24 décembre, 2024

Cadeau bonus : « A l’aube des ténèbres » - Fritz Leiber 1943 (VF 1958)

Un clic droit et "Enregistrer sous..."
pour obtenir votre epub !

Réveillons, réveillons nous pour ce réveillon, redoutons de nous prendre trop au sérieux, surtout en matière de Barbon dans le ciel et de Son fils qui a racheté toutes les dettes de l’univers, et craignons non plus Son Ire, mais de perdre notre plus précieux apanage d’humanité : l’humour.

« C’était jour de marché à Megatheopolis, et d’habitude, les jours de marché la grand-place ne désemplissait pas jusqu’au couvre-feu. Mais aujourd’hui, les fidèles se dépêchaient de remballer et de rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. Personne n’avait de cœur aux affaires. L’approche de la nuit avait enlevé toute animation au marché.
Un marchand invisible s’était promené parmi eux distribuant gratuitement ses marchandises. Son nom était Terreur. »

Ce 24 décembre 2024 marque les 114 ans de la naissance de Fritz Leiber, un auteur remarquable dont les premières nouvelles ont hissé bien haut les qualités éditoriales de Galaxie et de Fiction. D’un ton qui lui est toujours propre, d’une cruauté plus sardonique qu’amère, auteur fantastique sur des sujets de science-fiction et scientifique sur des faits paranormaux, Fritz Leiber est, parmi les iconoclastes de la littérature de genre, l’un de ses hérauts.
«  Les savants de l’âge d’or se mirent à craindre que l’humanité ne redevienne barbare et ignorante. Leur situation, en tant que membres d’une profession privilégiée, était menacée. Ils décidèrent de prendre temporairement en main la direction du monde. Mais ils n’étaient pas assez puissants pour le faire directement. Ce n’était pas des guerriers. Ils eurent donc l’idée de créer une nouvelle religion, copiée sur les anciennes, mais dirigée par la science. »
Dogma :
Deuxième roman de Fritz Leiber après « Ballet de sorcières » qui mettait en scène les affres conjugales d’un homme marié à une sorcière, « A l’aube des ténèbres », publié en 1943 dans Astounding science fiction, ne sera traduit que 15 ans plus tard en France, dans la collection « Le rayon Fantastique » (n°61), puis sera repris dans la collection J’ai Lu en 1976. Malgré un bon succès, il se sera plus réédité ensuite – et c’est cette injustice éditoriale que nous avons souhaité tenter de réparer en vous en proposant cette version numérique.
Avec sa couverture écrasante et sombre (signée par l’incontournable Tibor Csernus) et son titre sinistre, on pourrait s’attendre à lire un panégyrique d’horreur mettant en scène moines envoûtés, bonnes sœurs diaboliques, cathédrales hantées ou diacres pervers. Rien n’est plus faux. Gather, darkness ! (son titre original) est pétri d’un humour absurde, de personnages patauds, naïfs, ou rendus idiots par l’appât du pouvoir. On y rit beaucoup à sa lecture, sans que la dérision soit pour autant l’invitée de premier plan. En réalité, Leiber s’est concocté une rêverie ironique sur les dogmes, qu’ils soient religieux, païens, ou… scientifiques.

Arguments de vente :
Voyons tout d’abord les 4èmes de couverture du Rayon Fantastique (1958), puis celui de J’ai Lu (1976) :

« ET SI LA TECHNOCRATIE se muait en théocratie ? Si les savants décidaient — à l'approche des catastrophes planétaires — que le meilleur moyen de mener les hommes reste encore la Foi ?
  Au service d'une religion synthétique, quelles forces, quelles armes et quels miracles la Science ne pourrait-elle mettre ? Comment lutter contre pareille alliance de Dieu et de la Raison ?
  Le rêve d'un Renan se réalise. Le monde est dirigé par un petit groupe de savants, prêtres de la religion de la Science. En possession du pouvoir, les savants-prêtres n'ont pas tardé à apprécier les avantages de la situation. Leurs bonnes intentions premières se transforment en délires d'orgueil et d'ambition.
  Mais voici que contre la Hiérarchie souveraine se lève une révolte qui se réclame de… Satan. Voici qu'aux miracles scientifiques de la pseudo-Religion ripostent ceux de la pseudo-Sorcellerie. Une lutte épique — bataille de dieux fertile en épisodes grotesques ou grandioses : anges et démons à réaction, etc. — confronte les démiurges sous l'œil incompréhensif des masses. Mais cette fois, comme toujours, c'est des Ténèbres que jaillira la Lumière… »
« Et si… ». On retrouve bien l’amorce les questionnements classiques de la SF des années 50, ici quant à la Science, qui prodiguait ses forces de reconstruction d’un monde blessé, et qui par ricochet était à l’aube de conscientiser son influence sur un monde rendu encore plus moderne et rationnel qu’auparavant.
 
Le 4ème de couverture des éditions J’ai Lu est d’un autre acabit :
 
 «  A la fin de l'âge d'or, des savants eurent l'idée de créer une religion nouvelle pour éviter le retour à la barbarie. La Foi fut désormais soutenue par des miracles scientifiques qui prouvaient la réalité du Grand Dieu et maintenaient le peuple dans l'émerveillement et l'épouvante. Comment lutter contre l'alliance de Dieu et de la Raison ?
Pour frère Goniface, prêtre du Septième Cercle, archiprêtre, porte-parole des réalistes du Conseil Suprême, la religion était surtout un moyen d'assouvir son ambition personnelle.
C'est alors qu'une puissante sorcellerie fait sa réapparition, une sorcellerie dirigée par Sathanas, le seigneur du mal. Anges gonflables et démons à réaction s'affrontent bientôt dans une bataille titanesque dont l'enjeu est la liberté. Entre Goniface et les prêtres de la Hiérarchie, Sercival, le chef des Fanatiques, et le mystérieux Sathanas, une lutte mortelle s'engage. »
 
Fritz Leiber est né le 24 décembre 1910 à Chicago. Il a d'abord été tenté par la vocation religieuse et a suivi les cours d'un séminaire de théologie générale. Puis il s'est détourné de la foi et est devenu acteur comme ses parents. Depuis plusieurs années il vit retiré dans une sorte de manoir hanté.
On retrouve quelques emprunts à la note de lecture de 1958, mais ici plus d’approche de catastrophes planétaires, mais une fin de l’Âge d’Or. Or, il faut bien le préciser, A l’aube des ténèbres est aussi un roman « post-post-apocalyptique », à la manière d’un « Cantique pour Leibowitz » de Walter Michael Miller, d’un ton assez similaire (la foi en moins chez Leiber).

La note biographique est aussi clairement orientée pour faire de l’auteur une sorte d’excentrique solitaire – nous ignorons d’où sort cette sorte de manoir hanté où il est censé vivre – et renforcer le côté sinistre et fantastique ; encore une fois : rien n’est plus faux.

L’appui embarrassé de Fiction :
Dans le Fiction n°64 (mars 1959), Gérard Klein écrira la note suivante :

À L'AUBE DES TÉNÈBRES (Gather darkness), par Fritz Leiber (« Rayon Fantastique », Gallimard).
 
Fritz Leiber est encore peu connu en France. Il faut souhaiter que soit un jour publié dans notre pays son roman « Conjure wife » ["Ballet de sorcières", Le masque Fantastique n°7 (1976). (Note du PReFeG)], dans lequel il excelle à créer une atmosphère fantastique. C'est une œuvre de science-fiction de cet écrivain qui paraît aujourd'hui, et l'une des plus prisées aux États-Unis. À juste titre, parce que ce roman est soigneusement et minutieusement bâti, que cette société – faut-il la qualifier d'utopique ? – est cohérente, et qu'enfin nous nous intéressons au sort des personnages.
Dans un avenir imprécisé, la Hiérarchie, sorte de prêtrise à caractère scientifique, détient le pouvoir. Une religion a été fabriquée de toutes pièces avec ses ordres, ses dogmes et ses miracles, par des savants oubliés qui craignirent une crise historique, qui redoutèrent que les ténèbres d'un nouveau Moyen Âge ne s'appesantissent sur la civilisation. Mais la crise est passée et la Hiérarchie demeure. Elle a pris goût au pouvoir et désire le conserver. 
Ce pouvoir, pourtant, la Sorcellerie le lui dispute. La Sorcellerie, sortie du fond des âges, fait naître la terreur dans les campagnes et défie la Hiérarchie jusque dans les villes. Bien entendu, la Sorcellerie use des mêmes moyens scientifiques que la Hiérarchie, sous couvert de magie ou de miracles.
Les trouvailles de Leiber animent perpétuellement ce livre singulier. Le réel et le supposé se mêlent incessamment en un ballet d'idées. Mais pourquoi ai-je donc éprouvé une très légère déception en relisant, dans le texte français, ce roman que j'avais beaucoup apprécié lorsque je l'avais lu en anglais ?
Gérard Klein

Un livre singulier, un ballet d’idées. Klein ne pousse malheureusement pas très loin son avis (à peine égratigne-t-il le travail de la traductrice Janine Hérisson). Dans le n°66 de cette même revue, en exergue à la nouvelle de Leiber « Des filles à plein tiroirs… », on pourra lire :

«  (…) au moment où le Rayon Fantastique vient de publier un de ses romans, « À l'aube des ténèbres », nous jugeons utile de mettre en vedette cet écrivain de premier plan, dont nos lecteurs n'auront sans doute pas oublié : « Le Jeu du Silence » (dans notre numéro 11). Nous souhaitons de voir un jour traduit en France son étonnant roman « Conjure wife », où il prétend que les femmes sont toutes des sorcières… »
Que constate-t-on ? Que Leiber est reconnu comme un auteur à part, mais que cette particularité, cette singularité pourrait on dire, le dessert autant qu’elle le met en lumière. Il semblerait que l’on ne saurait pas quoi en dire, que son style, ses genres, ses sujets, sont trop déroutants pour se risquer à les analyser, les comparer à d’autres, les situer dans les perspectives d’une histoire de la littérature de genre.

La réédition de « A l’aube des ténèbres » chez J’ai Lu en 1976 ne fera pas même l’objet d’une nouvelle recension. Doit-on rappeler que le fondateur de J’ai Lu, Jacques Sadoul, et la rédaction de Fiction entretenaient des rapports compliqués ? Dans son « Histoire de la Science-Fiction », produite en 1973 et augmentée en 1975, juste avant la réédition du roman de Leiber, donc, on pourra lire :

« Gather, darkness !, un roman qui débuta en mai 1943, nous fait découvrir un nouveau grand de la période classique de la S-F qui reste, à l'heure actuelle, un des meilleurs auteurs du genre, Fritz Leiber. Il avait en réalité débuté en 1939 dans le magazine de fantasy, frère d'Astounding, Unknown, avec les aventures d'heroic-fantasy de deux personnages hauts en couleur, le Grey Mouser et Fafhrd (« Le cycle des épées », suivi de « Le livre de Lankhmar », coll. « Aventures Fantastiques », éditions Opta, 1970 et 1972.). Fritz Leiber est né le 24 décembre 1910 à Chicago. Après ses études, il entra dans un séminaire de théologie et alla ensuite porter la bonne parole, pendant quelques mois. Mais Leiber n'avait pas véritablement la vocation et ne tarda pas à abandonner. Nous trouvons des échos de son expérience religieuse précisément dans Gather, darkness ! Ce roman raconte en effet la lutte des adorateurs de Satan contre les Anges, les représentants de Dieu et le Conseil des Scientifiques ! Mais il faut savoir que le bon droit et la charité véritables sont du côté des satanistes et que la religion, les savants qui la soutiennent par truquage et artifice, et les faux anges qui en sont les porte-parole ne sont que les représentants d'une théocratie totalitaire et fascisante. Des « miracles » scientifiques s'opposent aux manifestations sataniques, des diables « dégonflent des anges », etc. : en un mot, un roman à la fois surprenant par sa nouveauté, original dans ses développements et passionnant quant à son thème général. Gather, darkness ! remporta auprès du public un succès mérité.

Jacques Sadoul, in Histoire de la science-fiction vol. 1 – Domaine anglo-saxon (J’ai Lu - 1975) – extrait.
Cette expérience de théologien semble être une première pierre à l’édifice Gather, darkness. Jacques Goimard nous en dit un eu plus long dans le Livre d’Or consacré à Leiber :

«  (…) le futur écrivain venait de vivre une expérience qui en dit long sur sa fragilité. Lui qui se dit issu d’un milieu libéré fut converti à l’épiscopalisme, dès sa sortie de l’université, par le révérend Ernest W. Mandeville, ministre du culte à Middleton (New Jersey), près du havre paternel. Il passa quelques mois au séminaire de théologie générale de New York, fut baptisé et confirmé, puis devint ministre du culte à… Atlantic Highlands, c’est-à-dire chez son père. L’histoire ne dit pas si ses dons d’orateur et d’acteur furent convaincants, mais lui ne fut pas convaincu et arrêta les frais au bout de cinq mois. Son expérience nourrira dans À l’aube des ténèbres une satire virulente du clergé. »

 
Leiber par Leiber
C’est dans le Fiction n°284 d’Octobre 1977 que nous aurons la joie de découvrir quelques précisions à propos de l’écriture de ce roman, par son auteur lui-même, à travers un article repris de la revue américaine Foundation.

Le texte qui suit est paru dans la revue britannique Foundation. Il fait partie d’une série intitulée « The profession of science fiction » où des écrivains parlent d’eux-mêmes et de leur métier. Fritz Leiber est le douzième à intervenir de la sorte dans les pages de Foundation.
« C’était en 1942 ; les États-Unis étaient en guerre et les idées telles que la corruption du pouvoir et de la propagande conduisaient au fantastique : le lavage de cerveau, la clandestinité et la peur rôdaient aussi bien dans la fiction que dans la réalité. Gather, Darkness ! (À l’Aube des Ténèbres, J’ai Lu, 1977) vint tout naturellement.
Campbell m’aida considérablement pour (ce roman), lisant (…) les trois ou quatre premiers chapitres et me faisant toujours d’utiles et de précieuses suggestions. Dans Conjure Wife, il me conseilla d’adopter un style simple et d’éviter de mentionner certains voyages que j’avais vaguement prévus pour mes personnages. Au contraire, dans Gather, Darkness, il me fit accentuer la personnalité des méchants et rechercher des effets comiques. Tout cela pour produire une sorte de satire. »
(Fritz Leiber : « Les îles mystérieuses » – extrait)

Voilà qui permet d’affiner l’intention de l’auteur ; plutôt qu’imaginer une position réactionnaire à sa propre expérience avortée de théologien, nous voilà resitués dans un contexte plus global, celui de la Seconde Guerre Mondiale où, comme pour les années de Guerre Froide qui suivront, le climat est à la propagande et à la surveillance de son voisin en potentiel ennemi intérieur. Et nous devons bien l’avouer, nous voilà plus proches du propos du roman qu’avec les questionnements « Et si » ou autre alliance de Dieu et de la Raison à la Ernest Renan. La singularité de Leiber n’est au final qu’affaire de style, et son propos nous éclaire (certes avec une ironie satirique qui lui est propre) sur les travers de son époque – ce que l’on est en droit de demander à toute œuvre littéraire.

Ténèbres, rassemblement !
Il faudra attendre que la plupart de l’œuvre de Leiber soit traduite en France pour commencer à entrevoir la possibilité d’une critique plus construite. Certes, Leiber est toujours considéré comme singulier, mais on y est moins dérouté. En témoigne cet article de Charles Moreau et Pierre K. Rey paru dans l’excellent magazine de bandes dessinées « Ere comprimée » (n°8, février 1981 – Campus Editions).

Fritz Leiber : un auteur en marge
Par Charles Moreau et Pierre K. Rey
Trois livres récemment parus (Le Millénaire Vert, Notre-Dame des Ténèbres, Les Lubies Lunatiques de Fritz Leiber) nous amènent à (re)découvrir un écrivain dont la plupart des œuvres sont maintenant traduites en français, mais qui, paradoxalement, n’a jamais été apprécié à sa juste valeur (sauf de quelques visionnaires), sans doute à cause de l’éparpillement de ces traductions et surtout parce que Fritz LEIBER est resté un auteur inclassable, difficile à ranger dans une de ces catégories si chères au monde étrange de l'édition.

Il est donc temps de “reconnaître” enfin Fritz LEIBER, étouffé par la célébrité des Van Vogt, Asimov, Clarke et Simak, un auteur dont l'originalité et la marginalité ont été les fidèles compagnes tout au long d’une œuvre que nous allons tenter de survoler ici.
Ce n’est sans doute qu’une coïncidence due à la malice du hasard si la naissance de LEIBER une veille de Noël (en 1910) est suivie quarante ans plus tard par un premier roman, Gather, Darkness!, où les thèmes religieux et la sorcellerie occupent une place prépondérante; il est plus logique de penser qu'une courte période (après des études de psychologie et physiologie) passée dans un séminaire de théologie puis à colporter la bonne parole ont influencé LEIBER : A l’Aube des Ténèbres décrit l'affrontement entre le pouvoir dictatorial du Conseil des Scientifiques (qui représente Dieu) et un mouvement de résistance (les adorateurs de Satan) qui lui oppose la sorcellerie. Les rôles entre le Bien et le Mal sont donc ici inversés, le pouvoir totalitaire utilise des “miracles” scientifiques, évidemment truqués, pour anéantir la révolution libertaire des satanistes. C’est un thème cher à LEIBER qu'il traitera à plusieurs reprises.
(…) le principal handicap pour LEIBER à son identification en tant qu'écrivain de SF (ce qui ne doit certainement pas l'empêcher de dormir) est son ouverture d'esprit et, corollaire, sa sincérité littéraire. Sans égard pour les modes, les modèles ou les moules, il a poursuivi une œuvre quasi-inclassable et souvent à l’avant-garde, à la limite parfois du surréalisme, œuvre dont Alain Dorémieux a su démontrer la diversité et la cohérence à la fois, dans le recueil de 17 nouvelles qu'il a rassemblées sous le titre Les Lubies Lunatiques de Fritz LEIBER (Casterman, 1980) — en attendant son Livre d'Or aux Editions Presses-Pocket.
Sur trente-cinq ans de carrière (de 1940 à 1974), tous les thèmes Leiberiens sont là : de la possession (Le Pistolet Automatique) à la paranoïa (Je Cherche Jeff), de l'illusion (Mariana) à la superstition (La Treizième Marche), du déclin social (L'Homme qui ne Rajeunissait Jamais) à l’ultime dégénérescence (La Grande Caravane), mais les démons d’aujourd’hui sont la fumée et la suie (Fantôme de Fumée), les nouvelles sorcières sont l'électricité (L'Homme qui Aimait l’Electricité) ou les filles des affiches publicitaires (La Fille aux Yeux Avides, Or, Noir et Argent), et les maîtres noirs du monde s'appellent banquiers ou politiciens (Le Porteur de Folie), ce sont eux les Grands Sorciers de l’Amérique actuelle: “comparée à votre conception de l’américanisme, la sorcellerie est le comble de la décence! (L'’Incubation Fabuleuse). Dans les villes concentrationnaires (ce Chicago encore que LEIBER connait si bien), dans cet univers ultra-mécanisé et répressif où une lettre d'amour peut-être un défi à l’ordre (La Dernière Lettre) et où l'imagination est condamnée (Une Enfant Perdue), n’y a-t-il comme seul recours de se recroqueviller dans le cocon sécurisant de sa folie (La Prison de Cristal, Or, Noir et Argent, Rêves en Tubes, Les Mouches de l’Hiver).
Parce qu’il a su, avec un diabolique talent et un humour démoniaque, “réintégrer le surnaturel légendaire dans le cadre des villes de béton et d'acier, interroger les vieux mythes pour voir quel écho ils répercutent dans notre monde contemporain”, Fritz LEIBER reste un de ces auteurs éternellement jeunes qui auront influencé nombre d'écrivains contemporains (la filiation est évidente avec Stephen King par exemple), et qu’il est essentiel de découvrir ou de rédécouvrir… ne serait-ce que pour le plaisir.
Charles MOREAU et Pierre K. REY
Extrait de Ere comprimée n°8 – février 1981

Dans le même ordre d’idées (et comme annoncé dans la précédente coupure de presse), le Livre d’Or consacré à Fritz Leiber, concocté par Jacques Goimard et Alain Dorémieux, apportera son lot de mises en circonstances et en perspectives de l’ensemble de l’œuvre. Et l’on constatera que Leiber, bien que ce fut son deuxième roman, ne se cherchait pas, en 1942, une identité d’écrivain, ou n'envisageait pas de régler des comptes personnels, mais qu’il a surtout été balloté par un environnement éditorial particulier - environnement soutenu et balisé par quelques éditeurs, dont J. W. Campbell.

« Il y a eu bien des malentendus dans la carrière de Leiber (comme sa) rencontre avec la S.F. (…) sa première histoire publiée, Les Bijoux dans la forêt, avait été écrite en pensant à Unknown. Cette revue ayant publié son premier numéro en mars 1939 et ayant fait paraître la nouvelle en août de la même année, on peut se demander si Leiber n’est pas trahi par sa mémoire. Le plus probable est que Les Bijoux dans la forêt, refusé par Weird Tales, fut envoyé à Astounding, et que J.W. Campbell, rédacteur en chef de cette revue, le garda sous le coude parce que ce n’était pas de la vraie S.F. et qu’il avait l’intention de fonder un autre magazine, moins strictement défini, où sa déontologie personnelle lui permettrait de sortir cette histoire. Ce magazine fut Unknown.

Dès le début, les difficultés commencèrent. Campbell refusa plusieurs nouvelles de Leiber en disant : « Elles sont plus adaptées à Weird Tales. » Quatre d’entre elles furent en effet publiées dans Weird Tales de 1940 à 1942. Mais Campbell sut se faire insinuant : il prit à Leiber non seulement des épopées fantastiques, mais des histoires de sorcières et de fantômes situées dans un cadre contemporain – dont Ballet de sorcières, le premier roman de l’auteur (1943). Il accepta des récits d’épouvante contés sur un ton humoristique, chose plutôt mal vue à Weird Tales, mais moins novatrice qu’on ne l’a dit. (…) Finalement Campbell obtint ce que sans doute il recherchait depuis le début : il convertit Leiber à la S.F. et le passa dans Astounding.
La chose eut lieu en 1943, avec un roman, À l’aube des ténèbres, qui fut à la fois très remarqué et très peu compris. La génération dite de l'« Âge d’Or » n’oublia pas que Leiber s’était fait connaître dans l’épopée fantastique - Lester del Rey le rattache explicitement à la tradition de C.A. Smith et de Howard. Mais elle se fit un devoir de le reconnaître comme auteur de S.F., et les traces n’en ont pas disparu : Alexis Lecaye n’en retient que « le thème de la bureaucratie religieuse (Les Pirates du paradis, p. 110.) » ; Marcel Thaon, plus nuancé, évoque « une tyrannie scientifique, portant le masque de la religion (Préface au Cycle des épées, p. x.) » ; et Alain Dorémieux met tout le monde d’accord en parlant de « ce mélange de science et de magie qu’on trouve dans À l'aube des ténèbres (Préface aux Lubies lunatiques de Fritz Leiber, p. 10.) ».
Il n’est pas étonnant que les critiques d’aujourd’hui soient embarrassés ; les contemporains de Leiber l’étaient déjà. Raconter dans Astounding le triomphe de la sorcellerie sur la science, quel sacrilège ! Lester del Rey, toujours prudent, s’en tire en ramenant le livre à « un conflit entre cultes pseudo-religieux et pseudo-magiques » ; Alva Rogers se raccroche de justesse à « la victoire de la sorcellerie sur les forces d’une science pervertie (A Requiem for Astounding, p. 123) ». Leiber lui-même, beaucoup plus tard, tentera de faire le point : « 1. Le pouvoir corrompt et les savants feront tout pour s’y cramponner, quelles qu’aient été leurs premières intentions. 2. La révolte contre une religion ainsi truquée prendrait la forme d’une sorcellerie tout aussi factice, également propulsée par une super-science. Je ne sais pas à quel point c’était logique… (Foundation, mars 1977, p. 35) » Il ne sait pas, le bon apôtre ! Mais nous savons, nous, que l'optimisme scientifique de Campbell était un système de valeurs naïf et que l’appel à une « sorcellerie » libératrice, lancé pour la première fois par Leiber en 1943, a été souvent réitéré depuis !
Au vrai, l’annexionnisme des spécialistes ignore les limites ; il y en a même qui veulent faire de Ballet de sorcières un roman de S.F. Mais Leiber se prêta au jeu. Il faut avouer que Wells avait toujours été son grand homme, et qu’il estime « que la S.F. a une raison d’être : « communiquer aux lecteurs une plus grande conscience du monde extérieur, et surtout de la science et de la technologie – éléments voilés de mystère pour beaucoup de gens ». Sous l’angle du mystère, le fantastique et la S.F ont plus d’un point commun ; Leiber est bien près de Campbell quand il déclare : « Ce que je voudrais le plus savoir ?… Bof, pour ce soir, disons : y a-t-il des pouvoirs parapsychologiques ? » Et puis, la S.F. n’a rien de bien… sorcier ! Ça s’apprend vite : « C’est surtout dans les livres de Heinlein, spécialement dans ses romans pour la jeunesse, que j’ai trouvé les détails sur les vols dans l’espace. Ce sont mes manuels pratiques de l’espace, on peut le dire ! (…) Mes principaux instructeurs scientifiques ont été les histoires et les articles de quelques auteurs de S. F. : Heinlein, Asimov, Clarke, de Camp, Clement, ces gens-là. (Foundation, mars 1977, p. 38) »
Le livre d’or de Fritz Leiber – Extrait de la préface de Jacques Goimard (Presses Pocket 1982)
Alain écrit une lettre à Fritz
Alors… prosaïque, Leiber ? A-t-on affaire avec un écrivain à l’américaine, professionnel avant tout et à même de produire le roman, la nouvelle, aux arguments vendeurs, et qui au gré du vent et des ventes oscillerait entre les gens et les genres ? Ou bien doit-on considérer un Fritz Leiber moins trivial que pétri d’une existence à ce point prégnante qu’il soit pris, à l’instar de Kafka, de Lovecraft ou de Samuel Beckett, d’un impérieux besoin de coucher tout cela sur papier - parce que « bon qu’à ça » ? Ni l'un, ni l'autre, pourrait on dire…
 
C’est Alain Dorémieux qui lui rendra certainement le mieux justice, au travers de deux anthologies, « Le livre d’or », donc, et « Les lubies lunatiques de Fritz Leiber » (Casterman 1980), où l’ancien rédacteur en chef de Fiction proposera un éloge en forme de lettre à un ami, à la fois touchante et érudite. Car Dorémieux fut avant tout écrivain, bien qu’il ait laissé ce pan de sa carrière un peu en berne au bénéfice de son travail d’éditeur, comme ce fut le cas pour Michel Demuth, ou peut-être un peu Gérard Klein.
C’est en guise de conclusion que nous vous proposons des passages de ce texte d’Alain Dorémieux, préfaçant donc l’anthologie Les Lubies lunatiques.

PRÉFACE EN FORME DE LETTRE OUVERTE
Cher Fritz,
Il y a longtemps que je t’admire. Longtemps que je t’ai réservé une place de choix dans le petit musée de mes auteurs favoris : ceux qui me causent un choc émotif ou intellectuel chaque fois que je les lis ou les relis. Ma première rencontre avec toi est déjà bien ancienne. Elle remonte à 1954, année où Fiction publia Le Jeu du Silence, la seconde nouvelle de toi traduite en France, un texte qui me frappa par l’originalité de sa vision et de ses prolongements. Mais je dois avouer que j’ai mis du temps à mesurer l’ampleur de ton talent et l’importance de ton œuvre. J’étais, comme tous les lecteurs français d’alors, victime de l’approvisionnement au compte-gouttes que nous recevions des U.S.A., en cette époque déjà archaïque où les éditions originales étaient quasi introuvables et où il fallait se contenter des caprices des éditeurs pour découvrir cette science-fiction que nous apprenions à aimer avec combien de tâtonnements. D’autres furent plus chanceux et s’imposèrent très vite : Bradbury, Van Vogt, Asimov, Heinlein. Toi, ton cheminement en France est resté très longtemps souterrain, et il fallait avoir la mémoire des noms pour repérer le tien au passage, aux sommaires de l’ancienne édition de Galaxie, en tant qu’auteur de nouvelles aux thèmes captivants et surprenants comme La Lune était verte, Ô temps suspends ton vol, Pas d’amateurs aujourd’hui, Le Temps en bulle, Amoureuse de son bourreau. En 1957, tu avais eu les honneurs de la collection clé « Le Rayon Fantastique », avec ton roman À l’aube des ténèbres, qui mêlait de façon inattendue la science et la sorcellerie. Il faut bien admettre que ce mélange laissa les lecteurs plutôt froids, et que ce roman passa inaperçu au milieu des grands classiques signés de Van Vogt, Hamilton, Heinlein, Sturgeon, Williamson, Clarke, Kuttner et autres qui avaient déjà fait le renom de cette collection. Autrement dit, ni moi ni personne dans notre petit hexagone ne comprenions alors que tu étais un grand parmi les grands, et tu demeurais pour nous une personnalité marginale dont on remarquait de temps à autre l’existence avec intérêt mais sans y accorder un excès d’attention.
Si nous avions été plus avertis, nous aurions su que ce mélange de science et de magie qu’on trouve dans À l’aube des ténèbres était particulièrement symbolique de ton œuvre et te déterminait très exactement. Car tu n’as jamais tracé trop de frontières entre le fantastique et la science-fiction. Pour toi, les deux genres s’interpénètrent et tu les exploites à un égal degré. Tout au long de ta carrière, ils s’entremêlent, s’opposent, parfois se conjuguent, et je me demande si ce n’est pas une des raisons pour lesquelles tu restes en partie méconnu (ou mal apprécié) chez nous, même aujourd’hui où la liste de tes traductions françaises est devenue assez abondante. En effet, nous sommes un peuple cartésien pour qui il faut de préférence être noir ou blanc, recto ou verso, bref avoir une appartenance. Les amateurs de science-fiction méprisent souvent le fantastique. Beaucoup d’amoureux du fantastique jugent la science-fiction avec condescendance. Et toi, tu planes au-dessus de ces deux domaines, en passant de l’un à l’autre avec l’aisance d’un poisson dans l’eau. En somme, tu n’es pas facile à cataloguer. C’est peut-être une des choses qui me séduisent en toi, car je ne me satisfais pas tellement des auteurs dont on sait tout à l’avance, ceux qui se rangent sans peine dans des cases répertoriées. Avec toi, cher Fritz, pas de danger : tu ferais éclater toutes les cases ! Ton imagination est tellement exubérante et tellement vaste, elle fuse dans tant de directions, qu’il est littéralement impossible de t’appliquer des étiquettes. On peut le dire, tu as vraiment tout abordé, tous les styles, tous les sujets, en somme « tout » fait, mais – chose remarquable – d’une manière qui restait chaque fois la tienne, et que j’ai appris à identifier à mesure que ma découverte de ton œuvre se poursuivait et que ma prédilection pour elle se développait. Ce qui me permet aujourd’hui d’affirmer, même si c’est un peu doctoral, que l’adjectif « leiberien » s’impose pour te qualifier, tant il est vrai que, dès qu’on lit une page de toi, si on t’a pratiqué suffisamment, on reconnaît ta touche inimitable.
Pour moi, le virage décisif remonte à la fin des années cinquante, où ma position de rédacteur en chef de Fiction me permettait d’avoir sous la main et de faire traduire une succession de récits récents de toi, qui m’inspirèrent un engouement progressif. J’en publiai seize entre mai 59 et février 68, et je me rappelle que chaque fois je pensais avec de plus en plus de conviction : « Ce Leiber, décidément, c’est quelqu’un. » Dans l’intervalle, à mon ignorance des premiers temps, avaient succédé une série d’informations indiquant combien tu occupais aux États-Unis une position d’auteur de premier plan, et à quel point ta faible notoriété auprès de nous pouvait paraître aberrante et choquante. Toujours ce décalage temporel, dont fut également victime Philip K. Dick, révélé à nos compatriotes avec quinze ans de retard… Il y eut également, pour m’aider à te révéler en France, la renaissance de Galaxie. Comme pour Dick, ce fut l’amorce du grand démarrage : plus d’une dizaine de nouvelles ainsi qu’un roman (Guerre dans le néant, rebaptisé ensuite Le Grand Jeu du temps) parurent par mes soins entre 1964 et 1970. Entre-temps, en 1969, avait eu lieu ta réelle et tardive consécration avec la publication chez Laffont, comme premier titre de la collection « Ailleurs et Demain », de ton magistral roman Le Vagabond. À partir de cette date, Leiber était enfin sur orbite dans notre pays. Et même si j’estime que tu n’es pas encore situé à ta vraie place par les lecteurs français, je m’émerveille du chemin parcouru depuis ce quasi-anonymat où tu as injustement végété ici pendant si longtemps, ce qui est un comble quand on pense à l’ancienneté de ta notoriété aux États-Unis.
Aujourd’hui, cher Fritz, te voilà déjà un vieux monsieur, puisque tu es né en 1910, ce qui ne nous rajeunit pas. J’ai sous les yeux des photos de toi prises entre 1970 et 1974, et j’aime y voir, même si cela me fait un effet un peu poignant, ta belle gueule à la fois d’intellectuel et de pirate, ton regard sombre et perçant, ton expression un peu tourmentée et désabusée, le pli cynique et sardonique de ta bouche, les rides amères qui creusent ton visage, et cette chevelure neigeuse qui t’auréole sur certains clichés comme une crinière léonine. Il paraît que depuis la mort de ta femme tu es quelqu’un d’assez triste et solitaire. J’aurais voulu connaître ton visage de jeune homme (un géant blond !) en ces années trente où tu parcourais les routes en compagnie de la troupe de théâtre itinérante de ton père (Fritz Leiber aîné, acteur spécialisé dans le répertoire shakespearien), puis d’homme jeune, en ces années quarante où, ayant conquis la citadelle de la littérature fantastique, tu allais partir à l’assaut de celle de la science-fiction. Cette science-fiction, c’est elle qui, après 1950, t’a apporté, aux États-Unis, une véritable renommée. C’est elle aussi, probablement, qui t’a en partie évité de te répéter et de tourner en rond, qui t’a donné cette faculté de te renouveler et de te montrer sans cesse inventif, tout en étant chaque fois profondément toi-même. Pourtant, c’est aussi à partir de là que s’est instauré entre ton public et toi un malentendu durable. Tu n’étais pas vraiment ce qu’on appelle un écrivain commercial, mais les nécessités professionnelles t’ont conduit à maintes reprises à le devenir. Tu t’en es tiré du mieux que tu as pu, c’est-à-dire avec brio et avec éclat. Et tu as reçu en réponse l’approbation massive des lecteurs américains. Inversement, toute une part inassouvie de ta créativité te poussait périodiquement à écrire selon tes goûts, selon ton humeur, des textes où tu t’exprimais librement, sans te soucier des modes ni des impératifs, et ceux-là tombaient à plat, parce que trop en avance, trop en dehors, trop « à côté » – alors que la critique les saluait avec enthousiasme. Deux cas entre de multiples autres : Le Grand Jeu du temps (Hugo 1958 du meilleur roman de l’année) et Le Navire des ombres (Hugo 1970 de la meilleure nouvelle de l’année) – deux consécrations venant de tes pairs… et deux notoires insuccès commerciaux aux U.S.A. Je ne cite que ces exemples, mais il en existe bien d’autres qui ont jalonné ta carrière et ont dû contribuer aux désillusions professionnelles que tu as traversées.

Je disais que ton entrée dans la science-fiction t’a valu la célébrité. Pourtant, au fond de moi, c’est le fantastique qui te rend le plus cher à mon cœur. Oui, bien sûr, il y a eu ce chef-d’œuvre qu’est Le Vagabond, ton plus beau roman sans doute, et qui repose sur un thème de S.-F., même si celui-ci n’est qu’un prétexte (tiens, au fait, un troisième exemple : encore un autre Hugo en 1964, et un relatif échec public !). Mais le fantastique, chez toi, c’est quelque chose que je ressens profondément, intimement, grâce à ta façon subtile de le traiter, grâce à tout ce qui se lit entre les lignes – un « fantastique moderne » : expression dans le vent mais qui correspond à ce que tu faisais déjà dès tes débuts. D’ailleurs, ce fantastique, tu ne l’as jamais renié. Loin de là : il est resté présent dans ce que tu écrivais même au temps où tu étais considéré comme un pur auteur de science-fiction. Sans parler des infidélités que tu as commises envers cette dernière, au fil des années, en la déviant vers des domaines fantasmatiques qui la pervertissaient sournoisement de l’intérieur. Comme je l’écrivais au départ, fantastique et science-fiction se sont perpétuellement entrecroisés dans ton œuvre. Et ce n’est pas un hasard si tu as aussi obtenu en 1968 un Hugo (un de plus !) avec Gonna roll the bones, qui est tout simplement la version actualisée d’une nouvelle d’horreur. Encore moins un hasard si ton dernier roman en date, Notre-Dame des Ténèbres (1977), est un total retour aux sources où tu renoues superbement avec tes premières amours.
Ceci n’est pas une vraie préface mais simplement une pseudo-lettre que je t’écris, avec toute la tendresse que j’ai envers toi, tout mon respect pour le grand bonhomme que tu es, en espérant sans en être trop sûr que quelqu’un, dans ta lointaine Californie, t’en traduira l’essentiel le jour où elle te tombera sous les yeux. Cela dit, il n’est pas inutile de préciser que j’ai élaboré deux anthologies différentes consacrées à tes nouvelles. Car en un sens elles se complètent de façon homogène pour former à elles deux, sinon un tout, du moins une vision assez globale. L’autre anthologie, parue dans le Livre d’Or de la S.-F. – et qui sera bientôt réimprimée dans le Grand temple de la S.-F., – se compose, à quelques exceptions près, d’histoires se rattachant de près ou de loin à la « vraie » science-fiction – et correspondant à ce que le public attend de celle-ci. Dans l’anthologie que voici, au contraire, j’ai davantage laissé parler mes goûts personnels, et j’ai voulu aussi mettre en valeur cette variété et ces côtés imprévisibles qui te caractérisent. Il en ressort un recueil plus éclectique, à la limite peut-être hétéroclite ou disparate, mais qui en tout cas correspond à la plupart des aspects de toi que j’aime le mieux. Il n’a pas la prétention d’être un échantillonnage complet de l’étendue de ton talent (de tes talents). Mais il me semble te définir assez bien, finalement, dans la mesure où il rend compte de ton extraordinaire diversité. Tu as abordé tellement de genres, tellement de manières d’écrire, que c’est un moyen aussi bon qu’un autre de te rendre hommage que de mettre sur le marché cet amalgame composite de nouvelles qui s’en vont dans tous les sens, mais dont le dénominateur commun – il est de taille – a pour nom Fritz Leiber.
Ton activité d’écrivain a commencé assez tardivement : première nouvelle publiée en 1939, tu avais 29 ans. Est-ce parce que, contrairement à tant d’autres auteurs, tu ne t’es pas usé précocement devant le clavier de ta machine à écrire que tu as gardé le secret d’une surprenante longévité littéraire ? Toujours est-il que le fait est là : on dirait parfois que, par l’effet d’une formule magique, tu n’as pas cessé de rajeunir à mesure que ta carrière s’avançait ! (…)
À tes débuts dans le domaine fantastique, tu avais une idée qui te tenait à cœur : réintégrer le surnaturel légendaire dans le cadre des villes de béton et d’acier, interroger les vieux mythes pour voir quel écho ils répercutent dans notre monde contemporain. J’ai reçu un jour de Bernard Blanc, alors jeune loup de la S.-F. française militante, une circulaire sollicitant des textes en vue d’une anthologie consacrée (je cite) à « la réactualisation de tous les thèmes fantastiques connus », avec les commentaires suivants (je cite à nouveau) : « Quel visage prennent les fantômes de 80 ? Peut-on encore être un bon vampire aujourd’hui ? Quels sortilèges hantent nos H.L.M. ? » J’ignore si Bernard Blanc a entendu parler de certaines de tes nouvelles d’autrefois et s’il se rend compte qu’il n’a fait que décalquer, des dizaines d’années plus tard, ta démarche de l’époque. (…)
À ceux qui sauront capter la totalité de tes messages, je ne souhaite qu’une chose : qu’ils se penchent sur ton œuvre passée, présente et à venir, et en tirent des enseignements sur cette donnée fondamentale qui est l’une de tes marques de fabrique et qui s’appelle l’originalité. Une denrée qui se fait rare, même dans les littératures de l’imaginaire. Et que te souhaiter à toi, cher Fritz ? Que tu restes le plus longtemps possible parmi nous, pour continuer de prouver que tu es le plus actif, le plus bouillant, le plus juvénile des « grands anciens » de la science-fiction et du fantastique. Alors que presque tous les autres auteurs de ta génération, et même certains qui sont plus jeunes, ont cessé d’écrire ou bien me font l’effet de radoteurs séniles. Fritz, please, ne deviens jamais un radoteur sénile… 
Alain Dorémieux


Rapport du PReFeG :

  • Relecture
  • Très rares corrections orthographiques
  • Mise à jour des métadonnées (date d'édition)

 Merci à Bookyvore pour son travail d’édition numérique de très bonne qualité.

 Cliquez sur le nom de l'auteur pour découvrir sa bibliographie au sein de Fiction et Galaxie.

Fritz LEIBER

Une rareté en bonus : "Gonna roll the bones", deux nouvelles de Leiber lues par lui-même (et on pourra y apprécier ses talents d'acteur).



Prochains Bonus  :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci pour votre commentaire, il sera publié une fois notre responsable revenu du Centaure (il arrive...)

Le PReFeG vous propose également