. Heureusement pour la curiosité et l'effroi, la Terre était, en ce temps, illimitée. Et sa connaissance était assez brumeuse pour que le fantastique puisse cohabiter avec le réel à la faveur de l'imagination.

Vinrent les Romains. Ils n'aimaient pas le fantastique. Ils étaient trop superstitieux pour y prendre goût. Ils voulaient bien croire aux fantômes, mais non à d'autres êtres capables de leur ravir l'empire du monde. Ils avaient surtout la manie de dresser des cartes et de découper la Terre en districts. Il n'y eut plus bientôt de place nulle part sur les bords de leur mer tiède pour le moindre petit être inquiétant né d'une cervelle égyptienne ou crétoise.

Mais la Terre était vaste encore. Le fantastique se réfugia dans le nord. Des populations nouvelles et mythiques surgirent. Des légions de nains sortirent des grandes forêts, où il restait assez de brouillard pour abriter une population inquiétante et croissante.

Puis ce furent les grandes années. Tandis que les forêts tombaient et que s'évanouissaient les nixes, les regards se portaient vers l'ouest et l'océan, et vers l'est et les terres tout aussi indéfinies de l'orient. On racontait d'étranges choses. Tout était probable. La Terre, plate, s'étendait au-delà de tout ce que l'esprit pouvait rêver. Et sous d'innombrables et variées constellations, des cités de verre s'élevaient, peuplées d'hommes bigarrés dont l'œil unique brillait d'un éclat fixe et insoutenable ; dans ce pays lointain, très au-delà des montagnes d'émeraude dont parle Hérodote et que cite Pline en se référant à une tradition presque oubliée des Égyptiens eux-mêmes, poussait l'arbre de vie ; en cet autre les plantes portaient en guise de fruit des gemmes. Tous les souhaits du corps et de l'esprit se trouvaient réalisés en quelque endroit lointain. Ce devait être une étrange et excitante sensation que de percevoir la Terre vaste à l'infini autour de soi, et le mouvement de ces peuples lointains et différents, et la houle anonyme de vaisseaux inconnus transmise après des siècles de voyage aux rivages aquitains par un océan plan, ainsi que nous arrive la lumière portée par les flots et l'écume du temps ; et les maléfices de ces êtres plus puissants que l'homme et l'avisant de ne point pénétrer en leur domaine, et dont on pouvait tout juste brûler les émissaires humains ; et l'immense rectitude de ces routes imaginaires conduisant, en une progression sans borne, à un ailleurs toujours reculé. Les Romains avaient éprouvé le besoin du monde fermé, enclos, protégé. Mais jamais, ils n'avaient pu éliminer la vague angoisse de l'inattendu qui peut surgir aux frontières. Et voilà que les murailles explosaient. Il était temps de tout craindre et de tout espérer. Il suffisait de se déplacer un peu pour découvrir les pays impensables.

Vint Colomb, qui se déplaça. Lorsqu'il toucha l'autre rive océane, des palais de cristal s'effondrèrent en silence. Lorsqu'il revint, les légendes sur le bout de la Terre devinrent de simples souvenirs. La Terre était ronde, c'était une chose entendue. Elle était limitée, on pouvait l'explorer, la parcourir pas à pas, éliminant les moindres traces, les derniers relents de cette longue cohabitation de l'homme et des êtres nés de son esprit. On ne pouvait plus croire au fantastique. Un monde limité n'engendre qu'une capacité limitée d'étonnement. Pendant plusieurs siècles, la Terre fut le paradis des géographes et des naturalistes. Les écrivains ne s'occupèrent plus que d'eux-mêmes. C'était une façon de perdre confiance en la richesse du possible. On sait le triste état de choses qui en résulta. Seuls les mathématiciens faisaient encore preuve, avec un courage inchangé par des événements qu'ils ignoraient, d'un reste de fantaisie.

Il n'était guère qu'un esprit aventureux qui pût tirer l'humanité de ce pot au noir. À l'explosion intellectuelle qu'avait entraînée la découverte d'immenses continents, succédait lentement l'industrieuse monotonie des pays sans illusions. Colomb et ses successeurs avaient démontré qu'il n'y avait nulle part sur la Terre de place pour le fantastique. Du moins l'avaient-ils fait croire. Quelques tentatives timides avaient bien eu pour objet de réintroduire des êtres étrangers au monde humain au sein de celui-ci. Mais les ficelles des Märchen allemands, du conte de fées français, puis du roman noir anglais étaient trop apparentes ; les véritables rêveurs n'ont pas l'humour de se dire : tout cela n'est rien, je vais me réveiller dans un instant.

Que pouvait-on donc introduire dans un monde supposé entièrement connu ? Rien, sinon quelques variations dans le détail. L'esprit piétinait, aussi sûrement emprisonné à l'extérieur d'une sphère qu'il l'eût été à l'intérieur. La situation était sans issue. On avait dérobé à la planète l'une de ses dimensions nécessaires, celle de l'infinité des possibles.

Plus avant, on pourra lire aussi :

Ce monde fantastique abstrait, résultat d'une longue évolution qui conduisit de l'Odyssée au Wonderland, a si bien pénétré notre manière de penser et excité notre curiosité qu'il a fini par modeler certaines de nos attitudes scientifiques.

Voilà bien le débat sur la responsabilité de la fiction. Mais à vouloir y voir la source unique des idéologies, on l'expose aussi à son éradication (voir les polémiques autour de la cancel culture). Kurt Vonnegut pose bien le problème dans son Breakfast des champions : il n'y a guère qu'un déséquilibre de l'esprit pour faire prendre la fiction pour la réalité, et l'imaginaire pour un dogme.

Un très bon texte de Gérard Klein, donc, qui par le biais de Lewis Carroll renvoie les littératures de l'imaginaire à leur capacité à nous surprendre (et notre ouverture d'esprit à celle d'accepter être surpris).

Une dernière note, à propos de ce passage :

Lewis Padgett lui a emprunté les éléments de son étonnante nouvelle « Tout smouales étaient les borogoves », où il exprime l'idée que dans la première strophe du « Jabberwocky » se cache la clé de portes béant sur d'autres dimensions, que seuls les enfants peuvent atteindre.

La nouvelle en question, traduite par Boris Vian et signée par le pseudonyme collectif de Henry Kuttner et Catherine L. Moore, est publiée, entre autres, dans l'anthologie : "Histoires de la 4ème dimension" (Livre de poche). Au cinéma ou à la télévision, une adaptation française de 1970, sur le site (payant) de l'INA est visible ICI, et une autre adaptation plus récente (2007) se retrouve chez nos insurpassables archivistes de l'UFSF ICI.

 

14 juillet, 2023

Cadeau bonus : « La route étoilée » - Poul Anderson 1956 (VF 1974)

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En ce jour d’élan patriotique national, le PReFeG a choisi de vous proposer une spéculation sur notre galaxie en tant que patrie, sous la plume de Poul ANDERSON, avec le désormais introuvable « La route étoilée », paru en 1974 dans la collection Le Masque Science-Fiction (n°5), traduit par Collin Delavaud (de l’équipe de la revue « Satellite »). Daté de 1956, il est en effet l’un des premiers romans de l’auteur américain (à priori le cinquième) qui déploie déjà son talent, ses grands thèmes, et son esprit particulièrement ambivalent : humaniste et anthropocentré, sociologique et libéral, conservateur et progressiste, colon et tolérant.

Comme il l’écrit dans ce roman : « L'utopie, c'est deux rêves qui se contredisent » (Chapitre XVIII). Cette ambivalence fait de Poul Anderson un auteur toujours passionnant à suivre, doté - de plus - d’un talent simple et efficace pour l’intrigue, la narration et la description, et nous confronte parfois à des points de vue qui donnent à penser et nous pousse à sortir d’une forme d’entre-soi que la science-fiction dite « de gauche », du moins « lanceuse d’alerte », a parfois du mal à dépasser pour atteindre l’universel de la littérature.

QUATRIEME DE COUVERTURE – Le Masque Science-Fiction :

Le ciel était plein de machines aériennes qui profilaient leurs ovales brillants sur le bleu intense. Trevelyan laissa son pilotage automatique le guider dans l'intense circulation à quatre niveaux et alluma une cigarette. A cette époque la Terre et son atmosphère fourmillaient de mouvement. Peu de gens restaient en place ; comment l'eussent-ils fait, puisque par exemple, un individu pouvait parfaitement avoir son travail en Afrique, habiter (provisoirement sans doute) en Amérique du Sud, et projeter de passer ses vacances sur une plage arctique avec ses amis australiens et chinois ? Même les colons interstellaires, si primitifs qu'ils fussent, tendaient à se disperser sur toute l'étendue de leurs planètes.

 

Poul Anderson né en 1926, compte parmi les auteurs américains les plus prolifiques. Entre autres sagas il écrivit La patrouille du temps et Les aventures de Flandry, un James Bond galactique. La route étoilée appartient à un autre cycle : celui des marchands qui assurent les communications entre les divers systèmes et dont la guilde s'oppose souvent aux divers gouvernements.

(Jacques Van Herp.)

On aura noté depuis les premiers numéros de Fiction et de Galaxie la présence régulière de Poul Anderson. Le numéro 40 de Fiction lui consacre même un article de fond (« Poul Anderson – barde du futur », sous la plume de Richard Chomet) que l’on pourra retrouver intégralement ici. Paru initialement en « hors-série » de la Revue « Satellite » en 1959, il faudra attendre 1974 pour voir « La route étoilée » rééditée à la Librairie des Champs-Elysées, dans la toute jeune collection « Le Masque Science-Fiction » dirigée par Jacques Van Herp.

Un roman parmi les premiers signés Poul Anderson, donc, et devenu introuvable autrement qu'en solderies en France. On y retrouve son écriture simple et efficace,  une intrigue bien ficelée aux enjeux intéressants, son goût aussi pour la spéculation sociale, de belles descriptions d'exoplanètes, et ce curieux attrait d'Anderson pour la vie à la dure, comme celle des conquérants vikings, qui représente sans doute pour lui un idéal de civilisation quand on lui adjoint des astronefs et l'immensité galactique pour terrain de jeu et de défis.

Reste toutefois à saluer la grande culture historique, philosophique et ethnologique d’Anderson, qui élève toujours vers le haut les productions S.F., surtout celles importées des Etats-Unis dans les années 50 (le « Golden Age » qui est surtout un âge d’Or de l’édition). En témoigne cet extrait :

— Quelle est pour vous la réalité véritable ?

— La vie, dit-elle en relevant les yeux. La vie qui est dans tout l'espace et dans tout le temps, les forces... le présent et le devenir qui se forment eux-mêmes...

Elle s'arrêta, comme impuissante à continuer, mais poursuivit :

— Votre langage ne possède pas les mots qu'il faudrait. Vous essayez de comprendre la vie comme si vous pouviez lui être extérieure ; mais vous ne pouvez pas : il ne s'agit pas de la comprendre ; il faut la connaître, la sentir, en faire partie, au lieu d'être enfermé dans la prison d'un squelette. Être elle-même, comme une rivière dont les vagues s'élèvent et s'abaissent, mais la rivière continue de couler.

Sean caressa les cheveux de la jeune fille.

— Vous dites d'étranges choses, chérie, chuchota-t-il en baisant la joue lisse et pale.

— Bergson ! prononça Trevelyan.

— Bergson ? questionna Nicky, levant les sourcils.

— Un philosophe de la Terre, d'il y a très longtemps. Les idées d'Ilaloa ressemblent beaucoup aux siennes. Mais je doute qu'il les poussait aussi loin qu'elle...

(Chapitre XII – Le cyclone)

 

La critique de Bernard Blanc dans le n°249 de Fiction (Septembre 1974) n'est pas dénuée d'humour et rapporte bien les qualités et les critiques relatives à cet ouvrage. Le mérite de cet article est aussi d’en appeler à d’autres œuvres et auteurs pour mettre en avant les qualités d’Anderson. On appréciera.

Ce n'est pas sans frayeur que nous voyons tomber, jour après jour, de nos ordinateurs intergalactiques la liste des rééditions, des nouveautés, des collections toutes jeunes. Puisqu'on ne me demande pas mon avis, je vous le donne : voilà une époque révolue, où l'amateur pouvait avoir le petit plaisir d'évoluer en marge des courants littéraires établis et de la politique de l'édition capitaliste. Il va falloir chercher ailleurs les sensations sensuelles du marginalisme. Nous voilà comblés, ô combien, nous voilà submergés comme dans nos rêves les plus fous, et ce n'est pas loin maintenant du cauchemar ! 1974 : un domaine de plus nous échappe, annexé par le Système-Marchand, fouillé, labouré, rentabilisé, le mot est lâché.

Il ne reste que le plaisir de voir reparaître quelques titres célèbres quasi mythiques, les premiers « Rayon Fantastique », les vieux français, les Américains de l'Age d'Or. Dans la lignée de La guerre contre le Rull (cf. Fiction 242), voici aujourd'hui un livre qui lui ressemble fort par le ton, voire l'idéologie : La route étoilée de Poul Anderson, initialement paru chez Spoutnik (euh ! pardon : Satellite) en 1959.

Le rappel de Van Vogt situe d'emblée le texte : mais Anderson écrit mieux. Ici, pas de failles dans l'intrigue — ça vient sans doute qu'elle est plus simple, mais ça vaut mieux qu'une complexité qui dépasse même son auteur ! Un space-opera classique, donc cosmos infini, mille planètes vierges, grands empires galactiques, races extraterrestres variables. De temps en temps, c'est doux de s'y replonger, mais ça dépend de l'état d'esprit du moment.

Le récit, dans la première moitié de l'ouvrage, fait penser, parfois aux dizaines de Fleuve Noir identiques que j'ai ingurgité. Ce n'est pas un compliment. Mais un Fleuve de la bonne veine, à l'écriture aisée, au scénario solide, à la psychologie pas très fouillée, mais vraisemblable. Ça rachète le début, largement. Et puis dans la seconde moitié, La route étoilée s'étoile vraiment, le récit enfle pour nous ouvrir une porte sur l'univers entier, il prend le ton épique, et donne à Anderson l'occasion de parler de plusieurs choses très philosophiques, moi j'appelle ça de l'idéologie. Finalement ce texte est significatif du passage de space-opera simple à la SF à problèmes, qui ne se contente plus de distraire, (voir à ce sujet la bonne analyse de Gattegno dans son « Que sais-je ? ») mais cherche à faire penser.

L'histoire est vite devinée, si l'on décrit les forces en présence : l'Union Galactique, c'est le domaine des humains. En marge, le peuple des Nomades qui reprennent à leur compte l'individualisme des anciens pirates, ou vikings. (Avec, en plus, l'attrait que ça peut avoir pour des lecteurs déjà intégrés qui s'identifient aux vagabonds, eux qui sont prisonniers de leur bureaucratie, de leur usine, etc...) Et enfin, loin devant, un peuple X, non-humain, qu'il faudra découvrir, tester, vaincre au besoin. C'est un canevas simple, mais efficace. Van Vogt se greffe bien là-dessus ; les auteurs veulent décrire le choc de deux civilisations fondamentalement différentes.

On sait que Poul Anderson est un écrivain de droite. J'ai donc été étonné par son message qui crispe et révolte beaucoup moins que celui du Rull van vogtien. Il sera ici question de conquête, mais sans lourds appareils militaires, sans esclavage, sans racisme, bref sans le fascisme répugnant de la conquête guerrière vantée à grand renfort de bonne conscience par le Rull de service et ses amis.

Vous me direz, s'il y a conquête, le résultat et la morale sont identiques. Comme je vous voyais venir, j'ai préparé une belle réponse : « Oui, mais conquête pacifique, ou plutôt lente intégration à double sens où perce une compréhension mutuelle des races. » Ça vous va ? Et avec une citation pour étayer le tout : « Il ne haïssait point les Aloriens ; au contraire il les appréciait de plus en plus. Si leurs réalisations disparaissaient du monde, celui-ci en serait partiellement obscurci. » (p. 220). Dans cette lutte d'influence, le sang ne coule qu'une fois, c'est déjà trop, mais préférable aux bains d'hémoglobine que les autres militaristes de la SF vantent en tridim. Et les responsables en état de légitime défense, sont conscients que « c'est mal. Ils n'auraient pas dû mourir d'une telle mort ». (248).

Ceci nous révèle, toutes proportions gardées bien sûr, un Anderson pacifiste et humaniste. D'aucuns diront que c'est encore plus dangereux, je ne les contredirai pas, loin de là. Mais à nous d'en voir les risques, de les dénoncer. A la conquête par le fusil-laser et la bombe atomique de poche proposée par Van Vogt, Anderson substitue une base d'ouverture réciproque. C'est que le Cosmos est grand, il y a bien de la place pour tout le monde !

Cette confrontation de deux races profondément différentes ramène à en décrire les fondements politiques, sociaux, spirituels. De là vient tout l'intérêt du livre. Du coup, Anderson se sépare d'un Van Vogt qui, lui ne cherche pas à comprendre, tire d'abord et s'explique ensuite. Anderson ne se laisse pas, cette fois-ci, emporter par ses instincts belliqueux. Il oublie son arme dans sa poche jusqu'à son prochain livre.

Le voilà donc qui se détourne de Van Vogt et se rapproche pour un temps de Simak, celui de A chacun ses dieux (Denoël, cf. Fiction 230). C'était à prévoir, puisque tous les humanismes se ressemblent. Comme dans Simak (et c'est le contraire qu'il faudrait dire, puisque le livre d'Anderson est largement antérieur à celui de Simak) l'auteur oppose deux conceptions de la vie : un extraterrestre explique aux humains : « Disons que la base de votre civilisation est mécanique, et celle de la nôtre, biologique. Ou encore que vous cherchez à dominer les choses, alors que nous souhaitons seulement de vivre comme une partie d'elles. » (p. 197). Ce sont des propos qui font écho à ceux de l'Ezwal qui vivait en accord total avec son environnement avant d'être planifié par les hommes de main de Van Vogt, écho aussi aux volontés des derniers habitants de la Terre chez Simak, et des tribus indiennes qui recommencent à vivre en contact étroit avec le milieu naturel.

Les idées sont identiques : la civilisation des extraterrestres décrits par Anderson « était d'ordre apollinien, c'est-à-dire harmonieuse, équilibrée et adaptée à son milieu » (p. 216). Les expressions elles-mêmes se ressemblent. Quand on aura trouvé chez Anderson et Simak le même épisode des arbres qui chantent, de la musique, de la nature au sens propre du terme, on se dira que Simak a lu et profité des leçons du livre d'Anderson. En tout cas, tous les deux s'en tirent bien : tableaux colorés et détaillés chez Simak, pleins d'humour aussi (qui manque à Anderson, c'est vrai) et magnifiques passages dans La route étoilée qui décrivent le ballet des saisons et des femmes extraterrestres, en un grand spectacle poétique et symbolique (les rythmes de la nature retrouvés par les rythmes de la danse, c'est l'art le plus panthéiste qui soit).

De même, ce thème de l'arbre vivant révèle ici d'étranges rapports avec Les maisons d'Iszm de Vance (Albin Michel). Il semble, cette fois, qu'Anderson se soit appuyé sur un texte paru avant le sien puisque le roman de Vance date de 1954. C'est gai de voir tous ces livres se mêler, modifier des thèmes-leitmotiv qui reviennent à quelques années d'intervalle... Les rapports ici sont évidents, puisque les maisons Aloriennes sont elles aussi des arbres vivants qui fournissent tout à leurs habitants vivant une sorte de symbiose. Et là, un petit tour par Vénus et l'arbre-maison que visite Gosseyn, dans Les joueurs du A, nous permettra de souligner la complexité et les prolongements de ce thème.

Sur un autre plan, ces symphonies forestières amènent une réflexion intéressante chez l'un des personnages : « On avait vu la vie et sa lutte et sa mort. L'immense réalité. Que demander de plus ? » (p. 214) De quoi faire réfléchir les tenants de l'art technologique, qui se masturbent avec des tonnes de plastique, de superstructures d'aluminium, d'ordinateurs musicaux, ceux qui n'imaginent plus l'expression artistique sans l'appareillage musclé des sciences et techniques. Ils ont pris le chemin du suicide de l'esprit par l'esprit. Loin des machines complexes de l'art moderne, il est utile que des voix prennent la défense de la simplicité naturelle en art, et c'est rare en SF il faut le souligner quand on peut : utile aussi que ça vienne de l'une des SF qui dépendent le plus de la science : le space-opera classique, inconcevable sans ordinateur et big fusées. Le souffle de la nature était déjà en germe il y a 20 ans, il est temps qu'il se développe, s'amplifie, fasse des adeptes : après Simak, c'est à Villaret que je pense (ses deux romans chez Denoël). Au passage, un coup de chapeau à l'Andrevon du Temps des grandes chasses (Denoël) qui a senti la nature de la même façon, même si son roman est dualiste jusqu'à la schématisation.

En tout cas, Anderson, après nous avoir bien montré et vanté cette civilisation naturelle, au point de nous faire rêver d'une SF écologique, nous fait retomber de haut. Aux toutes dernières pages du livre, le pavé : « Le monde est ce qu'il est, c'est en lui et avec lui qu'il nous faut vivre, et non pas avec le monde de notre idéal » (p. 222). La morale réactionnaire refait surface ; j'avais raison de me demander s'il pourrait tenir jusqu'à son prochain livre sur ce ton libertaire qui n'est pas dans ses habitudes. Non, il ne peut pas et reprend vite le masque du gros cadre « éclairé » qui veut bien passer un week-end dans la nature sauvage, mais juge ridicule, utopique et naïf d'abandonner l'usine et ce qu'elle représente dans la semaine. Et tout cela, au nom de la liberté, et quelle liberté ! Les humains se révoltent parce que les extraterrestres veulent les intégrer de force (mais en douceur, juste un petit coup de pouce, quoi, ils méritent bien ça, les hommes qui ont exterminé tant et tant de races...) et ils brandissent bien haut les grands principes qu'ils aiment voir respectés chez les autres, mais pas trop chez eux. « Il ne s'agit pas d'une question de morale. Nous voulons rester libres, c'est tout. » (p. 221) Si c'est la liberté de rebâtir un système technologique, la liberté de soumettre la nature au lieu de s'y intégrer, ils peuvent se la garder !

Il va sans dire qu'une telle attitude ne m'intéresse pas. Ce qui m'a retenu, au contraire, c'est la tentation très sensible pour cette vie des personnages d'Anderson. C'est bon signe, en tout cas, d'autant plus que ce livre a 20 ans d'âge, et que, depuis, la vie technologique a eu le temps de montrer sa rupture totale d'avec le milieu naturel, et ses absurdités criminelles. Il faut remercier Anderson de nous révéler ainsi en toute innocence les fantasmes et les rêves, à jamais inassouvis, de la classe dirigeante. Si à la fin des années cinquante les gens bien ancrés dans le Système regrettaient déjà la vraie vie, il doit s'en passer aujourd'hui des choses dans leurs crânes tout ridés ! Ils ne dorment sans doute plus beaucoup. Moi, je dors bien et je m'amuse des insomnies des autres !

Bernard BLANC

Fiction n°249 (9/1974)

En bref, un roman d’aventures spatiales enlevé, intelligent, qui par moment rappellera les derniers chapitres de « La sortie est au fond de l’espace » de Jacques Sternberg, l’humour en moins certes, mais une vivifiante soif d’aventures en contrepartie.

12 juillet, 2023

Fiction n°043 – Juin 1957

L’entrée du météore Stefan WUL dans le panthéon du PReFeG, et une excellente novella de Ward MOORE, tiennent le haut du pavé de ce numéro d’été 1957 de Fiction.

 

La lanterne fait phare pour l’epub !

Sommaire du Numéro 43 :

NOUVELLES

1 - Ward MOORE, Le Poids du mal (No Man Pursueth, 1956), pages 3 à 36, nouvelle, trad. Roger DURAND *

2 - Stefan WUL, Le Bruit, pages 37 à 50, nouvelle

3 - Bryce WALTON, Trou de mémoire (The Contract, 1956), pages 51 à 65, nouvelle, trad. Roger DURAND *

4 - Arthur C. CLARKE, Le Contact (No Morning After, 1954), pages 66 à 71, nouvelle, trad. Roger DURAND

5 - G. C. EDMONDSON, La Fin d'une civilisation (Technological retreat, 1956), pages 72 à 72, nouvelle, trad. Roger DURAND *

6 - Michel LACRE, Le Pont, pages 83 à 92, nouvelle *

7 - Isaac ASIMOV, La Nuit mortelle (The Dying Night, 1956), pages 93 à 116, nouvelle, trad. Bruno MARTIN 

CHRONIQUES

8 - Richard CHOMET & Gérard KLEIN, Isaac Asimov, docteur ès science-fiction, pages 117 à 123, article

9 - SAMIVEL, Terres inconnues, pages 125 à 127, article

10 - Jacques BERGIER & Alain DORÉMIEUX & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 129 à 133, critique(s)

11 - (non mentionné), Service Bibliographique Etranger, pages 135 à 137, article

12 - F. HODA, Un monstre japonais, pages 139 à 140, article

13 - (non mentionné), Table des récits parus dans "Fiction", pages 144 à 144, index

 

* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.

L’ouverture de la revue est flamboyant. Le poids du mal, de Ward Moore, est une nouvelle excellente, détachée de la cruauté habituelle de cet auteur, et pour le coup moins ambigüe. Au travers de l'allégorie des mondes parallèles se lit celle de mondes qui basculent dans le mal, quand l'exceptionnel - fut-il génocide- se banalise et que le banal devient méprisable. Sortant de la sacro-sainte culpabilité, Ward Moore y oppose la lucidité, et l'élan de responsabilité qui se doit d'accompagner la seconde chance, le nouveau départ. Très Sartrien, donc, dans son appel à la libération. On appréciera aussi les présences discrètes de Shaw et de Shakespeare en génies tutélaires.

On poursuit un haut-niveau avec Le bruit, qui marque l’entrée de Stefan Wul dans les pages de la revue. On connait peu Stefan Wul novelliste ; voici une très bonne nouvelle à l'ambiance soignée - qui plus est narrée à la première personne, usage rare pour cet auteur qui marquera la SF française en un temps record.

Un texte très précieux de cet auteur accompagne sa nouvelle : il passe par l’exercice autobiographique demandé par la rédaction de Fiction. Voici ce que cela donne :

« Né le 27 mars 1922 à Paris. Ascendance mi-poitevine mi-bretonne.

» J'habite en pleine campagne, à quatre-vingts kilomètres de Paris, dont je ne saurais me passer longtemps sans malaise.

» Premier roman écrit à dix ans : « Dans le Sahara mystérieux », où il était question de Touareg et de palais cachés dans les sables. Je percevais mes droits d'auteur directement, en réclamant à mes camarades de collège cinq billes et un sou par chapitre nouveau. Arrivé à la somme rondelette de trente francs, je me suis fait confisquer cet argent par mes parents. Punition sanctionnant des essais de pyrotechnie ayant failli mettre le feu à la cave.

» À dix-huit ans, j'ai fui le domicile paternel en serrant sur mon cœur une guitare (celle-ci n'était pas encore à la mode) et un exemplaire d'« Ainsi parla Zarathoustra ». Je comptais éblouir les foules avec des chansons « pensées ». Cette expérience a duré huit jours pendant lesquels je lavais les verres dans une brasserie du quartier latin.

» À mon retour, on m'a fermement laissé entendre que je devais apprendre un métier. J'ai choisi la dentisterie parce que j'imaginais ces études faciles. Erreur ! Et j'avais mis le doigt dans un engrenage conformiste dont j'espère m'arracher quelque jour…

» Pour adoucir mon sort, je n'exerce que l'après-midi ; j'écris le matin.

» Mon pseudo ? Wul est le nom asiate d'un ponte atomique de l'Oural. Sans y mettre aucune intention politique, j'ai trouvé amusant de m'en affubler. »

L’excellence apporte malheureusement un contrepoids de médiocrité avec la nouvelle de Bryce Walton. Nous avions déclaré notre retenue avec "La kermesse" (Fiction n°27), on oubliera carrément ce Trou de mémoire, une nouvelle inutilement embrouillée, où l’on ne s'attache même pas au protagoniste (qui manque cruellement de dignité, encore une fois avec Walton).

Malgré ce trou, le niveau est ensuite bien rattrapé. Courte, grinçante et efficace, la nouvelle Le contact de Arthur C. Clarke n'en parle pas moins du désarroi des humanistes confrontés aux risques d'un conflit atomique dans les années 50.

Un autre nouveau venu appuie le trait des échanges intergalactiques, avec La fin d'une civilisation, par G. C. Edmondson, ou : quand on ignore avoir mis tous ses œufs dans le même panier. Sarcastique à souhait.

Le pont, par Michel Lacre, pourrait être celui entre Galaxie et Fiction ; on se rappellera que Michel Lacre était le lauréat du concours de nouvelles lancé par Galaxie (voir Galaxie n°27). Lacre aura peut-être été déçu par les éditions Nuit & Jour, et va même jusqu’à infirmer sa notice biographique d’alors. Cette nouvelle est de ton plus fantastique, l'ambiance campagnarde et mortifère rappellera "Les saisons" de Maurice Pons. Mais elle est un peu trop stylisé pour un fond un peu superficiel, toutefois.

Dans La nuit mortelle, Isaac Asimov se montre toujours aussi bavard... Cette petite enquête de son détective Wendell Urth est tout de même bien ficelée, mais ce n’est pas un texte majeur.

Un article de fond sur Isaac ASIMOV renforce toutefois la présence de cet incontournable auteur. Signé Richard Chomet et Gérard Klein, nous en reproduisons l’intégralité sur notre page dédiée à Asimov.


Dans le roman « Oms en série » de Stefan WUL, il est question de méthode d’apprentissage qui étaient en réalité déjà testée en cette fin des années 50. En témoigne ce « Glane interstellaire » :

« Devoirs supprimés, leçons automatiques, grâce aux images invisibles et à l'enseignement pendant le sommeil. »

Tel est le titre d'un intéressant article de Pierre Devaux, dans « Le Figaro » du 15 janvier 1957, à propos d'une récente méthode scientifique. Une fois de plus, science et science-fiction ici s'interpénètrent. Nous avons en effet publié dans notre numéro 26 une nouvelle, « Il n'y a pas de sot métier », où se trouve exactement décrite la méthode de l'enseignement pendant le sommeil.

Des recherches extrêmement curieuses sont en cours actuellement, des deux côtés de l'Atlantique, concernant la suggestion par images invisibles et l'enseignement pendant le sommeil. Dans un cas comme dans l'autre, on a affaire à des images – ou à des arguments – qui pénètrent « directement » dans l'inconscient du patient, sans que celui-ci puisse se défendre.

Deux systèmes sont possibles. Tantôt, on emploie la « vision brève » – super-flash – comme vient de le faire la Télévision française. Tantôt, on s'adresse au sens de l'ouïe, par « voix chuchotante », au moyen d'un appareil à disques ou d'un magnétophone placé au voisinage du sujet endormi. C'est la méthode « hypnopédique » qui a été… acclimatée en France avec les nuances nécessaires et qui semble donner des résultats étonnants.

05 juillet, 2023

Galaxie (1ère série) n°040 – Mars 1957

Entre les piliers de ce Galaxie du Printemps 1957 se rendent visibles de nombreux textes qui resteront sans publication ultérieure. De bonnes occasions de les (re)découvrir.

 

On ne sait plus où donner du clic, mais qu’importe !

 Sommaire du Numéro 40 :


1 - Isaac ASIMOV, Sept hommes dans l'espace (The C-Chute, 1951), pages 2 à 35, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Ed EMSH

2 - Kris Ottman NEVILLE, De bonne guerre* (Moral Equivalent, 1957), pages 36 à 56, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Dick FRANCIS

3 - Dean EVANS, Partout, rien que des morts !* (Not a Creature Was Stirring, 1951), pages 57 à 63, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par David STONE

4 - Robert SHECKLEY, Rien n'est simple dans la galaxie ! (Milk Run, 1954), pages 65 à 79, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Dick FRANCIS

5 - Donald KEITH, Trafic d'esclaves* (Butterfly 9, 1957), pages 81 à 100, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Jack GAUGHAN

6 - COLLECTIF, Votre courrier, pages 101 à 102, courrier

7 - Jeannine RAYLAMBERT, Les Sept couleurs de son âme*, pages 103 à 115, nouvelle

8 - (non mentionné), Saviez-vous que..., pages 116 à 116, notes

9 - Jimmy GUIEU, Les Soucoupes volantes, pages 117 à 119, chronique

10 - Richard MATHESON, « Allô, miss Eva !... » (Sorry, Right Number, 1953), pages 120 à 128, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par SOSSMAN (ou SUSSMAN)

11 - Ross ROCKLYNNE, Passagère clandestine pour la Lune* (Jaywalker, 1950), pages 129 à 138, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Don SIBLEY

12 - Michael SHAARA, Un homme distingué* (Man of Distinction, 1956), pages 139 à 144, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Dick FRANCIS

* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Un bon récit sur l'héroïsme et ses motivations qu’est Sept hommes dans l’espace, par Isaac Asimov. Un peu bavard au début, comme souvent chez Asimov, mais agréablement contrebalancé ensuite par une phase d'action pleine de suspens.

De bonne guerre, par Kris Neville est une nouvelle qui porte bien son titre... Un peu "mégalanthropique" toutefois.

"Je suis vivant et vous êtes morts" écrira Philip K. Dick dans son futur "Ubik". Partout, rien que des morts !, par Dean Evans, au ton très "Twillight zone" illustre bien ce point de vue. On pensera également à "L'invention de Morel" de Bioy Casares.

Le retour de Cergue et Arnaud, les « décontaminateurs » de monde, et leurs casse-têtes habituels, avec Rien n’est simple dans la Galaxie !, par Robert Sheckley. Une nouvelle drôle et légère.

Trafic d’esclaves, par Donald Keith, est une bonne nouvelle assez trépidante et qui nous offre un bel exposé sur les lois temporelles. Sous ce nom d’auteur se cachent le doublon Donald et Keith Monroe, qui se feront connaître aux Etats Unis avec leur série « Time Machine » dans les années soixante.

Dans Les sept couleurs de son âme, par Jeannine Raylambert, un savant est confronté scientifiquement à toutes ses vies antérieures. Un peu bavard.

"Allô, miss Eva !…" , par Richard Matheson, fera penser au "Témoignage de Randolph Carter" de Lovecraft ; mais ici Matheson traite surtout de l'ennui de la fin de vie. Une adaptation télévisuelle dans la série Twillight zone (La quatrième dimension)  est consultable en ligne ICI (grâce aux bons soins de nos infatigables archivistes de l’UFSF). On y remarquera une extension scénaristique plus cruelle que la nouvelle d’origine.


Passagère clandestine pour la Lune, par Ross Rocklynne est une bluette un peu mièvre et légèrement sexiste. On y notera toutefois un exposé qui explicite ce que la nouvelle de Sheckley évoquait, et l'expression "chute libre", employée en aéronautique, à laquelle on préférera plus tard le terme d’"apesanteur". 

Dans Un homme distingué, par Michael Shaara, on retrouve le projet utopique des mormons d'établir le preuve impossible d'un couple adamique originel, et on y notera une bien curieuse spéculation sur la "désolation originelle de l’Allemagne du Nord." Bref : un fatras de phallocratie adamique qu’on oubliera.

Nos avancées technologiques d'aujourd'hui ne sont qu'une mise à disposition publique des trouvailles d'hier. Voici pour exemple un extrait de la rubrique « SAVIEZ-VOUS QUE… ».

SAVIEZ-VOUS QUE…

…Un cerveau électronique avait composé un quatuor ?

Avec, comme éléments, les régies de composition de base, traduites en symboles mathématiques, le cerveau électronique Illiac a écrit une « suite » en trois mouvements pour instruments à corde. Quatre musiciens, humains ceux-ci, l’ont exécutée devant un auditoire de deux cents personnes, en Illinois.

 

Il parait que le résultat n’a pas fait oublier Beethoven, ni Mozart…

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