31 mai, 2023

Fiction n°042 – Mai 1957

Cette cuvée 42, au nombre vénérable pour tous les amateurs de S.F., saura une fois de plus séduire par la qualité de son contenu, avec une mention spéciale à Jacques Sternberg (comme souvent).

Un clic droit sans Cancel !

 

Sommaire du Numéro 42 :

NOUVELLES

 

1 - Phillip MacDONALD, Domaine interdit (Private - Keep Out!, 1949), pages 3 à 17, nouvelle, trad. Roger DURAND

2 - Robert ABERNATHY, Heure sans gloire (Hour Without Glory, 1956), pages 18 à 27, nouvelle, trad. Roger DURAND

3 - Clarisse FRANCILLON, Sarcome d'amour, pages 28 à 44, nouvelle

4 - Elisabeth SANXAY HOLDING, Les Enfants étranges (The strange children, 1955), pages 45 à 56, nouvelle, trad. Roger DURAND

5 - Marion Zimmer BRADLEY, Marée montante (III) (The Climbing Wave, 1955), pages 57 à 71, nouvelle, trad. Régine VIVIER

6 - Mack REYNOLDS, Les Treize cocktails (Burnt Toast / Martinis: 12 to 1, 1955), pages 72 à 80, nouvelle, trad. Roger DURAND

7 - Jay WILLIAMS, La Plaie de Mars (The Asa Rule, 1956), pages 81 à 98, nouvelle, trad. Roger DURAND

8 - Martin GARDNER, L'Homme non latéral (No-sided professor, 1951), pages 99 à 108, nouvelle, trad. (non mentionné)

9 - Jacques STERNBERG, Comment vont les affaires ?, pages 109 à 119, nouvelle

 

CHRONIQUES


10 - Jean-Jacques BRIDENNE, Camille Flammarion et la littérature des fins du monde, pages 121 à 124, article

11 - Jacques VAN HERP, La Science-fiction en Belgique, pages 125 à 129, article

12 - Jacques BERGIER & Alain DORÉMIEUX & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 130 à 134, critique(s)

13 - (non mentionné), Service bibliographique étranger, pages 135 à 137, article

14 - Alain DORÉMIEUX, La Critique des revues, pages 138 à 138, critique(s)

15 - F. HODA, Actualité de la momie, pages 139 à 140, article

16 - COLLECTIF, Courrier des lecteurs, pages 141 à 143, article

 

A propos de Domaine interdit, par Philip MacDonald – plus connu comme scénariste hollywoodien de polars - Fiction rapproche cette nouvelle à Escamotage de Richard Matheson (Voir Fiction n°29). On notera, après lecture, que ce récit est l'exacte situation de démarrage du remarquable Simulacron 3 de Daniel F. Galouye (qui, lui, en cherchant une explication au phénomène d’effacement, fait passer ses lecteurs de l'horreur métaphysique à la pure S.F.). Une très bonne nouvelle, quoi qu’il en soit.

Heure sans gloire de Robert Abernathy pourrait être le chapitre d'un plus long roman. Amer et grinçant comme la guerre civile qu’il décrit d’un peu loin. Poour approfondir le sujet, on se reportera à Ward Moore et son "Autant en emporte le temps", comme au tout récent Douglas Kennedy "Et c'est ainsi que nous vivrons" (ou encore, dans une moindre mesure, à L’orbite déchiquetée de John Brunner.)

Singulier enjeu dans Sarcome d'amour, de Clarisse Francillon. Guérir du mal d'amour devient une réalité par le biais de la psychochirurgie. Mais ce serait prendre l'humanité pour de simples élans mécaniques. Une nouvelle un peu bavarde mais toutefois d'un ton particulier, un peu comme celui de Jean-Louis Curtis, dans une société mécanisée et morcelée à outrance, qui rappellera aussi celle décrite plus tard par Daniel Drode dans "Sous la surface".

Les enfants étranges, titre de cette nouvelle d’Elisabeth Sanxay Holding dont Fiction nous rapporte le décès, ne servent ici que de faire-valoir à une histoire de revenant dont toute épouvante a été édulcorée au bénéfice d'une intrigue policière un peu bâclée. Dommage.

Suite et fin de Marée montante, la novella décroissante de Marion Zimmer Bradley. Une belle leçon impliquant que le seul trésor à partager demeure « prendre son temps ».

Un petit extrait pour vous mettre en appétit ?

« Et vous, vous avez des avions, et tout le monde va à pied ! »

Frobisher dit, irrité :

— « Et pourquoi pas ? Qu'a-t-on à faire de si pressé ? L'essentiel est de disposer de transports rapides les rares fois où ils sont réellement nécessaires. »

— « Mais lorsque le Starward quitta la Terre, chaque homme possédait son hélicoptère personnel ! »

— « Sa « voiture d'enfant » personnelle ! » répliqua Frobisher. « Lorsque je dois aller à un endroit quelconque, je m'y rends à pied, comme un homme ! Stupides, primitifs Barbares, entassés dans leurs villes semblables à des caves mécaniques, tapis derrière le verre et l'acier, n'ayant plus, pour voir le monde qui les entourait, que les yeux des écrans de télévision ou les vitres des hélicoptères ! Des masses d'hommes pour des masses de production – et produire quoi ? Des choses dont ils n'avaient pas besoin, de manière à gagner encore plus d'argent, et produire d'autres choses aussi inutiles ! Brontosaures !

» À présent, nous avons quelques hommes qui construisent des avions ou les dessinent, parce que c'est ce qu'ils ont envie de faire, et qu'ils seraient malheureux s'ils ne le faisaient pas. Mais ce sont des artisans. Et nous avons toujours l'utilisation assurée d'un petit nombre d'avions, réservés à des fins qui en valent la peine. Mais nous ne forçons personne à se consacrer à la production massive d'avions, simplement sous le prétexte que la chose serait possible. »

Les treize cocktails révèle une très bonne concision pour cette histoire de pacte faustien, par un Mack Reynolds très en forme.

La plaie de Mars, de Jay Williams, est une charmante chronique martienne anthropologique, à la façon d'un Chad Oliver.

Dans L'homme non latéral, le mathématicien et grand vulgarisateur scientifique Martin Gardner applique des singularités mathématiques à un être humain ; voilà qui est cocasse, mais non dénué de danger.

Nous l’évoquions en début de cet article, Comment vont les affaires ? est une excellente nouvelle de Jacques Sternberg, qui nous présente un très étonnant type de planète piège, qui s'en prend non pas aux colons, mais à leur logique industrielle. Grinçant et jubilatoire ! Avec pour antienne, encore une fois, « prendre le temps »,  comme en témoigne cet extrait :

J'envie vraiment ceux qui, sur Terre ou ailleurs dans nos succursales, travaillent dans des bureaux. Eux se plaignent de l'ennui. Ils ne connaissent pas leur chance : avoir le temps de s'ennuyer. Quel rêve ! Moi je n'ai pas le temps, je n'ai plus le temps. Je suis en dehors du temps. Je suis dans l'espace. Je vis dans un monde à une seule dimension : celle de la vitesse.

Camille Flammarion et la littérature des fins du monde signe le retour de Jean-Jacques Bridenne et de ses toujours très documentés articles. Au détour de ces quelques pages, il évoque le film « parlant muet » d’Abel Gance, « La fin du monde », adapté de Flammarion. Les curieux pourront y jeter un coup d’œil sur le site de nos incontournables archivistes de l’UFSF – Muad Dib forever, ici !

Dans Le courrier des lecteurs, on notera cette très juste escapade spéculative à propos de la télépathie, mais qui résonne tout autrement à notre époque de connections pléthoriques :

(…) le futur aussi sera tout dissemblable : si notre espèce accède à la télépathie, ce don ne se bornera pas à l'apparition d'un réseau invisible et gratuit de téléphone généralisé : il ira de pair avec le développement de nos autres qualités communautaires. Les novelettes de Zenna Henderson sont à cet égard d'une émouvante lucidité.

N’est-ce pas à croire que cette émouvante lucidité s’est arrêtée en cours de route ? Lol Ptdr !

24 mai, 2023

Fiction n°041 – Avril 1957

Petit changement pour la maquette de couverture qui marque l’augmentation à 144 pages de cette incontournable revue, encore une fois remplie de nouvelles de qualité.

 

Cliquer avec l’esprit n’est pas encore à portée de doigt.


 

Sommaire du Numéro 41 :

NOUVELLES

 

1 - Daniel F. GALOUYE, Le Pantomorphe (The Pliable, 1956), pages 3 à 27, nouvelle, trad. Bruno MARTIN

2 - Robert BLOCH, J'embrasse ton ombre (I Kiss Your Shadow, 1956), pages 28 à 46, nouvelle, trad. Bruno MARTIN

3 - Philippe CURVAL, L'Odeur de la Bête, pages 47 à 51, nouvelle

4 - Charles BEAUMONT, L'Homme effacé (The Vanishing American, 1955), pages 52 à 60, nouvelle, trad. Richard CHOMET

5 - Claude PRADET, L'Inventeur, pages 61 à 64, nouvelle

6 - Philip Maitland HUBBARD, Le Banni (Botany Bay, 1955), pages 65 à 68, nouvelle, trad. Roger DURAND

7 - Marion Zimmer BRADLEY, Marée montante (II) (The Climbing Wave, 1955), pages 69 à 91, nouvelle, trad. Régine VIVIER

8 - Gali NOSEK, La Sorcière, pages 92 à 94, nouvelle

9 - Arthur PORGES, L'Homme est un loup... (The tidings, 1955), pages 95 à 101, nouvelle, trad. Roger DURAND

10 - Theodore STURGEON, La Peur est une affaire (Fear is a business, 1956), pages 102 à 119, nouvelle, trad. Bruno MARTIN

 

CHRONIQUES

 

11 - Gérard KLEIN, Theodore Sturgeon, le splendide aliéné, pages 121 à 127, article

12 - Jacques BERGIER & Alain DORÉMIEUX & Gérard KLEIN & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 129 à 134, critique(s)

13 - (non mentionné), La Critique des revues, pages 135 à 135, critique(s)

14 - (non mentionné), Service Bibliographique étranger, pages 137 à 139, article

15 - F. HODA, Livres de Cinéma, pages 140 à 141, critique(s)

 

Un huis clos meurtrier dans un vaisseau spatial, doublé d'une chasse à l'extraterrestre dans les soutes, voilà peut-être l'inspiration du scénariste Dan O'Bannon pour ses Dark Star (réalisation de John Carpenter - 1974) et Alien (réalisation de Ridley Scott - 1979). Un bon récit rebondissant que ce Pantomorphe signé Daniel F. Galouye.

Fiction se donne l'air d'avoir découvert Robert Bloch, pourtant déjà publié dans Galaxie n°32 (juillet 1956). J’embrasse ton ombre est toutefois une bonne histoire d'épouvante, avec énigme policière à la clé.

On aura lu meilleur Philippe Curval, qui, dans L’odeur de la bête, stylise un peu trop une trame plutôt légère.

Eugène Ionesco écrivait: "Peut-être que l'autrement, ça n'existe pas." Mais quand exister en revient à être insignifiant, sans doute faut-il faire advenir cet autrement. Une très belle nouvelle illustrant un terrible sentiment existentialiste que cet Homme effacé par Charles Beaumont.

Après l’existentialisme, on passe à l’ontologie la plus débridée avec L’inventeur, et son ton étonnant pour une autrice de 14 ans découverte dans le Fiction n°30 (mai 1956). Dommage que la bibliographie de Claude Pradet s'arrête là.

Le banni, par Philip Maitland Hubbard, rappelle les récits de Zenna Henderson, au style très finement soigné, qu'on aurait même souhaité plus développé.

La deuxième partie de la publication de Marée montante, de Marion Zimmer Bradley marque le début des dissensions entre les points de vue des terriens et des colons réintégrés. De belles leçons de décroissance expliquée très simplement, comme en témoignent ces deux extraits :

 « Chaque homme était propriétaire d'autant de terrain qu'il pouvait en cultiver à lui seul, et possédait tout ce qu'il pouvait fabriquer de ses propres mains. Il donnait une partie du produit de son travail là où l'on en avait besoin et, en retour, pouvait prendre ce dont il avait besoin lui-même : la nourriture de ceux qui pratiquaient la culture ou l'élevage, les vêtements de ceux qui les fabriquaient, etc. Tout ce qu'il pouvait désirer, en plus du strict nécessaire, il pouvait l'obtenir par une bonne gérance de ses biens et des arrangements privés. »
(...)

17 mai, 2023

Fiction n°040 – Mars 1957

De la qualité, de jeunes auteurs qui deviendront grands, et du « post-scientifisme » pour ce numéro 40.

 

Cliquez d’un doigt dans la galaxie, le comble !

Sommaire du Numéro 40 :

NOUVELLES

 

1 - Marion Zimmer BRADLEY, Marée montante (I) (The Climbing Wave, 1955), pages 3 à 22, nouvelle, trad. Régine VIVIER

2 - Hervé CALIXTE, Quelqu'un saura peut-être..., pages 23 à 30, nouvelle

3 - Arthur PORGES, Micro-opération (Emergency operation, 1956), pages 31 à 37, nouvelle, trad. Roger DURAND

4 - Marcel BÉALU, Soliloque d'un veuf, pages 38 à 40, nouvelle

5 - Shirley JACKSON, Journée de bienfaisance (One Ordinary Day, with Peanuts, 1955), pages 41 à 50, nouvelle, trad. Nicole REY

6 - Gérard KLEIN, Point final, pages 51 à 56, nouvelle

7 - William MORRISON, Un tempérament de feu (The Ardent Soul, 1954), pages 57 à 69, nouvelle, trad. Jean de KERDÉLAND

8 - Emyr HUMPHREYS, Lorsque le jour viendra... (The girl in the ice, 1955), pages 70 à 73, nouvelle, trad. Roger DURAND

9 - Richard MATHESON, La Robe de soie blanche (Dress of White Silk, 1951), pages 74 à 78, nouvelle, trad. Alain DORÉMIEUX

10 - Poul ANDERSON, Superstition (Superstition, 1956), pages 79 à 102, nouvelle, trad. Bruno MARTIN

 

CHRONIQUES


11 - Richard CHOMET, Poul Anderson, barde du futur, pages 103 à 105, article

12 - Guy de MAUPASSANT, L'Homme de Mars, pages 106 à 109, nouvelle

13 - Jacques BERGIER & Alain DORÉMIEUX & Gérard KLEIN & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 111 à 116, critique(s)

14 - Alain DORÉMIEUX, La Critique des revues, pages 117 à 117, critique(s)

15 - (non mentionné), Service bibliographique étranger, pages 118 à 119, article*

16 - F. HODA, La Mort en échec, pages 121 à 123, article

17 - (non mentionné), Résultats de notre jeu-concours "L'homme qui lisait Fiction", pages 124 à 125, article

18 - COLLECTIF, Courrier des lecteurs, pages 126 à 126, article

Avec « Marée montante », Marion Zimmer Bradley signe un des textes qui la fera connaître. Fiction propose ce récit en trois épisodes (comme cela avait été le cas pour « Une chance sur… » de J.T. McIntosh, ou « La planète du Dieu » de P.J. Farmer). Bradley joue sur le paradoxe du temps écoulé différemment selon la vitesse du voyage supérieure à celle de la lumière, pour envisager « l’avenir du futur », ici l’ère post-spatiale de la Terre.

Hervé Calixte, qui sera (à partir de 1959) directeur de publication pour la revue Satellite et co-auteur avec Klein de "Embûches dans l'espace", est ce que l’on peut appeler un auteur « inédiste » à en croire la présentation de Fiction : « (il) prépare une série de romans d'anticipation d'un type tout à fait nouveau, comprenant 25 volumes. Avoue d'ailleurs que les titres seuls en sont achevés…». Quoi qu’il en soit, « Quelqu'un saura peut-être » est une bonne et concise nouvelle qui rappelle les phénomènes de rues ou de lieux qui se superposent à la réalité, comme chez Jean Ray. Mais ici pas d'horreur ni d'épouvante, mais bien plutôt un redressement vers une réalité plus satisfaisante. Et c'est ainsi la vie, quotidienne ou sociale, dans ce qu’elle a d’insatisfaisant, qui fait horreur (ici un milieu de haute bourgeoisie qui répugne au narrateur).

On retrouve le régulier Arthur Porges avec « Micro-opération », une histoire qui pourrait faire suite à « Mondes intérieurs » de William Morrison (Fiction n°13). On y imagine les applications de la microchirurgie, encore au stade du fantasme scientifique. Cette discipline ne commencera son développement que dans les années 60.

Du bon Marcel Béalu qu'on aurait pu espérer un peu plus étoffé, avec « Soliloque d'un veuf », un récit presque sous la forme d'une énigme : qui est mort ?

Fiction accueille une autrice talentueuse, qui disparaîtra malheureusement trop tôt, sous la plume de Shirley Jackson. Sa « Journée de bienfaisance » n’a rien de fantastique ou de science-fiction, ni même d’étrange - ou plutôt rien d’être ange. L’ambiance y est toutefois suffisamment déroutante pour figurer dans la revue. Rappelons que Shirley Jackson est, entre autre, l’autrice de « Maison hantée » (proposé en Bonus ICI) , qui servira en 1963 de base scénaristique à l’excellent film de Robert Wise : « La maison du diable » (ainsi qu’à une série Netflix plus récemment, mais avec moins de fidélité au roman d'origine).

Gérard Klein revisite Pirandello avec « Point final », dans un questionnement sur la vie autonome des créations de fiction. Le thème est proche de, entre autres,  celui du roman : « Des nouvelles du bon Dieu », de Didier Le Pêcheur (1995).

« Un tempérament de feu » ne ressemble pas aux histoires habituelles de William Morrison ; c’est toutefois une sympathique romance, Cendrillon au masculin (qu'on pourrait appeler Cendrier, vu ses inflammations !).

Beaucoup plus sérieusement, « Lorsque le jour viendra… » de Emyr Humphreys, évoque la fin de l'adversité, et qui signifie celle des moyens de lutte. Quand ceux-ci sont humains, ou ce qu'il en reste, il devient ardu de les réformer. Une nouvelle simple et cruelle.

Avec « La robe de soie blanche », Richard Matheson réitère ses effets d'horreur suggérée, après « Journal d'un monstre ». La nouvelle est réussie, mais l’on sent toutefois la reproduction d’un procédé qui pèche à se renouveler.

On n’en finira pas de s’étonner, en bien ou en mal, des facettes de Poul Anderson. Dans « Superstition », il nous propose (un peu comme dans « Marée montante » de Bradley) l’évocation d’un âge post-scientifique, qui pourrait être perçu autant comme un obscurantisme que comme un renouvellement des points de vue sur la nature du monde.

« S'ils n'avaient pas absorbé des fleuves de pétrole, épuisé les minerais, englouti le charbon, les hommes ne seraient pas obligés à présent de se déplacer à cheval et en char à bœufs, pour aller chercher les rares matières premières. S'ils avaient conservé les forêts et les sols et les eaux, le monde ne serait pas une mince pellicule de civilisation, une réunion de quelques souverainetés en lambeaux dans l'hémisphère occidental, à deux doigts de la sauvagerie et de la famine. S'ils n'avaient pas déchaîné le tonnerre nucléaire, il n'y aurait pas les Cratères Maudits encore hantés par la mort, ni la Maladie Saignante, ni les générations de monstres.

Bon… ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Une de leurs superstitions et non des moindres avait été que l'homme était tout-puissant et avait toujours la ressource d'échapper aux conséquences de ses propres actes. À l'âge moderne incombait la tâche de reconstruire. »

Dans sa nouvelle « La maison de la sorcière », Lovecraft décrivait déjà les pouvoirs d'une sorcellerie capable d'enrayer les lois de l'espace et du temps. C'est peu ou prou une intuition similaire que suit Poul Anderson, au bagage scientifique pourtant solide. Mais plutôt que de ramener dos à dos science et magie, il les articule audacieusement comme les deux facettes d’une médaille appelée « croyance ».

Un autre (futur) complice de Gérard Klein (dans la future revue « Satellite »), Richard Chomet, signe dans la foulée un bon article sur Poul Anderson. On s’y interrogera sur quelques propos : « (…) la crise que semblent traverser en ce moment, aux États-Unis, la science-fiction et le fantastique sera rapidement surmontée : ceci grâce à la nouvelle génération d'écrivains qui semble promise, de par ses dons, à promouvoir une véritable renaissance de la littérature de fiction. » Est-ce d'une crise de pessimisme, de qualité littéraire, ou de celle d'un épuisement de ses thèmes dont veut parler Chomet ?

On pourra retrouver ce texte sur la page du PReFeG dédiée à Poul Anderson.

La belle curiosité littéraire que propose Fiction dans les pages suivantes est une authentique nouvelle de science-fiction signée… Guy de Maupassant. « L’homme de Mars », où l’on pourra goûter le délicieux terme « ultraterrestre » qui mériterait d’être remis au goût du genre, et l’adjectif « martiaux » pour les habitants de la Planète Rouge, est très étonnamment moderne.

10 mai, 2023

Fiction n°039 – Février 1957

Grande notoriété ou obscur anonymat, pas de demi-mesure pour les auteurs de ce numéro 39 de Fiction.

 

On clique d’un doigt sur ce monstre de fiction.

Sommaire du Numéro 39 :

NOUVELLES

 

1 - Poul ANDERSON, Le Voyage prématuré (The Man Who Came Early, 1956), pages 3 à 25, nouvelle, trad. Bruno MARTIN

2 - Charles HENNEBERG, L'Évasion, pages 26 à 39, nouvelle

3 - Jan STRUTHER, La Vérité sur Cendrillon ! (Ugly sister, 1952), pages 40 à 46, nouvelle, trad. Roger DURAND

4 - Frederik POHL, Recensement (The Census Takers, 1956), pages 47 à 53, nouvelle, trad. Bruno MARTIN

5 - Graves TAYLOR, La Présence (The roommate, 1951), pages 54 à 66, nouvelle, trad. Roger DURAND

6 - Willard MARSH, Rétroaction (Machina ex machina, 1956), pages 67 à 69, nouvelle, trad. Roger DURAND

7 - Jean-Jacques OLIVIER, Le Voleur de rêves, pages 70 à 82, nouvelle

8 - Pierre LAUER, Le Voleur de rêves, pages 83 à 95, nouvelle

9 - Idris SEABRIGHT, La Petite fille et la bête (Personal Monster, 1955), pages 96 à 107, nouvelle, trad. Roger DURAND

CHRONIQUES


10 - Arthur C. CLARKE, Au delà des Planètes, pages 108 à 113, article, trad. Roger DURAND

11 - Gérard KLEIN, Réponse à Arthur Koestler : Non, l'imaginaire n'est pas source d'ennui !, pages 115 à 117, courrier

12 - Jacques BERGIER & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 119 à 120, critique(s)

13 - F. HODA, Vieilles Connaissances, pages 124 à 125, article

14 - COLLECTIF, Courrier des lecteurs, pages 126 à 126, article

 

Photo-montage de couverture de Philippe Curval illustrant la nouvelle « La petite fille et la bête ».

 

Belle traduction de Bruno Martin pour « Le voyage prématuré »  de Poul ANDERSON (même si le style "langage parlé médiéval" pourrait y être plus constamment utilisé, mais il en est sans doute ainsi dans le texte d'origine). « On ne peut faire pousser le blé avant la semaison », voilà une morale appliquée aux voyages temporels bien étonnante pour Poul Anderson, auteur des « Patrouilles du temps » qui ne cessent de devoir rétablir l’ordonnancement des événements historiques.

« L'évasion » est une très belle nouvelle, dans un contexte terrible de guerre civile, qui rappellera que le couple Charles et Nathalie HENNEBERG a connu des événements similaires en Syrie. On songera aussi à l'excellent roman de Bioy Casarès « L'invention de Morel », ou encore aux « Yeux du temps » de Bob Shaw.

« La vérité sur Cendrillon », de la britannique Jan STRUTHER, reconsidère de façon intéressante une histoire sempiternelle. On retrouvera ce procédé utilisé avec plus d'audace chez Neil Gaiman, avec sa nouvelle « Neige, verre et pommes » qui revisite Blanche-Neige.

« Recensement », de Frederik POHL, a selon la revue « quelque chose d’extraordinaire ».  Les lecteurs de Galaxie connaissaient déjà le talent de Pohl, et l’on a une fois de plus la sensation que Fiction initie ses lecteurs quand la revue rivale en avait déjà fait la promotion. S’il s’agit là de la première nouvelle de Pohl publiée chez Fiction, elle demeurera la seule tant que perdurera la première série de Galaxie. Et pour comble de l'ironie du sort, Pohl deviendra en 1959 l'éditeur de la revue américaine Galaxy, le creuset de la Galaxie rivale, à la suite de Horace L. Gold.

Nous voilà quoi qu’il en soit en présence d’une très bonne nouvelle de Pohl, fidèle à son thème de critique de la bureaucratie et d'une administration toute puissante. Elle est ici doublée d'une subtile spéculation sur la surpopulation et l'invention de nouveaux territoires habitables de l'autre côté de la surface terrestre.

« La présence », de Graves TAYLOR, est une romance qui aurait pu tourner au vinaigre, à la façon du « Théorème » de Pier Paolo Pasolini. Mais il semble que la volonté de l'auteur n'ait pas été de produire un récit d'épouvante.

« Rétroaction », de Willard MARSH, propose un petit exposé de paradoxe temporel amusant.

Un doublon pour ce numéro ; deux nouvelles portent le même titre ! « Le voleur de rêves » de Jean-Jacques OLIVIER possède une jolie ambiance onirique, mais pour une bluette inutile et sans profondeur. Dommage.

« Le voleur de rêves », celui de Pierre LAUER, est un conte qui rappelle les « Histoires comme ça » de Rudyard Kipling. Mais il est hélas tout aussi vain que le précédent, malgré un bon style et une originalité de traitement. Il y manque sa part de moralité qui donne tout leur sel aux contes traditionnels.

« La petite fille et la bête » de Idris SEABRIGHT, dont on commence à apprécier l’éclectisme, est une nouvelle assez cruelle, où les points de vue de l'enfance sont confrontés à un monde adulte obscur... D'autant qu'il est extraterrestre !

Côté articles de fond, « Au delà des planètes » signé Arthur C. CLARKE se montre autrement plus ouvert d'esprit que les précédents de Richardson et Poul Anderson (voir Fiction 37 et Fiction 38) sur la conquête de Mars. On appréciera particulièrement Clarke pour la qualité poétique de sa spéculation scientifique.

Histoire mémorable dont l'authenticité nous est garantie par des sources sérieuses : les Russes étaient disposés à publier les « Chroniques martiennes » et « L'homme illustré » de Bradbury. Mais le Département d'État américain s'y est opposé, estimant que ces ouvrages risquaient de donner une vision déformée et défavorable du mode de vie américain…

Qui donc avait dit que les poètes sont à craindre plus que les révolutionnaires ?

Dans la revue des livres, il est fait référence à un « fait divers » dont nous n’avons pas retrouvé trace, mais qui – l’air de rien – laisse à entendre qu’il existait déjà des drones dans les années 50 (et qui expliqueraient la vague des soucoupes volantes ?). Avis aux amateurs de X-files !

Laffont réédite, dans sa collection « La Croix du Sud », « À la recherche de la cité perdue » de Dana et Ginger Lamb. Les cités perdues de la jungle sud-américaine intéressent beaucoup le public en ce moment, depuis qu'une émission de radio populaire y a fait allusion, et qu'un robot volant américain est allé mystérieusement s'égarer dans la jungle du Mato Grosso.

03 mai, 2023

Fiction n°038 – Janvier 1957

Un numéro de Fiction qui rassemble son lot de dérèglements de l'entendement humain, et de planètes pièges. Et l’année 1957 qui commence, avec Jean Ray en vedette.

 

Un coup de main pour cliquer ?

Sommaire du Numéro 38 :

NOUVELLES

 

1 - Damon KNIGHT, Tu ne tueras point... (The Country of the Kind, 1956), pages 3 à 15, nouvelle, trad. Régine VIVIER

2 - C. S. LEWIS, Le Pays factice (The Shoddy Lands, 1956), pages 16 à 22, nouvelle, trad. Roger DURAND

3 - Mack REYNOLDS, Cher petit animal ! (All the World Loves a Luvver, 1955), pages 23 à 35, nouvelle, trad. Roger DURAND

4 - Leslie BIGELOW, L'Apprenti sorcier (The sorcerer's apprentice, 1953), pages 36 à 47, nouvelle, trad. Roger DURAND

5 - Michel CARROUGES, La Veillée du Capitaine Chang, pages 48 à 55, nouvelle

6 - Alan NELSON, Narapoia (Narapoia, 1951), pages 56 à 61, nouvelle, trad. Alain DORÉMIEUX

7 - Robert ABERNATHY, L'An 2000 (The Year 2000, 1956), pages 62 à 65, nouvelle, trad. Roger DURAND

8 - Theodore R. COGSWELL, Un souhait de trop (Threesie, 1956), pages 66 à 73, nouvelle, trad. Roger DURAND

9 - Jean RAY, Le Grand Nocturne, pages 74 à 101, nouvelle


CHRONIQUES


10 - Jacques VAN HERP, Jean Ray ou le combat avec les fantômes, pages 102 à 107, article

11 - Poul ANDERSON, Des femmes sur Mars ? (Of Mars and Men : Nice girls on Mars, 1956), pages 109 à 113, article, trad. (non mentionné)

12 - Jacques BERGIER & Alain DORÉMIEUX & Igor B. MASLOWSKI, Ici, on désintègre !, pages 116 à 122, critique(s)

13 - F. HODA, Gigantisme et petits moyens, pages 125 à 126, article

Du bon Damon Knight avec Tu ne tueras point… - et un bien cruel point de vue narratif à la première personne - au sujet du sort réservé aux criminels dans une société basée sur la non-violence.

Le pays factice, par C. S. Lewis, est une nouvelle au premier abord déroutante, puis finalement assez humoristique, quoiqu'un tantinet misogyne. Rappelons que Lewis était, comme son narrateur, professeur à Oxford - et y était un proche ami de Tolkien.

Une planète piège, ou plutôt une espèce piège, et une nouvelle sympathique mais qui aurait pu avoir un développement plus étoffé, avec Cher petit animal, par Mack Reynolds.

L'apprenti sorcier, par Leslie Bigelow, présente un style intéressant et très dense, avec un narrateur qui ne jouit pas de toute sa santé mentale (un peu comme dans la nouvelle de Damon Knight). C'est ce qui en fait tout le sel... Dommage qu’on n’en sache pas plus sur cet auteur.

La veillée du capitaine Chang, par Michel Carrouges, propose une planète piège de plus, et une contamination décrite ici de l'intérieur.

Encore une histoire de dérèglement de l'entendement, dans Narapoïa, par Alan Nelson - cette fois-ci avec beaucoup d'humour, et l'invention par l'absurde de symptômes psychopathologiques inversés.

L'an 2000 de Robert Abernathy prend à contrepied les grands espoirs et les terribles craintes projetés par la S.F. sur l’an 2000. On appréciera la concision de cette jolie petite fable.

Dans Un souhait de trop, Theodore R. Cogswell se prête à l’exercice de moderniser le pacte avec le démon ; on constatera que la modernité à l’œuvre dans cet endroit du temps que sont les années 50 consiste en une complexité administrative et sa justification par des rapports et des courbes établis par des calculateurs dernier cri. Par ailleurs, cette histoire de marché en échange de son âme laissera le goût amer des bonnes fables à chute.

Etrange nouvelle qu’est Le Grand Nocturne de Jean Ray, très en verve dans ses descriptions et les ambiances, mais dont on perçoit comme un très fourni espace crypté. Le premier degré du récit s'accorde à l'étrange naïveté du protagoniste principal, mais le véritable héros, le Grand Nocturne, semble jouir de références qui demeurent hermétiques au lecteur d'aujourd'hui.

Avec Jean Ray ou le combat avec les fantômes, Jacques Van Herp propose un article un peu plus superficiel que celui écrit sur Lovecraft. Il est vrai que l'essentiel sur Jean Ray y avait déjà été dit. Ici, l'on a affaire plus à une note de lecture globale qu'à une étude sur l'esprit rayen. On verra aussi que la bibliographie de Ray pose problème (et n'est toujours pas de nos jours considérée comme exhaustive). Quand on lit, par exemple, l’énorme révélation suivante que lâche nonchalamment Van Herp : « Enfin il semble bien avoir collaboré aux aventures de Harry Dickson », on n’évoque pas encore le casse-tête que cette « collaboration » allait poser aux bibliographes rayens. Mais ce n’est qu’un aspect du problème. Le plus déroutant (et Van Herp participe peut-être malgré lui, ou à dessein) est de faire le tri entre la fiction sur Jean Ray et la réalité de l’auteur. On sait depuis que Ray, après une peu glorieuse sortie de prison pour escroquerie, n'était plus en vogue parmi les éditeurs. Il y aura des trous dans sa production, et ceux-ci seront plus aisément comblé par des aventures brumeuses et souvent très exagérées. On pardonnera à Van Herp, qui écrit : « Depuis, la carrière de l'auteur semble se dérouler sans infidélité au fantastique. On peut le regretter par un certain côté car souvent on se prend, au détour d'une page, à rêver au conteur réaliste, rival de Cendrars, qui nous aurait conté l'Allemagne de 1928, la Rum-Row et les voiliers contrebandiers… » Qu’il n’ait pas produit de tels témoignages est peut-être la meilleure preuve que « Tiger-Jack » n’est qu’un mythe, car il n’aurait certainement pas manqué d'écrire ses mémoires s'il avait réellement vécu ces extravagantes vies.

Des femmes sur Mars ? est la réponse de Poul Anderson à l’article de Robert R. Richardson paru dans le précédent numéro de Fiction. On aurait pu s’attendre, de la part de cet auteur de S.F. talentueux et éudit, à une ouverture d’esprit et un point de vue moins aliénés aux poncifs de son époque. Las ! Si Anderson remet Richardson à sa place et désamorce une polémique inepte, ses arguments quant aux femmes demeurent purement phallocratiques.

Par exemple, Anderson non plus, semble-t-il, n'imagine pas qu’une femme puisse être une scientifique (sur Mars « Il est probable qu'elles pourraient faire aussi des corvées domestiques et des travaux de bureau »). Ou si c’était le cas, la question est éludée par un jeu de probabilité de mauvaise foi. (« Très peu d'hommes auront pris le soin d'épouser des femmes dont les talents et l'instruction professionnelle s'adaptent idéalement dans le puzzle » des combinaisons de compétences requises). De plus, Anderson réifie la femme à un objet de séduction, rendant les moins « jolies » « passables », sans en dire autant des hommes et de l’effet séduisant ou non que peuvent revêtir des astronautes.

Anderson use surtout de préjugés (« Et, de toute façon, peu de femmes font de bons explorateurs ; on pourrait dire qu'elles ont l'esprit trop positif. Que les féministes veuillent bien me pardonner. ») ou de poncifs un peu rétrogrades (« Les moines et les prêtres d'autres ordres ont aussi contribué en maintes circonstances à accroître le savoir humain. » - et ils pourraient au passage évangéliser Mars, pourrait-on ajouter).

Une des idées de Anderson peut-être la plus créative est d’imaginer adjoindre à l’équipe d’astronautes un homme dont la tâche consisterait à proposer« les passe-temps, à organiser des réunions sportives et autres et à aplanir tous les points de friction. » C’est en fait tout le propos de la nouvelle « Le forgeur d’âmes », non pas de Poul Anderson, mais de Eric Frank Russell (voir Galaxie n°33).

Chez Richardson comme chez Pohl, finalement, on n'imagine en fait pas d'être humain normalement constitué qui puisse se passer si longtemps non pas d’activité sexuelle, mais d'un semblant de vie de foyer, cet idéal visé par l’american way of life.

 

 

 

 

Toujours dans le souci de mettre à disposition le « fond Lovecraft » que propose la revue Fiction, avec ses articles souvent cités dans les bibliographies mais très rarement réédités, nous vous proposons aujourd’hui la recension du recueil « Par delà le mur du sommeil » dans la collection Présence du futur des éditions Denoël (à priori signée Alain Dorémieux, les sauts de sous-rubrique rendant l’information moins sûre…)

 

« Aussi étrange que cela paraisse, Lovecraft est encore aujourd'hui méconnu des critiques spécialisés aux États-Unis. Dans « Fantasy and Science Fiction », la revue-mère de « Fiction », Anthony Boucher, qui n'hésite pas à consacrer, ementdans sa rubrique des livres, une page entière aux ouvrages qu'il aime, rendait compte récemment de la première réédition en librairie de « The dreamquest of unknown Kadath » en trois lignes dédaigneuses, en se contentant d'appeler Lovecraft « un écrivain discutable ». Faut-il voir là une forme de cet engouement des Américains pour tout ce qui est « nouveau » ? Cette manie du « toujours plus moderne » pourrait ne pas se limiter aux automobiles et aux machines à laver. En littérature aussi, le fantastique up to date serait préférable au néo-gothisme démonologique de Lovecraft. On n'achète pas un tacot démodé !

En France, nous sommes nombreux à penser que Lovecraft est un des plus grands écrivains fantastiques – sinon le plus grand – du XXe siècle. Les critiques les plus divers ont parlé de lui. Son nom a dépassé le cercle des amateurs de fantastique. Consécration : les journaux réclament sa photo, cette unique et mauvaise photo que les services de publicité de Denoël ont tant bien que mal retouchée, et qui nous le montre pareil à un de ses héros hantés par une entité d'ailleurs.

Enfin, sa vaste et chaotique production nous est peu à peu dévoilée. Il est devenu un des « piliers » de la collection « Présence du futur » chez Denoël. Et y voici aujourd'hui paru le quatrième recueil français de ses œuvres : « Par-delà le mur du sommeil ».

Je ne suis pas trop d'accord avec la présentation de l'éditeur, qui prétend nous faire découvrir dans cet ouvrage un « aspect nouveau » de Lovecraft, où l'accent serait mis sur « la psychologie et les mystères du subconscient et non sur la démonologie ». Il s'agit bien de cinq récits de « possession » axés sur les réactions internes des personnages qui en sont l'objet, mais, à ce compte-là, c'était bien le cas aussi de « La maison de la sorcière » ou de « Dans l'abîme du temps », publiés dans un autre recueil. Donc, rien ici de nouveau. De plus, c'est tout entier, de A jusqu'à Z, l'univers lovecraftien qu'on y retrouve, même si l'évocation en est moins ample que dans les grands récits du cycle de l'espace-temps. En réalité, on a avec Lovecraft l'exemple le plus précis de l'écrivain enfermé dans le monde qu'il a créé et incapable d'en sortir. C'est à la fois une grandeur et une limitation. Limitation qui fut aussi bien celle de Poe. 

Ce nouveau recueil présente un atout maître : un court roman (130 pages) qui est une des œuvres les plus sensationnelles de Lovecraft avec « Dans l'abîme du temps » et « À travers les portes de la clé d'argent ». Son titre est : « L'affaire Charles Dexter Ward ». C'est un modèle de narration : minutieuse mise en place, progression dramatique ménageant des effets savamment dosés, construction à recoupements où les éléments s'emboîtent comme les pièces d'un jeu de cubes ou d'un puzzle qui donnera le sens final (il y a là quelque chose de policier) – bref, un chef-d'œuvre de technique. Ce n'est pas tout : il présente ce caractère exceptionnel pour Lovecraft que rien ne nous y est montré ; tout y est seulement suggéré « de l'extérieur », relaté du point de vue de témoins non oculaires. On sait que la faiblesse occasionnelle de Lovecraft est sa trop grande concrétisation de l'horreur ; à nous être décrite de trop près, celle-ci peut perdre de son pouvoir de fascination. Dans ce roman, au contraire, tout se passe dans la coulisse, on nous laisse deviner quoi – mais deviner seulement, et ce n'en est que plus frappant. En ce qui concerne le sujet, « L'affaire Charles Dexter Ward » est une synthèse de tous les grands thèmes de Lovecraft : secrets permettant de percer le mur des dimensions et de vaincre l'espace-temps, jonction de la Terre avec d'autres plans du cosmos en d'abominables points de contact, emprise des êtres des ténèbres sur quelques créatures humaines. Mais ces thèmes sont considérés par le petit bout de la lorgnette, sur un plan limité et non plus démesuré. Ils en acquièrent une force de pénétration plus intense et peut-être plus terrible. On retrouve enfin dans ces pages le don flagrant de Lovecraft de captiver l'imagination par l'exercice du réalisme poussé jusqu'aux moindres détails. Il ne nous fait pas peur quand il nous met face à face avec un monstre haut comme une montagne, fût-ce le grand Cthulhu lui-même, mais il a une façon de décrire des lieux vides – simplement des lieux « innommables » désertés de leurs occupants et ne gardant que les traces de leur présence – qui vous donne le frisson. 

Les quatre récits qui composent le reste du recueil sont moins extraordinaires. « Par-delà le mur du sommeil », qui fournit le titre, est une œuvre de débutant, remontant à 1919, et qui n'est que l'ébauche simpliste des thèmes ultérieurs de Lovecraft ; sa présence ici se justifie mal. « Les rats dans les murs » et « Celui qui hantait les ténèbres » sont du bon Lovecraft traditionnel et sans surprises – bâtis sur le même canevas révélation fortuite-découverte progressive, et conduisant chacun au même genre d'aperçu vertigineux sur des perspectives démentielles. « Le monstre sur le seuil », enfin, est nettement supérieur. Je comprends mal comment Jacques Van Herp, comparant cette nouvelle au « Rendez-vous » de Maurice Renard (« Fiction » n° 36, page 104), peut donner la palme à celle de Renard que, pour ma part, je trouve grotesque, alors que celle de Lovecraft, sur un point de départ pour lui classique, se développe superbement jusqu'à une fin étonnante. »

 

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