30 août, 2023

Galaxie (1ère série) n°045 – Août 1957

— Peut-être as-tu lu, ou as-tu entendu raconter quelques histoires sur ces vieux marins qui ne pouvaient se décider à quitter la mer et ne s’y résignaient qu’une fois bons à rien ? La mer tannait leur peau, desséchait leurs os, mais non leur cœur. Quand ils ne pouvaient plus naviguer, il ne leur restait que leur cœur et leurs souvenirs… Bien sûr, dans l’Espace, ce n’est pas la même chose ! Il est terrible, l’Espace ! Tu le sais : il vous arrache les tripes et fait courir le sang dans vos veines. L’homme ne s’y incorpore pas comme le marin à la mer. L’Espace suce tout votre jus jusqu’à ce que vous ne soyez plus qu’un vieux cuir desséché, crevassé ; et il vous laisse tout seul dès que vous n’êtes plus bon à rien. Pourtant… Ce n’est qu’au tout dernier moment que beaucoup se décident à le quitter et se risquent à supporter les tourments de l’adaptation. Qu’est-ce qu’ils deviennent après ?… Ça, fiston, crois-moi, c’est une autre histoire ! (« Ce monde où je vais » par FRANK QUATTROCHI - Extrait)


L’original vaut la copie avec un clic droit !

Sommaire du Numéro 45 :

1 - Alan Edward NOURSE, Ces androïdes ! (Prime Difference, 1957), pages 3 à 19, nouvelle, trad. (non mentionné) *

2 - Clifford Donald SIMAK, La Planète aux pièges (Junkyard, 1953), pages 20 à 47, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Don SIBLEY

3 - Richard WILSON, Fabriquez dix mille hommes ! (Quota for Conquest, 1957), pages 49 à 56, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Jack GAUGHAN *

4 - COLLECTIF, Votre courrier, pages 57 à 58, courrier

5 - Frank QUATTROCCHI, Ce monde où je vais (Sea legs, 1951), pages 59 à 88, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Ed EMSH *

6 - Jimmy GUIEU, Les Soucoupes volantes, pages 89 à 91, chronique

7 - Evelyn E. SMITH, Métamorphoses (Once a Greech, 1957), pages 93 à 115, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par DILLON *

8 - (non mentionné), Saviez-vous que..., pages 116 à 116, notes

9 - Thomas Nicholas SCORTIA, Il faut détruire un univers (The Bomb in the Bathtub, 1957), pages 117 à 128, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Don MARTIN *

10 - Lucien BORNERT, Je voudrais une place de savant, s.v.p. !..., pages 129 à 138, nouvelle *

11 - Roger DEE, Travaux forcés pour l'éternité (Today Is Forever, 1952), pages 139 à 144, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Ed EMSH *

* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


 « Ces androïdes ! » par Alan E. Nourse, pourrait au premier abord paraître phallocrate, mais au final la femme a droit à sa revanche. Et, en prime on conçoit que les postures de mari ou de femme idéaux ne conviennent qu'a des mécanismes.

 « La planète aux pièges » est d'un type particulier (comme toues celles qui valent le détour...). Clifford D. Simak s'amuse bien à en dérouler le processus, et la parade.

Un peu vite en besogne, si l'on ose dire, avec « Fabriquez dix mille hommes ! » ; Richard Wilson rate une bonne occasion de nous faire un exposé de situations hommes-femmes, qui, sous le point de vue extraterrestre qu'il nous propose de suivre, n'aurait pas manqué de piquant.

« Ce monde où je vais » rappelle le ton de Frederik Pohl, mais hélas l’intrigue signée Frank Quattrocchi tourne court au moment de son rebondissement, comme si on lisait les premiers chapitres d'un roman avorté. Dommage.

Figurez-vous que ce sacré Jimmy Guieu fait mesurer le magnétisme de piquets de clôture, dans son inénarrable rubrique sur « Les soucoupes volantes ».

Biomécanique avant l'heure dans « Métamorphoses » d’Evelyn E. Smith. Une sympathique nouvelle malheureusement divulgâchée par son texte de présentation.

L'absurde devient "logique interne" dans « Il faut détruire une univers », par Thomas N. Scortia original et drolatique qui ne s'encombre pas d'explications « rationnalisantes », sinon avec humour.

Dans « Je voudrais une place de savant, s.v.p. !… », Lucien Bornert invente un fléau épouvantable que reprendra Kurt Vonnegut six ans plus tard dans "Le berceau du chat".

Dommage que le titre dévoile la chute de « Travaux Forcés pour l’éternité » par Roger Dee, une bonne petite nouvelle sans prétention. 

Dans la série « le plastique c’est fantastique », il est intéressant de noter le type d’arguments un peu creux qui promouvait en 1957 l’imposition généralisée de cette matière invasive sur le très long terme. En témoigne le courrier des lecteurs :

Votre courrier

…Des amis qui reviennent d’Amérique me disent que la matière plastique est largement utilisée là-bas pour la protection de certaines cultures.

M. J. COSTEMAURE, Clermont-Ferrand.

 

IL en sera, sans doute bientôt de même en France, comme en Belgique. Déjà, les Japonais – experts en jardinage – font grand usage du polyéthylène. Aux États-Unis, son emploi est aussi répandu que varié. Ses longues bandes de trois mètres de large, transparentes, légères, inaltérables à l’eau et aux acides, s’étalent sur les labours pour retenir l’humidité ou les émanations des désinfectants répandus sur le sol. Lorsqu’on les perce de trous, elles remplacent les paillis pour les fraisiers, les semis, les repiquages de toutes sortes. Elles servent aussi de revêtement étanche pour les rigoles d’irrigation ou les bassins. Elles protègent de la pourriture le grain ou le fourrage ; de la gelée, les plantes fragiles et les arbres fruitiers. On en fait encore des sacs pour envelopper les fruits ou on les tend sur de légères armatures pour former des serres ou des châssis.

Le polyéthylène se prête, enfin à toutes les ressources du bricolage.

23 août, 2023

Galaxie (1ère série) n°044 – Juillet 1957

Un festival de textes jamais réédités depuis ce numéro 44 de Galaxie, dont une nouvelle de Frederik Pohl, ou une autre de son acolyte Lester Del Rey, voilà de quoi satisfaire bien des collectionneurs !

 

Cliquez droit sur l'oeuf de lumière :

Sommaire du Numéro 44 :

1 - Frederik POHL, L'Homme du futur (Survival Kit, 1957), pages 2 à 29, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Jack GAUGHAN *

2 - Evelyn E. SMITH, Ignobles sauvages (The ignoble savages, 1957), pages 30 à 49, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par DILLON *

3 - Alan Edward NOURSE, Un remède de cheval (The Coffin Cure, 1957), pages 51 à 63, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Fred KIRBERGER *

4 - COLLECTIF, Votre courrier, pages 65 à 66, courrier

5 - Willy LEY, L'Ère des robots, pages 67 à 70, article, trad. (non mentionné)

6 - Margaret SAINT-CLAIR, La Mézon de l'orreure (Horrer Howce, 1956), pages 71 à 79, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par SMITH

7 - Robert SHECKLEY, La Suprême récompense (The Victim from Space, 1957), pages 80 à 96, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Dick FRANCIS

8 - Jimmy GUIEU, Les Soucoupes volantes, pages 97 à 99, chronique

9 - Reginald BRETNOR, Drôle de pirate ! (Sugar Plum, 1952), pages 101 à 116, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par ASHMAN *

10 - Maurice LIMAT, Le Miroir des cerveaux, pages 117 à 130, nouvelle *

11 - Lester DEL REY, L'Incroyable vérité (Dead Ringer, 1956), pages 131 à 140, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Dick FRANCIS *

12 - Léopold MASSIÉRA, La Planète disparue, pages 141 à 144, nouvelle *


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.

Comme annoncé, L’homme du futur par Frederik Pohl est une sympathique nouvelle demeuré inédite depuis, d'un ton plutôt policier, mais qui manque un peu de la profondeur sociologique habituelle de Pohl.

Autre inédit, Ignobles sauvages par Evelyn E. Smith. A l'image des processions de danseuses accueillant des visiteurs avec des chants et des colliers de fleurs, puis s'en retournant chez elles en voiture vêtues à l'occidentale, Evelyn E. SMITH nous propose ici de suivre de l'intérieur la construction structuraliste primitive mais fausse, du toc pour répondre à la soif coloniale d'investissement. On croirait y voir des européens séduisant les financiers américains du Plan Marshal. Drôle et gentiment décalé.

Un remède de cheval, par le docteur Alan E. Nourse, traite des risques d'une campagne de vaccination un peu trop rapide. Voilà qui pourrait parler à nos contemporains.

Margaret Saint-Clair, bien qu’étant un nouveau nom à entrer dans le panthéon des bibliographies du PReFeG, n’est pas inconnue des lecteurs de Fiction, puisqu’il s’agit du véritable nom d’Idris Seabright. La mézon de l’orreure rappelle bien sa cruauté de ton, avec quelque chose de l'ordre de l'absurde, aussi ; comme peut l'être le principe de train-fantôme ou d'attraction « pour faire peur ».

Robert Sheckley, cruel mais pas sardonique, peint une ambiance trompeusement paradisiaque avec La suprême récompense, où l'équilibre d'une utopie repose sur un concept absolument indésirable pour un terrien. Cette nouvelle ne semble pas avoir été listée dans le Versins.

On se délecte d’avance des avancées complotistes de ce sacré Jimmy avec la rubrique Les soucoupes volantes, par Jimmy Guieu. On pourra découvrir ce mois-ci que l'équipe de Guieu s'est équipée de « détecteur magnétique Ouranos » ! Et l’on notera le Grand Savoir en Technologie Extraterrestre de l’équipe, mesurant « des phénomènes d’ionisation produits par (un) champ magnétique propulseur. » Ghost-buster !

Juger un être sur ce qu'il est et non sur ce qu'il eût été… Drôle de pirate !, par Reginald Bretnor, nous propose de visiter une planète-paradis et y rencontrer un pirate assez semblable aux marchands de "La route étoilée" de Poul Anderson, ou aux baroudeurs de "Un cercueil pour Jacob", la nouvelle de Edward W. Ludwig (in Galaxie 1ère série n°32).

Malgré de bonnes idées scientifiques, Le miroir des cerveaux, par Maurice Limat, propose encore une sempiternelle histoire de savant fou d'amour et de triangulation. Limat peine à se réinventer…

L’incroyable vérité, par Lester Del Rey, est une histoire de paranoïa bien menée, avec une chute inattendue.

On pense au « 9 de pique » de John Amila avec la nouvelle de Léopold Massiéra La planète disparue, mais aussi à la croyance maintenant obsolète en une 10eme planète de notre système qui aurait été détruite au-delà de l’orbite de Mars. Un peu enfantin, donc.


La rubrique
Votre courrier nous permet de déterminer la date des débuts en France de la télésurveillance, en 1957, donc.

… Une amie, vendeuse dans un grand magasin parisien, m’affirme que les rayons sont désormais surveillés par télévision…

M. R. GIÈVRE, Brest.

 

CEST exact. Le dispositif, qui évoque à la fois l’Argus aux cent yeux de la mythologie et certaines scènes du film de Charlie Chaplin intitulé Les temps modernes, était déjà utilisé en Amérique. Il vient de faire son apparition en France, et son principal objectif est de dépister aisément les quelques milliers de « chapardeurs » qui, dans les magasins, subtilisent chaque année, les articles les plus hétéroclites, dont la valeur totale atteint environ sept millions.

Des caméras électroniques de seize millimètres sont judicieusement disposées en des points stratégiques qui permettent une vue d’ensemble des rayons les plus appréciés des kleptomanes, voleurs à la tire et pickpockets.

Tranquillement installé dans un bureau, devant un appareil récepteur, un opérateur disposant de télécommandes agit à son gré sur chaque caméra pour obtenir sur son écran les images plus ou moins grossies ou étendues du secteur qui l’intéresse.

Dès qu’un suspect est repéré, il suffit d’alerter par radio l’inspecteur le plus proche de lui, car chacun de ces employés est muni d’un récepteur de poche. Et le coupable ne peut nier le flagrant délit enregistré par l’œil investigateur et infaillible du dispositif de télévision.

 

La terre n'est pas l'élément stable et immobile que l’on croit. Voici les premières découvertes dues au synchrotron encore en construction dans la région de Genève.

 

...SAVIEZ-VOUS QUE…

les vibrations imprimées au sol par les vagues de l’Atlantique se répercutaient dans toute l’Europe occidentale ?

ON s’est aperçu de ce phénomène au cours de la construction du synchrotron expérimental à protons destiné au centre européen de recherches nucléaires, près de Genève.

Les dimensions de la base annulaire de 100 mètres de diamètre, et d’un poids de 4.000 tonnes, sur laquelle reposera l’appareil doivent être réglées au dixième de millimètre. Une telle précision nécessite une analyse très minutieuse des mouvements du sol. Or, au cours de leurs examens, les spécialistes ont constaté : d’une part, l’existence de micro-séismes se produisant souvent pendant plusieurs jours ; d’autre part, le soulèvement périodique, à raison de 2 millimètres par kilomètre, de la moraine sur laquelle se construit le synchrotron. Le rythme de ces oscillations, qui se répètent tous les vingt-neuf jours, montre qu’il s’agit d’un phénomène luni-solaire. On suppose que c’est l’action des hautes marées sur le fond de l’Océan Atlantique qui provoque des « ondes de relaxation » dans la croûte terrestre. 

Quant aux microséismes, il est prouvé qu’ils sont dus aux vibrations du sol marin sous le déferlement des vagues de l’Atlantique par gros temps.

16 août, 2023

Galaxie (1ère série) n°043 – Juin 1957

Entre les poissons d’Avril de Guieu et Le peuple des profondeurs d’Asimov, on aurait pu s’attendre à un numéro subaquatique pour ce numéro d’été 1957 de Galaxie. Plouf plouf ! Les profondeurs y sont plutôt sidérales, voire sidérantes !


Nous cliquons en paix !

Sommaire du Numéro 43 :


1 - Jimmy GUIEU, L'Effroyable poisson d'avril, pages 3 à 17, nouvelle

2 - Isaac ASIMOV, Le Peuple des profondeurs (The Deep, 1952), pages 18 à 40, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par ASHMAN

3 - Theodore STURGEON, L'Autre Célie (The Other Celia, 1957), pages 41 à 52, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par DILLON

4 - Richard WILSON, S'il n'y avait que vous... (If You Were the Only—, 1953), pages 53 à 61, nouvelle, trad. (non mentionné) *

5 - COLLECTIF, Votre courrier, pages 63 à 64, courrier

6 - D. V. GILDER, Ils (They, 1955), pages 65 à 71, nouvelle, trad. (non mentionné) *

7 - Stephen BARR, Dangereux d'être un noyau ! (I am a nucleus, 1957), pages 72 à 96, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Jack GAUGHAN *

8 - Jimmy GUIEU, Les Soucoupes volantes, pages 97 à 99, chronique

9 - Clifford Donald SIMAK, Opération Putois (Operation Stinky, 1957), pages 100 à 124, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Jack GAUGHAN

10 - Jean LEC, L'Invasion des boules, pages 125 à 134, nouvelle *

11 - Russ R. WINTERBOTHAM, Pour avoir quitté Junon... (The Man Who Left Paradise, 1956), pages 135 à 140, nouvelle, trad. (non mentionné) *

12 - Daniel MAUROC, Les Télécrates, pages 141 à 144, nouvelle *

 

* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Jimmy Guieu est bon dans la péripétie, mais prend hélas son sujet trop à cœur. Avec L’effroyable poisson d’Avril, on pourra penser que le véritable poisson d'avril - tout comme la vérité - est ailleurs.
 
On tourne un peu en rond dans Le peuple des profondeurs, par Isaac Asimov, au début pourtant prometteur, qui rappelle les univers souterrains et coupés du monde de "La machine s'arrête" de E. M. Forster, ou de "Surface de la planète" de Daniel Drode.

Dans L’autre Célie, Theodore Sturgeon pose son hypothèse fantastique à un phénomène paranormal réputé que nous ne dévoilerons pas ici, de façon ici bien cruelle, à travers la confrontation distante de deux êtres hors normes.

Un narrateur et son animal de compagnie très attachants, c’est l’Opération putois, avec la candeur toujours aussi appréciable de Clifford D. Simak.

S’il n’y avait que vous…, par Richard Wilson, est une histoire d'androïdes malheureusement un peu creuse, chose assez surprenante de la part d’un auteur habituellement plein de finesse.

Les dernières nouvelles, par des auteurs inconnus ou méconnus, jamais republiés, sont pourtant d’un très bon niveau. En témoigne Ils, par le mystérieux D. V. Gilder, qui n’a rien de S.F., mais demeure une sympathique petite histoire de fantôme à chute.

Dans Dangereux d’être un noyau !, Stephen Barr nous propose une bonne nouvelle bourrée de péripéties sur une bonne idée de base : les lois de la thermodynamique peuvent-elles obéir à une volonté consciente ? Au-delà du concept de divin, il est bien question de l'ordonnancement de la matière par elle-même.

On pense bien entendu au roman La sortie est au fond de l’espace de Jacques Sternberg en lisant L’invasion des boules de Jean Lec, bien que le pourquoi de l'affaire y soit très différent. Ici Jean Lec postule pour l'existence d'un niveau pangéen d'organisation de la vie, c'est à dire à celui de la planète elle-même. C'est surtout l'occasion d'un discours « œcologique » (comme on le balbutiait alors) encore assez rare à cette époque.

« L’UN de ces auteurs, un très grand écrivain, comme tous ceux de Junon, s’appelle Honzo. Un jour que son imagination lui permit de pondre un millier de mots à l’heure et que ces mots s’imbriquaient merveilleusement pour constituer de splendides expressions, Honzo inventa une histoire où le héros se conduisait mal. Il réalisa bientôt que ses pensées étaient imprégnées de péché et de méchanceté.

— C’est trop fantastique, vraiment ! se dit-il. Personne ne voudra lire semblable insanité.

Alors, il employa le procédé favori de tous les auteurs de science-fiction sur toutes les planètes, hormis sur Junon : ne pouvant mentir avec conviction, ils disent la vérité. Il édifia une œuvre véridique intitulée : Le péché existe-il ? » 

On pense inévitablement à Kilgore Trout, l’alter ego de Kurt Vonnegut, en lisant ces lignes extraites de Pour avoir quitté Junon…, de Russ Winterbotham. Voici une très bonne fable sur la morale innée plutôt qu'acquise, et le manque d'adversité propre aux utopies (apparement absente de l’Encyclopédie de Pierre Versins).

On termine ce numéro avec Les télécrates, de Daniel Mauroc (qui sera plus connu en sa qualité de traducteur de, entre autres, Jerome Charyn ou de Oscar Wilde, ou encore comme éditeur). Nous voilà en plein spectaculaire intégré et diffus, comme disent les situationnistes. Une très efficace nouvelle sur la fascination que ne manque pas d'exercer (de nos jours) les aventures sans fin de nos héros de séries télévisées interchangeables et conçues pour tous les goûts... Mauroc pose surtout en creux la question de l'assise du pouvoir sur un peuple passif. Pour le regard spéculatif que l’on peut y apporter aujourd’hui, il n’y manque que la gestion de la productivité.

Un Cocorico pour les ordinateurs français, et une technologie astronautique prometteuse, voilà ce que, entre autres, la rubrique Saviez-vous que… nous proposait de découvrir en 1957.

SAVIEZ-VOUS QUE…

… les techniciens français ont mis au point un calculateur électronique capable d’effectuer 100.000 opérations à la seconde ?

 

CE calculateur – le Gamma 60 – a été présenté, au début d’avril, à Paris. Il est composé d’un ensemble de machines électroniques qui constituent autant d’unités autonomes de calcul, d’enregistrement, de traduction et de confrontation des résultats obtenus. Le tout est commandé par un « cerveau » qui distribue et organise le travail. Enfin, une unité spéciale vérifie au fur et à mesure les calculs, ce qui permet d’éliminer pratiquement toute erreur. Les possibilités du Gamma 60 sont considérables. Il peut aussi bien résoudre des problèmes très particuliers – tels ceux posés par la technique scientifique – que d’autres, beaucoup plus vastes : établir les comptes d’une grande banque, les fiches de paye d’une grosse entreprise, calculer la vitesse critique d’un avion ou les cotes d’un transformateur à grande puissance, etc… Capable de faire 100.000 opérations à la seconde, cette extraordinaire machine soutient aisément la comparaison avec les mastodontes de calcul américains les plus perfectionnés. 

 

SAVIEZ-VOUS QUE…

… les Américains espèrent faire voler un engin à 300.000 km à la seconde ?

 

L’AVIATION américaine étudie actuellement deux modes de propulsion – l’un par photons ; l’autre, ionique – qui doivent aboutir au même résultat ; permettre à des engins volants d’atteindre la vitesse de la lumière ! Dans la propulsion par photons, l’énergie motrice est fournie par la lumière elle-même. La moindre parcelle d’énergie d’un rayon lumineux, si faible soit-il, sera captée dans le vide interstellaire et propulsera, à la vitesse même de la lumière, le « vaisseau de l’espace ». Celui-ci pourra ainsi atteindre en quinze jours la planète Mars.

La propulsion ionique paraît plus séduisante encore aux techniciens. On peut, en effet, l’utiliser dans un vide moins parfait que celui qui est nécessaire à la propulsion par photons. Le principe en est très simple : l’engin lâche dans l’espace des particules ionisées dont la poussée suffit à le propulser. Le problème de la construction d’un tel engin serait pratiquement résolu. Rester toutefois, à trouver le moyen de lui permettre de quitter l’atmosphère terrestre. Il finira bien, lui aussi par avoir sa solution… Ce jour-là, les anticipations les plus osées des auteurs de science-fiction seront bien près d’être dépassées !

La propulsion photonique, si elle ne permettrait finalement pas d’atteindre la vitesse de la lumière, pourrait être une source constante d’énergie. Voir à ce sujet les travaux de l’UP3, une association de chercheurs dédiée à ce mode de propulsion et la promotion des « voiliers solaires » (https://u3p.net/quelques-mots-sur-la-propulsion-photonique/) .

Quant à la propulsion ionique, avec les mêmes retenues sur les vitesses effectivement atteintes, elle a été utilisée dans les propulsion des sondes spatiales interplanétaires. (Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Moteur_ionique).

15 août, 2023

Cadeau bonus : « Les Derniers et les Premiers» - Olaf Stapledon 1930 (VF 1972)

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« (…) une époque future prend contact avec votre âge. Écoutez patiemment ; car nous qui sommes les Derniers Hommes désirons sincèrement communiquer avec vous, membres de la première espèce humaine. Nous pouvons vous aider et nous avons besoin de votre aide. » (Extrait de « Les Derniers et les Premiers » - Introduction, par Olaf Stapledon).

L’ouvrage que  nous vous proposons aujourd’hui n’est pas à proprement parler un roman, bien qu’il soit une œuvre de fiction, et même de pure science-fiction. « Les Derniers et les Premiers » d’Olaf Stapledon n’est pas même un ouvrage de l’Âge d’or de la SF, mais date de 1930, d’une époque où les méfaits de la Peste Brune n’avaient pas encore ravagé l’Europe.

Il demeure cependant considéré comme une des bases de la SF américaine classique (dixit Serge-André Bertrand dans les pages du n°228 de Fiction), en sa qualité de tentative d’écriture d’une Histoire du futur, non pas comme un récit prophétique se voulant habité par une vision exacte des temps à venir, mais plutôt comme l’élaboration d’une mythologie de l’avenir de l’humanité, sur une vertigineuse échelle de milliards d’années.

UNE BASE DE LA SF AMERICAINE

Les habituelles rubriques littéraires de Fiction demeurent somme toute assez lacunaires à son sujet. Un laconique « le légendaire Last and first men, considéré comme une des bases de la SF américaine classique » (dans la rubrique Diagonale de Serge-André Bertrand in Fiction n°228 de Décembre 1972, à l'occasion de sa traduction française) sera rattrapé en Mars 1973, toujours dans la même rubrique, mais de façon un peu superficielle :

« Présence du Futur » chez Denoël a réédité un bon roman d’action de Robert Heinlein : Marionnettes humaines (un « Rayon Fantastique » de 1954), bien plus drôle à lire que le Heinlein pesant d’aujourd’hui tel qu’il se manifeste dans En terre étrangère. Cette réédition faisait suite dans cette collection à la première traduction française du roman fameux d’Olaf Stapledon (son chef-d’œuvre aux dires de ses admirateurs) : Last and first men, qui parut en Angleterre en 1930 (détail que pour une fois le copyright Denoël prend soin de préciser). Roman philosophique autant que de SF, cette œuvre est une fresque symbolique de l’histoire de l’humanité, de cycle en cycle, pendant deux mille millions d’années ! Stapledon n’était connu en France que par un roman plus mineur : Rien qu’un surhomme (« Rayon Fantastique », 1952), mais c’est un auteur qui prend place dans la lignée des grands utopistes. Pour vous donner une idée de son importance, sachez que Versins ne lui consacre pas moins de cinq pages dans son Encyclopédie : c’est vous dire ! Un dernier mot pour signaler le titre français de ce Last and first men chez Denoël : Les Derniers et les Premiers. » (Serge-André Bertrand – « Diagonales » in Fiction n°231, OPTA 3/1973)

Voyons donc ce qu’en dit Pierre Versins dans son incontournable Encyclopédie :

« (..) cette Histoire commence en 1930, au moment où le globe tend vers l'unité. Il y aura des guerres, mais l'Humanité continuera, et si l’Europe ne prend pas part au renouveau, ce sera le lot de l'Amérique, où fleurira bientôt (en termes millénaristes, évidemment) la belle civilisation patagone, basée sur le culte de la jeunesse. Celui-ci, bientôt perverti, mène à la guerre civile, atomique, et quelques survivants seuls réchappent pour amener, dix millions d’années plus tard, la Deuxième Espèce humaine, les Deuxièmes Hommes. Une invasion martienne originale plongera de nouveau la Terre dans l’abîme, jusqu’à la naissance des Troisièmes Hommes. Et, de cataclysmes en cataclysmes, certains « voulus » par l’Homme, d’autres qui lui sont imposés par la nature, les Terriens en viendront à quitter notre Globe pour Vénus (patrie des Cinquièmes Hommes, volants), pour en arriver, de migration en migration, jusque sur Neptune où la Dix-Huitième Espèce sera confrontée au cataclysme final, l'explosion du soleil en nova. A charge pour elle de disperser, comme les spores, des semences humaines dans le Cosmos pour que l'Humanité ne périsse pas définitivement. » (in Pierre Versins – Encyclopédie de l’Utopie, des voyages extraordinaires et de la Science-Fiction, p.829, L’Âge d’homme, 1972)

Difficile, semble-t-il, de passer longtemps à côté de Stapledon pour tout lecteur passionné de SF (et nous ne cacherons pas que ce fut notre cas). Si dans le genre les Histoires du Futur sont relativement nombreuses (Robert Heinlein, bien sûr, mais aussi Isaac Asimov et son cycle Fondation, mais encore Les Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith, ou Les galaxiales de Michel Demuth), Stapledon a toutefois le mérite d’ouvrir le grand ballet cosmique, fort de sa formation philosophique, ce qui ne gâte rien, et d’une rigueur intellectuelle qui force le respect – au détriment peut-être du simple divertimento que présuppose l’exercice.

LUCIDITE HISTORIQUE

« Quand vos écrivains font un roman sur l’avenir, ils imaginent trop facilement qu’il y aura progrès vers quelque forme d’utopie, où des êtres semblables à eux vivront dans une félicité sans mélange en des circonstances parfaitement adaptées à une nature humaine immuable. Je ne vais pas décrire un tel paradis. » (Introduction)

Stapledon n’attend pas pour donner le ton ; il ne s’agit pas pour lui de s’aveugler aux lueurs illusoires de l’imagination (et donc de faire œuvre de fiction pure), mais de patiemment dessiner les grandes lignes d’un avenir probable, en partant des principes historiques qu’avaient pu élaborer des penseurs comme ses contemporains Toynbee ou Spengler. Partant de l’état du monde, de l’Europe tout d’abord, au début des années 30 (soit juste après la Crise économique), Stapledon déploie une vision plus philosophique que matérialiste des temps à venir, à la façon d’un Herbert George Wells, mais sans avoir recours aux expédients habituels du genre : personnages, péripéties, ou géographies aux nomenclatures exotiques.

Cela pourra paraître aride à qui n’est pas rompu à l’exercice de lire des ouvrages scientifiques. Toutefois, et ce fut notre cas, on se laisse tout d’abord facilement séduire par le jeu des égarements et des justesses des intuitions de l’auteur (sur sa vision de la fin du XXème Siècle et du monde géopolitique qui en résulte). Citons par exemple : « L’ouest et l’est de l’Europe avaient grand besoin à la vérité de se renforcer et se tempérer l’un l’autre. » (1.III. L’Europe après la guerre anglo-française.). Malgré une crainte croissante en occident du « bolchévisme », cette opposition est-ouest n’avait encore rien d’aussi évident en 1930. Plus loin on lira ceci :

« Le communisme et un matérialisme naïf devinrent les dogmes de la croisade d’une nouvelle église athée. Toute critique fut abolie, plus rigoureusement même que semblables critiques dans les autres pays ; et l’on apprit aux Russes à se considérer comme les sauveurs de l’humanité. Par la suite, cependant, comme l’isolement économique commençait à entraver le développement de l’état bolchevique, la nouvelle culture s’adoucit, fut d’esprit plus large. Peu à peu les relations économiques avec l’Ouest reprirent et s’accrurent. » (1.III. L’Europe après la guerre anglo-française.)

Qui aurait pu déterminer avec un demi-siècle d’avance le moment de l’histoire soviétique appelée Perestroïka ?

On peut citer un autre exemple de la justesse de la vision de Stapledon avec celui de la Chine. En 1930, la Chine est déchirée par une guerre civile entre nationalistes et communistes. Elle est de plus au seuil d’une longue guerre contre le Japon. Pourtant, Stapledon a bien perçu le devenir chinois de notre époque sans se laisser troubler par son histoire contemporaine.

« Le parti nationaliste n’était pas en fait l’âme de la Chine, mais il en était, si l’on peut dire, le système nerveux central, à l’intérieur duquel l’âme présidait comme principe directeur. Le parti était une organisation intensément pratique et cependant idéaliste, moitié administration, moitié ordre religieux, bien que violemment opposé à toute religion. Modelé à l’origine sur le parti bolchevique de Russie, il avait aussi trouvé son inspiration dans l’administration par les lettrés chinois de l’ancienne Chine, et même dans la tradition d’intégrité administrative qui avait été la meilleure, la seule contribution de l’Empire britannique à la civilisation de l’Orient. Ainsi, par une route bien à lui, le parti s’était approché de l’idéal des gouverneurs de Platon. » (3.I. Les rivales.)

Par ailleurs, en « prédisant » la déconvenue de l’Europe, Stapledon envisage aussi la création d’une « Confédération européenne ».

« Vue de l’extérieur, la Confédération parut d’abord étroitement unie. Mais de l’intérieur on la savait précaire, et elle se désagrégeait à chaque crise sérieuse. Il est inutile d’étudier chaque petite guerre de cette période, bien que leurs effets cumulatifs aient été graves, économiquement et psychologiquement. Cependant l’Europe devint enfin une seule nation par le sentiment, si même cette concorde fut amenée par une commune peur de l’Amérique plus que par un commun loyalisme. » (1.IV. La guerre russo-allemande.)

Bien évidement, cette lucidité n’empêche pas certains égarements : « Le premier navire qui partit dans l’espace eut une coque en forme de cigare de quelque neuf cents mètres de long. » (12.III. Voyages dans l’espace.) On comprend que l'aéronautique, sous l’impulsion des travaux de Werner Von Braun – d’abord pour le IIIème Reich, puis pour les USA – a fait de considérables progrès dans les décennies qui suivirent les années 30. Stapledon lui-même ne l'avait pas envisagé, et imaginait les premiers voyages interplanétaires pour dans plusieurs milliers d’années.

Stapledon a toutefois de brillantes intuitions en la matière ; celle de la propulsion photonique par exemple :

« (…) ce fut grâce à une découverte de la physique théorique (que les martiens) purent quitter leur planète. Ils savaient depuis longtemps que de minuscules particules des plus hautes régions de l’atmosphère pouvaient être entraînées dans l’espace par la pression des rayons du Soleil à l’aurore et au crépuscule. Et ils découvrirent finalement comment utiliser cette pression comme on utilise le vent pour naviguer à la voile. Se séparant en leurs unités ultra-microscopiques, ils arrivèrent à prendre appui sur le champ de gravitation du système solaire, comme la quille et le gouvernail prennent appui sur l’eau. » (8.III. L’esprit martien.)

CRITIQUE DU « BEHAVIORISME »

« (…) pour nous, les Derniers Hommes, il y a quelque chose de pathétique, de comique même, dans cette confusion entre le progrès matériel et la civilisation, ainsi que dans ces réalisations matérielles tant vantées, rudimentaires par rapport à celles de notre société. » (4.III. Réussite matérielle.)

On saura lire entre les lignes : Stapledon ne s’arrête pas à un matérialisme pur et dur pour envisager la marche de l’Histoire. Plus même, la mécanisation à outrance des phénomènes, qu’ils soient naturels, humains, ou même simplement physiques, ne peuvent être réduits à des équations mathématiques, à une fascination pour l’énergie, un culte du mouvement pour le mouvement. Et c’est en philosophe qu’il considère l’essor de l’influence matérialiste, ou plus exactement productiviste, sur le restant de son Siècle :

« L’Amérique affirmait avoir dépassé le nationalisme et favoriser une union politique et culturelle mondiale. Mais elle concevait cette union comme dominée par l’organisation américaine, et par culture elle entendait l’américanisme. Cette sorte de cosmopolitisme était regardé sans bienveillance par l’Asie et l’Afrique. La Chine avait fait des efforts concertés pour purger sa culture des éléments étrangers. Le succès, cependant, n’avait été que superficiel. Les nattes et les baguettes étaient redevenues à la mode parmi les désœuvrés, et l’étude des classiques chinois était une fois de plus obligatoire dans les écoles. Pourtant le mode de vie de l’homme moyen resta américain. Non seulement il utilisait l’argenterie, les chaussures, les phonographes, les appareils ménagers américains économisant le travail, mais son alphabet était européen, son vocabulaire envahi d’argot américain, ses journaux et sa radio à la mode américaine, bien qu’anti-américains quant à la politique exprimée. Il voyait chaque jour sur son écran de télévision tous les aspects de la vie privée américaine et tous les événements publics d’Amérique. Au lieu d’opium et de baguettes, il avait adopté la cigarette et la gomme à mâcher.

Sa pensée était aussi en grande partie une variante de l’américaine. Pour donner un exemple, son esprit n’était pas métaphysique, mais comme une certaine forme de métaphysique est inévitable, il avait adopté celle naïvement matérialiste popularisée par les premiers behavioristes. Selon eux, la seule réalité est l’énergie vitale et l’esprit n’est que le système des réactions corporelles aux stimuli. Le behaviorisme avait autrefois joué un grand rôle en purgeant de leur superstition les esprits occidentaux ; un instant ç’avait même été le principal foyer de développement de la pensée.

Cette ancienne doctrine, lourde de possibilités, mais extravagante, avait été absorbée par la Chine. Or, dans son pays natal, le behaviorisme s’était lentement laissé corrompre par la demande générale d’idées confortables. Il s’était finalement transformé en une curieuse sorte de spiritualisme, selon laquelle, si l’ultime réalité était bien l’énergie physique, elle était identifiée avec l’esprit divin. Ce qu’offrait de plus étonnant la pensée américaine de l’époque était un mélange de behaviorisme et de fondamentalisme, christianisme tardif et dégénéré. Le behaviorisme lui-même n’avait été à l’origine qu’une sorte de puritanisme à l’envers, selon lequel le salut impliquait l’acceptation d’un dogme matérialiste sommaire, surtout parce qu’il répugnait aux pharisiens et était inintelligible pour les intellectuels des écoles antérieures. Les anciens puritains foulaient aux pieds les impulsions de la chair, ces nouveaux puritains foulaient aux pieds tout aussi hypocritement les besoins de l’esprit. Mais dans la tendance de plus en plus spiritualiste de la physique elle-même, les behavioristes et les fondamentalistes avaient trouvé un point de rencontre. Étant donné que la substance fondamentale de l’univers physique était, disait-on à présent, de multiples et arbitraires « quanta » d’« action spirituelle », comme il était facile aux matérialistes et aux spiritualistes de s’entendre ! Au fond, d’ailleurs, ils n’étaient jamais très éloignés par le sentiment, bien que de doctrines opposées. La seule vraie séparation était celle entre le point de vue authentiquement spirituel, et le point de vue spiritualiste et matérialiste. Ainsi les plus matérialistes des sectes chinoises et les plus doctrinaires des sectes scientifiques ne furent-elles pas longues à découvrir une formule pour exprimer leur unité de vues, leur refus de toutes ces capacités plus subtiles qui avaient émergé pour être l’esprit de l’homme.

Ces deux croyances s’unissaient en leur respect pour le grossier mouvement physique. Et c’était là que se trouvait la plus profonde différence entre les esprits américains et chinois. Pour les premiers, l’activité, sous n’importe quelle forme, était une fin en soi ; pour les seconds l’activité n’était qu’un mouvement vers la véritable fin, qui était le repos et la paix de l’esprit. L’action n’était entreprise que si l’équilibre était troublé. À cet égard, la Chine était semblable à l’Inde, toutes deux préféraient la contemplation à l’action. » (3.I. Les rivales.)

La conclusion de cette mentalité paraît couler de source :

« La richesse était le pouvoir de faire mouvoir choses et gens ; en Amérique, elle en vint donc à être regardée comme le souffle de Dieu, l’esprit divin immanent en l’homme. Dieu était le Patron suprême, l’Employeur universel. » (3.I. Les rivales.)

Et plus loin :

« Dieu est l’universel esprit du mouvement qui cherche à s’actualiser partout où il est latent. Dieu a désigné le grand peuple américain pour mécaniser l’univers. » (3.III. Sur une île du pacifique.)

PANTROPIE

Très vite dans l’ouvrage, ces concepts très proches de nos propres considérations politiques et morales sont balayés par des perspectives temporellement de plus en plus étendues. Et c’est là que Stapledon s’en donne à cœur joie, bien qu’avec rigueur. A l'évolution naturelle fruit de ces millions d'années s'additionne, entre autres, un débat entre la terraformation et la pantropie, concept novateur que James Blish  élaborera davantage en 1957 dans son cycle de nouvelles « Semailles humaines » (voir Fiction n°45).

« Il était temps que l’homme devînt maître de lui-même et se remodelât selon un plus noble modèle. À cette fin, on mit sur pied deux grands projets : des recherches sur la nature humaine idéale, et des recherches sur les moyens pratiques de refaire la nature humaine. » (7.III. Le deuxième homme à son zénith.)

Ce concept de pantropie, signifiant « métamorphose totale », s’il nous guidera tout droit vers notre actuelle conception plus moderne du transhumanisme, n’est toutefois pas l’invention de Blish. Certainement initié en 1927 avec la nouvelle The Last Judgment, de J.B.S. Haldane - où « Le narrateur est un lointain descendant des premiers colons terriens sur Vénus : «Il n'était possible, pour l’humanité, de s'établir sur Vénus que si elle était capable de supporter la chaleur et le manque d’oxygène qui caractérisaient la planète, et ce but ne pouvait être atteint que par une évolution délibérée dans le sens qu’avaient connu les premiers Terriens. » (cité in Pierre Versins – « Encycloédie de l’Utopie, des voyages extraordinaires et de la Science-Fiction », l’Âge d’homme 1972) - la pantropie, qui n’est pas encore nommée ainsi par Stapledon, prend bien, dans « Les Derniers et les Premiers », un tour scientifiquement concret. Vingt-cinq ans plus tard, James Blish ne fera qu’y apporter, après Clifford D. Simak, une dimension politique, voire morale.

Stapledon écarte la polémique non pas sous l’argument, au fond idéologique, d’une nécessité historique, mais plutôt comme une tendance inhérente à l’espèce humaine, un mouvement qui, quoi qu’on en pense, finira par s’imposer dans le champ des possibilités scientifiques.

« Il y avait encore un autre groupe aux buts différents. L’homme, disaient-ils, était un très noble organisme. Nous avons changé d’autres organismes pour mettre en valeur leurs plus nobles attributs. Il est temps de faire de même avec l’homme. Ce qui distingue l’homme avant tout, c’est la manipulation intelligente, le cerveau et la main. La main, à vrai dire, est surclassée par les machines modernes, mais le cerveau ne le sera jamais. Il faut donc uniquement s’attacher à développer le cerveau, la coordination intelligente du comportement. Toutes les fonctions organiques qui peuvent être accomplies par des machines doivent être laissées aux machines, pour que la vitalité de l’organisme puisse être entièrement consacrée au développement et au travail du cerveau. Il nous faut produire un organisme qui ne soit pas un simple agrégat d’éléments, souvenirs inutiles de ses ancêtres primitifs, précairement dirigé par une lueur d’intelligence, il nous faut produire un homme qui ne soit qu’homme. Quand nous l’aurons fait, nous pourrons, si nous le voulons, lui demander de découvrir la vérité sur l’immortalité. Nous pourrons également lui abandonner sans danger la direction des affaires humaines.

La caste gouvernante était fortement opposée à cette façon de voir. Elle déclara que si l’on réussissait, on ne reproduirait qu’un être des plus inharmonieux dont la nature violerait tous les principes de l’esthétique vitale. L’homme, dit-elle, était essentiellement un animal, bien qu’avec des dons uniques. Il fallait développer toute sa nature et non seulement une faculté aux dépens des autres. Dans ces discussions, elle était probablement influencée en partie par la crainte de perdre son autorité, mais ses arguments étaient valables et la majorité de la communauté se rallia à eux. Néanmoins un petit groupe parmi les gouvernements eux-mêmes, resta déterminé à mener à bien cette entreprise en secret. (10.IV. Des points de vue contradictoires.)

C’est en réalité la nécessité d’abandonner la Terre - forcément condamnée sur une échelle de temps aussi vaste que celle des milliers de millénaires – et de trouver dans une urgence toute relative un nouveau havre, qui s’impose à l’humanité. Nous l’avons dit plus haut, l’alternative à la pantropie, c’est la terraformation, c'est-à-dire la transformation artificielle d’un sol étranger, son acclimatation, pour le rendre conforme à la physiologie humaine, voire terrienne.
« Il fallait ou bien refaire la nature de l’homme pour qu’elle s’adaptât à une autre planète, ou modifier les conditions de vie sur une autre planète pour qu’elles convinssent à la nature humaine. » (12.III. Voyages dans l’espace.)

Mais la terraformation pose, comme dans toute histoire de colonisation, la question morale du devenir des espèces, des civilisations, natives et légitimes. Après avoir elle-même subi les tentatives d’invasions martiennes, l’espèce humaine, contrainte de déménager, découvre sur la voisine Vénus une espèce intelligente qui risque de ne pas survivre à la terraformation de la planète…

« Les hommes de la cinquième espèce eurent donc à faire face à un sérieux problème moral. Quel droit avait l’homme de toucher à un monde déjà possédé par des êtres évidemment intelligents, si même leur vie mentale lui était incompréhensible ? Longtemps auparavant, l’homme lui-même avait souffert de par les envahisseurs martiens, qui se considéraient sans aucun doute comme plus nobles que l’espèce humaine. Et à présent, l’homme était en train de commettre le même crime. D’autre part, ou la migration sur Vénus avait lieu, ou l’humanité périrait, car il paraissait certain à présent que la Lune tomberait en morceaux sur la Terre à une date pas tellement éloignée. Et bien que l’homme n’eût des Vénusiens qu’une compréhension limitée, ce qu’il savait d’eux montrait qu’ils lui étaient très inférieurs quant à la portée de l’intelligence. Ce jugement pouvait être erroné. Les Vénusiens étaient peut-être tellement supérieurs à l’homme que l’homme ne pouvait même entrevoir leur supériorité. Mais cet argument pourrait aussi s’appliquer à la méduse et aux micro-organismes. Il fallait juger selon les preuves qu’on avait à sa disposition. Et dans la mesure où l’homme pouvait porter un jugement en la matière, il était nettement d’un type supérieur à celui du Vénusien. » (12.IV. Aménagement d’un monde nouveau.)

On le constate bien ici, ce n’est pas un récit moral, une utopie, que vise Stapledon, mais bel et bien une recherche du déroulement nécessaire des événements historiques guidés par le désir de l’espèce de survivre.

L’AUTEUR : Olaf William STAPLEDON (1886-1950)

Olaf William STAPLEDON
(1886-1950)
« Les Derniers et les Premiers »
s’ouvre dans toutes ses éditions francophones par un avant-propos de Brian Aldiss, daté de 1962, qui évoque l’influence de Stapledon sur les auteurs de science-fiction de la seconde moitié du XXème Siècle. Plutôt que ce beau texte, nous ne résistons pas à proposer, pour vous présenter ce philosophe et auteur britannique, l’intégralité de la préface à « Créateur d’étoile » (le chef d'oeuvre de Stapeldon aux dires de ses connaisseurs), préface écrite par l’incomparable Jorge Luis Borges :

OLAF STAPLEDON - LE FAISEUR D'ÉTOILES 

Ce n'est que vers 1930, à quarante ans bien passés, que William Olaf Stapledon aborda, pour la première fois,  l'exercice de la littérature. C'est à cette initiation tardive qu'il doit de n'avoir pas acquis certains procédés du métier mais d'avoir échappé à certaines déformations. L'analyse de son style, marqué par l'abus de mots abstraits, laisse supposer qu'avant de se mettre à écrire il avait lu beaucoup de philosophie et peu de romans ou de poèmes. Quant à son caractère et à sa destinée, mieux vaut le laisser parler : 

« Je suis un saboteur de naissance, protégé (ou abruti?) par le système capitaliste. C'est maintenant seulement, après un demi-siècle d'efforts, que je commence à savoir me tirer d'affaire. Mon enfance a duré près de vingt- cinq ans; elle a été marquée par le canal de Suez, mon petit village d'Abbotsholm et mes années d'université à Oxford. J'ai essayé différentes carrières et périodiquement j'ai dû les fuir devant l'imminence d'un désastre. Instituteur, j'apprenais par cœur des chapitres entiers de l'Écriture la veille de la leçon d'histoire sainte. Dans un bureau de Liverpool j'ai abîmé des inventaires de cargaisons; à Port-Saïd, j'ai laissé en toute innocence des capitaines charger plus de charbon qu'il n'était stipulé. Je me proposai de faire l'éducation du peuple; des mineurs et des employés des chemins de fer m'apprirent plus de choses qu'ils n'en apprirent de moi. La guerre de 1914 trouva en moi un pacifiste. Sur le front français, je conduisis une ambulance de la Croix-Rouge. Par la suite: un mariage romantique, des enfants, l'habitude et l'amour du foyer. Je m'aperçus soudain, à trente-cinq ans, que j'étais resté, malgré mon mariage, un adolescent. Je passai péniblement et tardivement d'un état larvaire à un semblant de maturité. Deux expériences ont compté dans ma vie : celle de la philosophie et celle du tragique désordre de la ruche humaine… Aujourd'hui, alors que j'aborde le seuil de l'âge mental adulte, je constate et j'en souris que j'ai déjà un pied dans la tombe. » 

La métaphore banale de cette dernière ligne montre bien le peu d'importance que Stapledon attache au style littéraire, mais elle est une preuve de son imagination débridée. Wells mêle ses monstres, ses Martiens tentaculaires, son homme invisible, son peuple souterrain et aveugle à des gens ordinaires; Stapledon, lui, construit et décrit des mondes imaginaires avec la précision d'un naturaliste et presque autant de sécheresse. Toute incidence humaine est exclue de ses fantasmagories biologiques. 

Dans une étude sur Eureka d'Edgar Allan Poe, Valéry a observé que la cosmogonie est le plus ancien des genres littéraires; mis à part les anticipations de Bacon, dont on publia au début du XVIè siècle La Nouvelle Atlandide, on peut affirmer que ce qu'il y a de plus moderne dans la littérature c'est la fable ou fantaisie d'inspiration scientifique. On sait qu'Edgar Poe aborda séparément ces deux genres et qu'il est sans doute l'inventeur du second ; Olaf Stapledon combine ces deux genres dans ce livre singulier. Pour cette exploration imaginaire du temps et de l'espace, il n'a pas recours à de vagues mécaniques peu crédibles, mais bien à la fusion d'un esprit humain avec d'autres esprits, à une sorte d'extase lucide ou, si l'on préfère, à une variante d'une certaine doctrine célèbre des kabbalistes qui supposaient que dans le corps d'un homme pouvaient cohabiter plusieurs âmes, comme elles cohabitent dans le corps de la femme sur le point d'être mère. La plupart des confrères de Stapledon semblent arbitraires et superficiels; lui, en revanche, donne l'impression d'être véridique, malgré ce qu'il peut y avoir d'étrange et parfois de monstrueux dans ses récits. Il n'accumule pas des inventions pour amuser ou étonner ceux qui le liront; il suit et consigne avec une honnêteté rigoureuse les sombres et complexes vicissitudes d'un rêve cohérent. 

Puisque notre esprit est friand, on ne sait trop pourquoi, de chronologie et de précisions géographiques, nous ajouterons que ce rêveur d'univers naquit à Liverpool le 10 mai 1886 et qu'il est mort à Londres le 6 septembre 1950. Pour notre sensibilité actuelle, Le Faiseur d'étoiles est plus qu'un roman prodigieux, c'est une représentation possible et vraisemblable de la pluralité des mondes et de leur dramatique histoire. 

Jorge Luis Borges


Toujours par Borges, nous avons aussi trouvé ce compte-rendu des « Derniers et les Premiers », publié le 23 juillet 1937 dans la revue El Hogar. Il n’y va pas par quatre chemins pour pointer les insuffisances littéraires de Stapeldon, mais demeure tendrement ému par l’ampleur du travail fourni :

« Olaf Stapledon, insurpassable dans le maniement des siècles et des générations, rate tout dès qu’il s’agit d’individus ou d’instants. Il ne sait pas résoudre les problèmes concrets du romancier mais il sait poser ou suggérer de vagues et vastes problèmes ».

Et encore le 20 août 1937, parlant de son roman Star Maker : « Stapledon, tellement inférieur à Wells comme écrivain, dépasse celui-ci par le nombre et la complexité de ses inventions ». H.P. Lovecraft, quant à lui, tenait ce livre comme « le plus grand accomplissement dans le genre de la scientifiction » (« the greatest of all achievements in the field [of] scientifiction »), lui trouvant « la qualité première d’un mythe » (« the truly basic quality of a myth »). (sources citées in https://diacritik.com/2021/09/27/une-bible-du-futur-les-derniers-et-les-premiers-dolaf-stapledon-retrofictions-v/).

C’est encore Borges qui nous permettra de « résumer » la matière des Derniers et les Premiers : « des hommes d’autrefois à vision circulaire, et non semi-circulaire comme maintenant, des races gazeuses qui vénèrent la matière et qui ont pour dieux les durs diamants, des armées d’automates qui dévastent impunément les continents, des générations qui recherchent la douleur physique, des croisades pour sauver le passé, des sous-hommes réduits en esclavage par des supers-singes, des communautés où l’essentiel est la musique, de vastes cerveaux installés dans des tours métalliques, des espèces humaines conçues et réalisées  par ces cerveaux sédentaires, des fabriques d’animaux et de plantes, des yeux qui voient  les  astres dans  leur masse ». (cité in https://diacritik.com/2021/09/27/une-bible-du-futur-les-derniers-et-les-premiers-dolaf-stapledon-retrofictions-v/)

INSPIRATIONS ET INFLUENCES

Pour le simple plaisir, nous vous proposons ces quelques extraits qui ne manqueront pas de vous rappeler certains grands classiques de la SF, antérieurs à Stapledon pour les deux premiers extraits, postérieur pour le suivant qui pointe la possibilité des influences exercées par cet auteur.

« (…) au fur et à mesure que s’écoulait le temps la différence mentale entre les deux classes s’accrut. Les brillantes intelligences se firent de plus en plus rares parmi le prolétariat et les dirigeants recrutèrent de plus en plus leurs successeurs parmi leur propres enfants, jusqu’à ce qu’ils devinssent enfin une caste héréditaire. Le gouffre s’approfondit. Les gouvernants perdirent peu à peu tout contact avec les gouvernés. Ils commirent une erreur qui n’eût jamais pu se produire si leur psychologie avait progressé autant que leurs autres sciences. Ayant continuellement à faire face au manque d’intelligence de leurs ouvriers, ils en vinrent à les traiter de plus en plus comme des enfants et à oublier que quoique simples, ils étaient des hommes et des femmes adultes qui avaient besoin de se sentir leurs libres partenaires dans une grande entreprise humaine. Auparavant, cette illusion de responsabilité avait été assidûment encouragée. Mais comme s’approfondissait le gouffre les prolétaires furent traités comme des enfants en bas âge plutôt que comme des adolescents, plutôt comme des animaux domestiques bien soignés que comme des êtres humains. Ils furent de plus en plus soumis à un système de vie organisé minutieusement, mais avec bienveillance. En même temps on se soucia de moins en moins de leur enseigner à s’élever à la compréhension et l’appréciation de l’entreprise humaine. En ces circonstances, le caractère des hommes changea. Bien que leurs conditions de vie fussent meilleures que jamais, sauf sous le premier État mondial, ils devinrent apathiques, mécontents, méchants et ingrats envers leurs supérieurs. » (5.IV. La catastrophe.)

Stapledon reprend ici l'idée de Welles, dans "La machine à explorer le temps", de cette scission de l'humanité en deux espèces : les Eloïs et les Morlocks.

L’extrait suivant évoque "Le nuage pourpre" de M.P. Shiel (1901).

« Par un de ces fameux tours du hasard, aussi souvent favorable qu’hostile à l’humanité, un navire qui explorait l’Antarctique venait de s’enfoncer dans la banquise pour dériver longtemps à travers la mer polaire. Il avait des provisions pour quatre ans et était déjà en mer depuis six mois quand la catastrophe se produisit. » (6.I. Les premiers hommes aux abois.)

On imagine Pierre Boulle très inspiré par ce troisième passage :

«  (…) on vit les singes rassembler des troupeaux entiers de presque-humains et les emmener hors d’atteinte. On remarqua aussi que ces presque-humains domestiqués ne souffraient point des maladies qui ravageaient leurs parents sauvages, lesquels bien entendu méprisaient cordialement les pauvres esclaves sains. » (7.II. Rapports entre trois espèces.)

Dix ans après Les Derniers et les Premiers, Robert Heinlein commencera à son tour son "Histoire du futur", certes avec moins d'ambition quant à l'amplitude temporelle, mais certainement pétri du travail de Stapledon.

COMME POUR CONCLURE…

Comment Stapledon écrivain, producteur de livres, perpétuateur de la pensée, envisageait-il l’avenir du livre lui-même ? Ce passage y répond :

« (…) le visiteur venu d’un monde obsédé par la richesse matérielle remarquerait probablement la simplicité, l’austérité même, qui caractérisent la plupart des maisons individuelles.

Il serait sans aucun doute surpris de ne pas voir de livres. Dans chaque pièce, cependant, se trouve une armoire pleine de bobines de bandes minuscules, sur lesquelles sont enregistrés des signes microscopiques. Chacune de ces bobines contient de quoi remplir plus de vingt de vos volumes. On s’en sert à l’aide d’un instrument de poche, de la taille et de la forme de l’antique étui à cigarette. Quand on y insère la bobine, elle se déroule à la vitesse voulue et interfère systématiquement avec des vibrations produites par l’instrument. Ainsi naît un flot de langage « télépathique » qui pénètre dans le cerveau du lecteur. Ce moyen d’expression est si délicat et si direct qu’il n’y a presque aucune possibilité de se méprendre sur les intentions de l’auteur. Il faut également dire que les bobines elles-mêmes sont enregistrées par un autre appareil spécial, ondes cérébrales de l’auteur. Non qu’il donne une simple reproduction du courant de conscience de cet auteur, il n’enregistre que les images et les idées que ce dernier y « inscrit » délibérément. Je puis aussi mentionner que ces « livres » ne sont pas utilisés pour la reproduction de simples pensées éphémères, puisque nous pouvons à tout moment communiquer par « télépathie » directe avec n’importe quelle personne de la planète. Chacun ne conserve que le grain battu et trié de la moisson recueillie par l’esprit. » (15.II. Enfance et maturité.)

On pourrait imaginer un Stapeldon autocentré sur ses visions et finissant par considérer son œuvre comme une fondation à la mythologie du futur. On verra que c’est au contraire avec un certain humour tout britannique que l’auteur se renvoie de lui-même dans les cordes :

« En influençant des individus choisis, nous cherchons à influencer indirectement la multitude. Mais notre second mobile est très différent. Nous voyons l’histoire de l’Homme sur les planètes, ses patries successives, comme un processus d’une très grande beauté. Il est loin d’être parfait, mais il est très beau, de la beauté de l’art tragique. Il se révèle que cette belle chose demande que nous agissions en divers points de son passé. D’où notre volonté d’agir.

Malheureusement nos premiers efforts inexpérimentés furent désastreux. Beaucoup de ces sottises que les hommes de tous les âges ont eu tendance à attribuer à l’influence d’esprits désincarnés, les dieux, les démons ou les morts, ne sont que le charabia résultant de nos premières expériences. Et ce livre, si admirable, tel que nous l’avions conçu, est sorti du cerveau de l’écrivain, votre contemporain, en un tel désordre qu’il est en grande partie un tissu d’absurdités. » (16.II. Conduite des condamnés.)

Laissons au Dernier-né de l’humanité l’honneur de conclure ce long billet qui vous aura, nous l’espérons, persuadés de tenter l’aventure des milliers de millions d’années à venir.

« L’homme lui-même est pour le moins musique, un thème vaillant et beau qui transforme en musique son immense accompagnement, sa matrice de tempêtes et d’étoiles. L’homme lui-même, selon son rang, est éternellement une beauté dans la forme éternelle de l’univers : quelle bonne chose d’avoir été l’Homme. Ainsi pouvons-nous donc nous avancer ensemble vers la fin, la joie et la paix dans nos cœurs, en nous félicitant du passé et de notre propre courage. Car après tout nous ferons une belle conclusion à cette brève musique qu’est l’homme. » (16.III. Épilogue.)

A noter : une adaptation vidéo de la dernière partie du livre est disponible chez nos formidables archivistes de l'UFSF ici, ou jusqu’en avril 2024 sur le site de Arte-TV ici.

Réalisé par le musicien Johann Johannsson, son album Last and first men peut également être écouté ici, et augmentera allègrement le plaisir de votre lecture.

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