Qu’est-ce qui fait brûler Bradbury ?
SAM MOSKOWITZ
Ne nous embarrassons pas d’arguties : il est clair que parmi les écrivains de science-fiction, partis de l’obscurité précaire des revues populaires, aucun dans la génération actuelle n’a conquis une audience aussi large et aussi solide que celle de Ray Bradbury. Dans ce genre où les plus grandes prouesses littéraires ne rapportent à leur auteur que l’adulation d’une coterie de fanatiques et quelques cents par mot publié, ses titres de gloire, remarquables à tous points de vue, restent inégalés.
Par exemple, en 1954, l’Institut National des Arts et Lettres lui attribua son prix annuel de 1000 dollars « pour sa contribution à la littérature américaine dans les Chroniques martiennes et L’homme illustré », deux recueils de nouvelles pour la plupart reprises des magazines de science-fiction. La même année, le Commonwealth Club de Californie lui donna sa seconde médaille d’or annuelle pour Fahrenheit 451, court roman d’abord paru dans Galaxy sous le titre The fireman et rebaptisé pour la publication en volume.
Il n’y a pas eu moins de deux douzaines de distinctions particulières accumulées sur sa tête depuis 1946, date où la qualité particulière de son œuvre fut reconnue par un public relativement large. Les prix ne furent pas la seule récompense de Bradbury. Il ne cessa pratiquement jamais de vendre des nouvelles aux revues qui payent le mieux : Saturday Evening Post, Collier’s, Esquire, New Yorker, Mc-Call’s, Seventeen et McLean’s Magazine, et se vit offrir un contrat pour écrire le scénario du Moby Dick de John Huston, joué par Gregory Peck. Ses nouvelles furent réimprimées ou sélectionnées des centaines de fois dans des anthologies, et leurs adaptations radiophoniques et télévisées approchent le seuil de la centaine. Quand un nouveau livre de Ray Bradbury paraît, les journaux et les revues qui comptent n’oublient jamais d’en parler, et le traitent avec tout le sérieux voulu. La question à l’ordre du jour est la suivante : comment va évoluer son talent ? Jusqu’où va-t-il le conduire ?
Il est d’usage, quand on fait le bilan d’un auteur, de faire au moins une rapide allusion à son enfance, même si les événements rapportés ne paraissent pas avoir influencé directement ses écrits. Dans le cas de Bradbury, l’enfance et l’adolescence sont un facteur capital des motivations de l’homme.
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Ray Douglas Bradbury partage avec l’acteur Jack Benny l’honneur d’être originaire de Waukegan (Illinois), où il naquit le 22 août 1920. Son père descendait d’une famille anglaise qui s’établit en Amérique en 1630. Sa mère était d’origine suédoise. Sa sœur et un de ses frères moururent en bas âge et il grandit en compagnie d’un seul frère, son aîné. Bradbury se réfère rarement à sa mère, mais toujours avec une grande affection. Il parle très peu de son père, « qui travaillait dans une puissante société », et jette le masque dans la dédicace révélatrice d’Un remède à la mélancolie, publié en 1959. « À papa, dont l’amour, vraiment tard dans sa vie, a surpris son fils. »
Il y a des allusions à une enfance modérément heureuse dans sa note autobiographique parue dans Weird Tales (novembre 1943) :
« Dans certains de mes premiers souvenirs, je me vois montant l’escalier la nuit et trouvant une bête horrible qui attendait près de la dernière marche. Je descendais en hurlant et courais à ma mère. Alors, ensemble, nous remontions à l’étage. Invariablement, le monstre était parti. Ma mère ne l’a jamais vu. Quelquefois j’étais irrité par son manque d’imagination.
» J’imagine que je devrais me féliciter, pourtant, de cette peur de l’obscurité. Il faut connaître la peur et l’appréhension d’une manière ou d’une autre pour être en mesure d’en parler valablement, et Dieu sait que mes dix premières années furent pleines de l’habituel bric-à-brac de fantômes, de squelettes et d’hommes morts qui pirouettaient dans ma cervelle affolée. Quel odieux petit gosse morbide j’ai dû être ! »
Il parle aussi de ses difficultés avec les petites brutes qui le brimaient – et plus explicitement, dans son article Where do you get your ideas (publié dans le numéro de 1950 du fanzine Etalon Shrdlu), il écrit : « On n’est pas vraiment vieux avant d’avoir compris à quel point on est seul dans le monde. »
Beaucoup des contes fantastiques de Bradbury sont puisés dans ses terreurs d’enfant et se passent en plein Middle West, à Waukegan. Le même décor sert pour Le vin de l’été, roman à base de nouvelles paru en 1957, où il recrée avec nostalgie le Waukegan de 1928. Mais dans les années 50, c’est un Bradbury plus riche et plus satisfait qui a composé le livre. Il a à cette époque une femme et trois filles, une belle réputation, un compte en banque et une charmante demeure. Aussi la peine est-elle mise en veilleuse et le bonheur apparaît-il en pleine lumière. Le jeune héros, Douglas (c’est là le second prénom de Bradbury), n’en a pas moins entrelacé quelques-uns de ses contes d’horreur dans la trame de l’ouvrage, en particulier The night. [Pour toutes les nouvelles citées dans cet article et le suivant, le titre anglais a été conservé lorsqu’il s’agissait de textes non traduits ; dans le cas contraire, on a adopté le titre de l’édition française. (N.D.T.)]
Les notes autobiographiques de Bradbury révèlent un apprentissage à peu près continu du fantastique, débutant avant même que l’auteur sache lire. Sa mère lui lut la série du Magicien d’Oz et sa tante le laissa lire Poe sans la moindre précaution. On a pu dater avec précision son premier contact avec un magazine de science-fiction. Ce fut le numéro d’automne 1928 d’Amazing, qui comportait en particulier un curieux roman de A. Hyatt Verril, World of the giant ants, illustré par les fascinantes images oniriques de Frank R. Paul, qui à elles seules suffisaient à susciter le sens du merveilleux chez tout enfant normalement constitué. Le numéro fut passé au petit Bradbury, âgé de huit ans, par une adolescente en pension dans la famille. Il fut depuis un fan invétéré.
La grande crise a peut-être amené les Bradbury, en 1932, à quitter Waukegan pour l’Arizona. Il y devint l’ami d’un jeune homme qui avait une pleine caisse de vieux Amazing et de Wonder Stories et lut le tout. Bradbury ne se lasse jamais de parler de sa passion pour les Tarzan et les romans martiens d’Edgar Rice Burroughs à l’âge de douze ans ; dépourvu d’argent, il tapait ses propres suites sur une machine à écrire pour enfants qui n’écrivait qu’en capitales.
Deux ans après, en 1934, sa famille alla s’installer à Los Angeles. C’était sa dernière migration. Richard Donovan, dans son article Morals from Mars (The Reporter, 26 juin 1951), rapporte que Bradbury à cette époque était « un enfant grassouillet qui portait des lunettes et n’était pas capable de jouer correctement au football. Humilié, il se tourna vers la littérature. »
Le début de septembre 1937 fut un tournant dans sa vie : alors qu’il regardait les livres et les revues chez Shep, un libraire de Los Angeles spécialisé dans la science-fiction, il reçut une invitation à visiter la section de Los Angeles de la Ligue de Science-Fiction. Le 5 septembre, il se rendit à une réunion au domicile d’un des membres et reçut le premier numéro d’un magazine à diffusion privée intitulé Imagination ! La possibilité d’être publié pour de bon dans cette revue d’amateurs emporta sa décision. Il s’inscrivit à la réunion d’octobre.
La première nouvelle publiée de Bradbury, Hollerbochen’s dilemma, parut dans le numéro de janvier 1938 d’Imagination ! Elle n’avait que peu de rapports avec un travail littéraire de marque ; mais cette histoire d’un homme qui engendre une énorme quantité d’énergie en « restant immobile dans le temps » et explose, rayant la ville de la carte, au moment où il reprend son cours normal, est répétée si étroitement dans la première histoire des Marchands d’Armes de Van Vogt, The seesaw (Astounding, juillet 1941), que le lecteur ne peut manquer de s’interroger.
[On retrouve une partie de cette idée dans Jerusalem de Alan Moore (qui vit lui-même en se déplaçant le moins possible hors de Northampton). (Note du PReFeG) ]
Cette nouvelle ne reflète guère le caractère de Bradbury à cette époque, puisqu’il jouait apparemment dans le club le rôle du clown. Un des membres le décrivit comme « le plaisantin de la Ligue de Los Angeles. En d’autres termes, c’était le préposé aux grosses farces. » La plupart de ses œuvres publiées à cette époque étaient des tentatives d’humour pathétiquement ratées, dans le domaine de la fiction comme dans celui de l’essai. Aujourd’hui, elles font le désespoir de l’érudit bradburyste, ayant été publiées dans d’obscurs bulletins ronéotypés comme D’journal, Fanto-Science Digest, Nova, Mikros, Fantasy Digest, Polaris ou Sweetness And Light.
Une description étonnamment précise et amusante de l’apparence physique de Bradbury à cette époque fut donnée par lui-même dans le numéro de juin-juillet 1939 de Fantasy Digest : « Cette horrible chose dans le miroir avait trottiné à travers la vie en portant des lunettes, des yeux bleus, un toupet sale de cheveux blondasses, des oreilles siamoises, un filet de bave qui coulait été comme hiver et un nez qui aurait pu passer pour un chou avec un éclairage un peu déficient. Elle a des dents blanches, aucune prothèse et une complexion apoplectique (sevré au ketchup, si vous voyez ce que je veux dire). Elle se tient (ou plutôt se penche) à la hauteur de cinq pieds dix pouces – sans compter le démon familier qui chevauche ses sourcils dans toutes les directions par temps froid et chante Frankie et Johnnie. »
À peu près toutes les descriptions de Bradbury adolescent faites à l’époque par ses connaissances parlent de son amabilité sans faille, de son inébranlable bon caractère, de sa constante bouffonnerie et de sa modestie. Il apparaissait comme un homme sans opinion acide sur aucun sujet. Le contraste abrupt entre ses personnage et le Bradbury terrifié, colérique, hypersensible et meurtri, révélé par ses œuvres postérieures suggère une façade délibérément construite. Cette hypothèse est peut-être confirmée par cette appréciation sur Bradbury, due à l’un de ses meilleurs amis d’autrefois, T. Bruce Yerk, dans une plaquette intitulée Memoirs of a superfluous fan et publiée en décembre 1943 : « Le trait qui le distinguait de tous les autres membres du groupe était son humour effréné, dément et rebattu, mais au-dessous de sa grivoiserie paillarde et incontrôlée (…) il y avait une profonde compréhension des gens et des signes des temps. »
Le club de Los Angeles fut une très bonne chose pour Bradbury, Parmi ses membres figuraient des auteurs déjà arrivés comme Henry Kuttner et Arthur K. Barnes, et, plus tard, Robert A. Heinlein et Leigh Brackett. Quand il reçut ses diplômes d’enseignement secondaire en 1938, Bradbury envisagea sérieusement de devenir écrivain et les auteurs professionnels appartenant à la section locale ou en visite trouvèrent en lui une véritable sangsue, insatiable dans sa quête du secret de la réussite littéraire.
Cependant, non seulement le jeune Bradbury n’obtint rien des éditeurs professionnels, mais même chez les fanzines d’amateurs, qui rejettent rarement quelque chose, il reçut un accueil négatif très surprenant. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire : au début de l’été 1939, Ray Bradbury ronéotypa son propre périodique intitulé Futuria Fantasia. Le premier numéro se signalait par une couverture de Hannes Bok, à peu près inconnu alors, et une nouvelle de Bradbury sous le pseudonyme de Don Raynolds. Plus significativement, la plus grande partie du numéro était consacrée à promouvoir un mouvement désigné sous le nom de « Technocracy Incorporated ».
Les maîtres à penser de la Technocratie professaient que le système économique américain s’effondrerait vers 1945. Ils étaient prêts à intervenir en désignant une hiérarchie de savants qui gouverneraient le pays avec une précision et une infaillibilité totalement scientifiques, ils estimaient que, sous leur système, chaque individu dans le pays disposerait annuellement de l’équivalent de 20.000 dollars, rachetables en certificats d’énergie. On travaillerait quatre heures par jour et cinq jours par semaine. Le pays serait divisé en 100 districts, et un complexe industriel satisferait aux besoins de chaque district.
Bradbury disait alors : « Je pense que la Technocratie combine tous les espoirs et les rêves de la science-fiction. Nous en avons rêvé depuis des années – et maintenant cela peut, en un temps très court, devenir une réalité. »
Bradbury aujourd’hui est catalogué pour son attitude anti-scientifique, Sa peur de la science mal utilisée est réelle et évidente. Mais il n’y avait aucune trace de cette attitude en 1939, quand il prédisait, de façon très idéaliste, qu’un pays totalement gouverné selon les préceptes d’une technocratie scientifique était une bonne chose. Le système ne prévoyait pas d’élections, mais ce détail ne le gênait guère, car il pensait alors qu’une « dictature limitée » était souhaitable.
Quelques semaines après la sortie du premier numéro de Futuria Fantasia, Ray Bradbury assista à la première Convention Mondiale de la Science-Fiction, tenue à New York pendant le week-end du 4 juillet 1939. Le 7, il alla voir Farnsworth Wright, rédacteur en chef .de Weird Tales [Célèbre revue fantastique américaine, aujourd’hui disparue. (N.D.T.)] avec un double objectif : examiner les possibilités de vendre des nouvelles à ce magazine, et montrer à Wright des spécimens des dessins de Hannes Bok, qui était spécialisé dans un style baroque convenant parfaitement au conte fantastique. Cette dernière mission connut un plein succès. Wright acheta d’enthousiasme les œuvres de Bok et Bradbury fut l’instrument de l’apparition de cet artiste sur la scène professionnelle.
À long terme, ce que Bradbury fit de plus important pendant son voyage à New York fut sa rencontre avec Julius Schwartz. Celui-ci était alors le principal agent littéraire spécialisé dans la science-fiction et le fantastique. Sa liste d’auteurs ressemblait à un Who’s Who de l’époque. Le numéro d’automne 1939 de Futuria Fantasia contenait une nouvelle de Bradbury, Pendulum, publiée sans nom d’auteur. Bradbury persuada Henry Hasse, un enthousiaste qui avait déjà publié nombre d’histoires de science-fiction de son cru, de l’aider à la récrire. Schwartz, scrupuleusement, présenta la chose comme une collaboration, avec l’espoir que la réputation de Hasse ferait vendre la nouvelle.
Pendant l’été 1941, Julius Schwartz et le populaire auteur de science-fiction Edmond Hamilton décidèrent de louer ensemble un appartement à Los Angeles pour les mois de juillet et d’août, Schwartz pour prendre ses vacances et Hamilton pour s’attabler devant sa machine à écrire. Le premier après-midi, Schwartz se promenait sur Norton Street, à 50 mètres de son appartement, vers le carrefour avec Olympic Street, quand il fut arrêté par un appel : « Journal, monsieur ! » Il se retourna et découvrit que le vendeur était Ray Bradbury ! Bradbury vendait des journaux tous les après-midis à ce carrefour. Ce fui sa principale source de revenus entre 1938 et 1942.
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Bradbury ne désarma pas. Il était toujours fourré dans l’appartement de Schwartz et Hamilton, qu’il ne quittait que pour aller vendre ses journaux. La situation était devenue à peu près intolérable quand, le 18 juillet 1941, arriva la nouvelle que Pendulum était acheté pour 27,50 dollars par Super Science Stories. La nouvelle, qui parut dans le numéro de novembre de cette revue, racontait l’histoire d’un savant de l’avenir qui, en faisant la démonstration d’une nouvelle découverte, tue accidentellement une douzaine de savants parmi les premiers du monde. Pour le punir, on l’enferme dans un pendule géant que l’on met en marche. Le balancement le rend presque immortel, et il regarde les siècles défiler, pour tomber finalement en poussière quand des envahisseurs venus d’outre-espace arrêtent le mouvement du pendule. Tant pour le style que pour le scénario, cette nouvelle était au-dessous du niveau minimum requis, même à cette époque.
La gloire d’avoir découvert Bradbury (bien qu’il eût vendu à Script, sept mois plus tôt, un petit texte critique) revient donc à Alden H. Norton, qui venait de succéder à Fred Pohl, une semaine auparavant, au poste de rédacteur en chef de Super Science Stories. Norton devint par la suite directeur associé de Popular Publications.
Une autre nouvelle écrite en collaboration avec Henry Hasse, Gabriel’s horn, faisait le tour des salles de rédaction et devait être vendue par la suite à Captain Future, mais à ce moment la préoccupation majeure de Bradbury était de mener à bien personnellement sa deuxième « affaire ». Il se plongea dans les archives de Futuria Fantasia et, dans son quatrième et dernier numéro (été 1940), trouva The piper, publié sous le pseudonyme de Ron Reynolds. Il revint frapper à la porte de Schwartz. C’était un jour de canicule, et tous deux s’assirent sur le bord du trottoir pour réviser The piper d’après les indications de Schwartz. Toutes les fois qu’ils prenaient du repos, Bradbury mangeait un hamburger et un lait malté, les deux éléments de base de son régime.
The piper fut la première nouvelle vendue par Bradbury sous son seul nom, et sa première nouvelle située sur Mars. Telle qu’elle parut dans Thrilling Wonder Stories (février 1943), elle racontait l’histoire du dernier Martien civilisé, qui attire une race primitive hors des collines, en jouant de la musique, pour détruire les Joviens qui exploitent la planète. La version originale de Futuria Fantasia était inférieure, mais plus proche du style que Bradbury allait finalement adopter. Les exploiteurs de Mars n’y étaient pas les Joviens, mais les Terriens. La description des villes de la planète rouge ressemblait beaucoup à celle des Chroniques martiennes. Cette histoire montre clairement qu’en essayant de singer les méthodes des auteurs à succès, Bradbury était mal inspiré. Il en serait devenu un plus vite et mieux à sa manière.
Bradbury n’avait personne pour le lui dire. Il louait un local avec une machine à écrire et un bureau et, huit heures par jour, il écrivait des nouvelles sans en vendre une seule. Il finit par brûler trois millions de mots de manuscrits et, de désespoir, essaya de forcer la porte de Weird Tales. Il demanda l’aide de Henry Kuttner, qui lui rédigea les deux cents derniers mots de sa nouvelle The candie. Ce très faible conte sur la volonté de mort et son châtiment fut vendu à Weird Tales pour 25 dollars et publié dans le numéro de novembre 1942 de cette revue. Puis vint Promotion to satellite, histoire d’un Italien qui meurt dans l’espace en sauvant l’équipage de son navire et se voit transformer en satellite de la Terre pour rendre hommage à son héroïsme : cette nouvelle parut dans Thrilling Wonder Stories (automne 1943). C’est presque une réussite, et l’on y trouve les premières traces du Bradbury plus inspiré qui allait venir.
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Jusqu’à présent, Bradbury a essayé d’imiter les autres écrivains de science-fiction. Dans Le vent (Weird Tales, mars 1943) il prend pour modèle Ernest Hemingway : cette assez longue histoire d’un homme menacé et finalement absorbé par le vent est racontée en grande partie avec ce dialogue incisif si caractéristique du maître. Hemingway allait rester une des sources majeures de son style désormais. Le numéro de mai 1943 de Weird Tales donnait sa nouvelle La foule, variation évidente sur L’homme de la foule d’Edgar Poe, basée sur ces gens qui semblent surgir de nulle part quand un accident arrive.
La faux (Weird Tales, juillet 1943) était une terrifiante allégorie sur la Sinistre Faucheuse, mais Bradbury ne décrocha vraiment la timbale qu’avec The ducker, dans le numéro de novembre 1953. L’histoire de Johnny Choir, qui croyait que la vraie guerre était un jeu d’enfant et en sortit indemne, fut la première exploitation par Bradbury de la riche mine de souvenirs d’enfance qui devait le rendre célèbre. L’accueil des lecteurs fut si spontané qu’une suite, Bang ! you’re dead, devait reprendre le même personnage dans le numéro de septembre 1944. La revue publia sa biographie. Bradbury était en marche, pour la première fois, vers la renommée.
Ses efforts pour vendre de la science-fiction n’obtenant guère plus de succès qu’auparavant, il redoubla d’efforts dans le domaine du fantastique. Le plus éminent débouché pour la science-fiction en 1942 était Astounding, dont régulièrement le rédacteur en chef jetait un coup d’œil à chaque nouvelle de Bradbury et non moins régulièrement la refusait. Il finit pourtant par investir 45 dollars sur une nouvelle quasi-fantastique intitulée par son auteur Everything instead of something et qui, rebaptisée Doodad, fut publiée en septembre 1943. L’histoire, parodie transparente du cycle van vogtien des Marchands d’Armes, montrait un magasin qui vendait des gadgets venant de toutes les périodes du temps et capables de faire à peu près n’importe quoi. Le héros les utilise pour triompher d’un gangster dans un des plus navrants textes fantastiques jamais parus dans Astounding.
Astounding publiait un autre magazine, Unknown Fantasy Fiction, spécialisé dans le fantastique insolite. Bradbury réussit à lui vendre un de ses contes surnaturels. L’ironie du sort voulut que la revue disparût avant d’avoir utilisé la nouvelle, et celle-ci, L’émissaire, fut insérée finalement dans le premier recueil de Bradbury, Dark carnival, publié par Arkham House en 1947. Il était difficile de croire que ce récit plein de qualités fût du même auteur que Doodad. L’émissaire raconte l’histoire d’un enfant invalide dont le chien amène régulièrement une gentille jeune femme en visite et mène à bien une dernière fois sa mission favorite quand la femme est morte et enterrée. C’était un classique de la terreur sur le mode mineur.
Ainsi, de mauvais gré, Bradbury concentra l’essentiel de son énergie sur le fantastique, l’horreur et l’épouvante. Puisant surtout dans ses souvenirs d’enfance, il produisit un flot continu de contes alambiqués, baroques ou bizarres tels que Le bocal, Le lac, La grande réunion, The sea shell, The tombstone, et le plus remarquable de tous peut-être, The night, magnifique récit réaliste racontant la montée graduelle de la tension et de la peur au cours de l’attente, puis de la recherche d’un enfant sorti trop tard et qui n’était pas rentré.
Une tentative analogue, The long night, appartenait au genre policier, et Julius Schwartz l’envoya à New Detective, une revue des Popular Publications. En l’achetant, le rédacteur en chef W. Ryerson Johnson dit à Schwartz : « Ce Bradbury est sans discussion l’auteur le plus prometteur que j’aie jamais lu. Il fera du chemin et je veux voir autre chose de lui. »
Schwartz transmit le message à Bradbury, qui désormais alterna les contes fantastiques et les histoires criminelles, dont il finit par vendre presque une vingtaine à Detective Tales, Detective Fiction, Detective Book Magazine, Dime Mystery et New Detective. L’une d’elle, Wake for the living (Dime Mystery, septembre 1947), était une nouvelle de science-fiction, reposant sur l’idée d’un cercueil entièrement automatique. Une autre, Le petit assassin, sur un bébé qui tue son père et sa mère, est devenue un classique de Bradbury.
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De temps en temps paraissait une histoire de science-fiction signée Bradbury. I, rocket (Amazing, mai 1944) était une saisissante aventure interplanétaire racontée du point de vue de la fusée. Un peu avant, King of the gray spaces (Famous Fantastic Mysteries, décembre 1943) décrivait avec sensibilité le comportement d’un jeune garçon entraîné, puis choisi parmi beaucoup d’autres, pour voyager dans l’espace.
Le débouché le plus sûr pour la science-fiction de Bradbury était une revue populaire d’aventures et d’action appelée Planet Stories. Il se conforma d’abord aux lois du genre, faisant même revivre le Conan de Robert E. Howard dans Lorelei of the red mist, écrit en collaboration avec Leigh Brackett. L’idée d’un navire-morgue, chargé du ramassage des cadavres après les guerres interplanétaires, est entièrement originale, mais il en a fait à peu près le même usage dans deux autres nouvelles, Morgue ship et Lazarus, come forth.
Puis survint l’événement. Une nouvelle intitulée Family outing et soumise à Planet Stories parut dans le numéro d’été 1946 de la revue, sous le titre Le pique-nique d’un million d’années. Elle ne fut payée que 32 dollars, mais le fut incalculablement plus par la réaction des lecteurs. Cette histoire de la dernière famille de la Terre, qui se pose sur une rivière de Mars pour devenir la fondatrice d’une nouvelle race de Martiens, ne fut pas seulement la première des Chroniques martiennes publiée, mais une des meilleures.
Beaucoup plus remarquable encore fut The creatures that time forgot (Planet Stories, automne 1946). Ce fut la deuxième longue nouvelle de Bradbury (elle avoisinait les 22.000 mots) et elle présentait tous les caractères d’une épopée. Où et comment eut lieu l’expérience décisive ? En tout cas Ray Bradbury, à l’âge de 26 ans, avait clairement compris ce qu’implique le fait d’être mortel. Dans cette nouvelle, primitivement intitulée Eight day world, il mettait en scène un groupe d’hommes échouant sur une planète radioactive où tout le processus de la croissance et de la sénescence était réduit à une durée de huit jours. « La naissance était rapide comme un coup de couteau, » écrivait Bradbury. « L’enfance était traversée en un éclair. L’adolescence était une lueur éphémère. L’humanité était un rêve, la maturité un mythe, la vieillesse une réalité implacable et fugitive, la mort une prompte certitude. »
Un an avant, les espérances de Bradbury avaient été comblées par la vente d’une nouvelle réaliste, La grande partie entre noirs et blancs, à l’American Mercury. Dirigé alors par Lawrence Spivak, l’American Mercury était une revue de prestige et ses droits d’auteur, quoique bas si on les comparait à la plupart des revues de diffusion générale, n’en furent pas moins les plus élevés que Bradbury eût jamais reçus. Puisant une fois de plus dans son enfance, il s’était essayé à traiter le thème d’une tension interraciale dans un jeu de ballon. La nouvelle fut retenue pour l’anthologie de Martha Foley, Les meilleures nouvelles de 1946, ce qui, compte tenu du talent déployé dans les histoires de science-fiction de Bradbury, était un présage : Collier’s dans son numéro du 13 avril 1946, publia sa nouvelle One timeless spring et Charm, en avril 1946, The miracles of Jamie.
Mademoiselle, dans son numéro de novembre 1945, avait publié L’enfant invisible, touchante histoire d’une sorcière essayant de conquérir la solitude avec des charmes qui n’agissent pas. La même revue mit dans le mille en octobre 1946, avec La grande réunion, qui fut retenue pour les O. Henry Mémorial Award Prize Stories de 1947. La grande réunion raconte la réunion d’une famille de sorcières, de vampires et de fantômes où l’adolescent est né humain, ce qui lui vaut le dédain de ses parents plus « chanceux ». Cette nouvelle exprimait brillamment le vif désir des enfants pour certains des attributs magiques des créatures de la superstition et de la fantaisie ; elle suggérait aussi que le sentiment de la mort chez Bradbury était né du folklore, dans la prime jeunesse de l’auteur.
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Defense mech (Planet Stories, printemps 19-16), est une nouvelle sous-estimée ; en fait c’est une première tentative, presque réussie, sur le thème tendu ensuite fameux par La troisième expédition, à ceci près que dans cette nouvelle, c’est simplement un voyageur de l’espace ayant perdu la raison qui voit des scènes de la Terre sur Mars. L’heure H (Planet Stories, automne 1947) fut présentée par la rédaction comme « une des meilleures nouvelles de science-fiction que nous ayons jamais lues. Peut-être penserez-vous que c’est la meilleure ! » C’est un classique de plus dans la tradition de Un certain Monsieur Belzé de John Collier et de Tout smouales étaient les borogoves, d’Henry Kuttner, reflétant l’abîme d’incompréhension qui sépare parents et enfants et l’antagonisme qui en résulte.
Bradbury, jusqu’alors, avait très rarement reçu plus d’un cent le mot pour ses nouvelles ; mais à cette époque le tarif, en science-fiction, grimpa jusqu’à deux cents le mot : c’est ce que paya Planet Stories pour Pillar of fire, soit en tout 250 dollars pour un des contes les plus étranges de Bradbury. Un zombie sort de son cercueil, dernier mort d’un monde qui brûle tous ses morts. Nous faisons ici connaissance avec la planète Mars des Chroniques martiennes. En outre, les livres ont été brûlés, et l’incinération de ce mort-vivant effacera les derniers souvenirs d’Edgar Poe, Ambrose Bierce, H. P. Lovecraft. Nathaniel Hawthorne et autres maîtres du fantastique. Quand les autorités finissent par appréhender et brûler ce dernier des morts, Pillar of fire devient un captivant prélude aux Bannis (MacLean’s Magazine, 15 septembre 1949), où les fantômes des grands écrivains du passé, cachés sur Mars, s’évanouissent quand disparaît le dernier souvenir d’eux.
Puis ce fut La troisième expédition (Planet Stories, automne 1948). Bradbury subit peut-être ici l’influence de l’Odyssée martienne de Stanley G. Weinbaum, où une plante prédatrice, pour attirer et tuer ses victimes, évoque les mirages des objets qu’elles désirent le plus. Des Terriens se posent sur Mars et y trouvent toute une ville du Middle West, orphéon compris. Ils rencontrent leurs parents morts qui les attendent pour leur souhaiter la bienvenue, s’endorment dans leurs souvenirs d’enfance, et sont massacrés. C’est certainement une des plus original méthodes jamais conçues pour repousser une invasion interplanétaire.
En mai 1947, le premier recueil relié de Ray Bradbury, Dark carnival, composé principalement de ses contes fantastiques, fut publié par Arkham House. Bradbury envoya à son agent Julius Schwartz un exemplaire ainsi dédicacé : « Pour Julot, en souvenir ému de Norton Street, et parce que vous avez vendu presque toutes les nouvelles de ce livre pour moi. Avec l’affection de Ray Bradbury. »
Six mois après, Schwartz vendit The black Ferris à Weird Tales : c’était le 2 janvier 1945, et leurs relations d’affaires prirent fin. Schwartz était trop spécialisé en science-fiction. Il écrivit à Bradbury pour lui dire franchement que, comme agent, il l’avait emmené aussi loin qu’il pouvait. Désormais, loin d’aider son client, il ne pouvait que le retarder.
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De son côté, Bradbury était déjà en bons termes avec le New Yorker et Harper’s. Quelques années après, Coronet allait donner un digest de La troisième expédition, et Esquire devait en réimprimer le texte dans sa totalité. Esquire allait aussi réimprimer Les hommes de la Terre, The spring night et Usher II, toutes reprises de revues populaires de science-fiction. Bradbury avait longtemps vendu au-dessous de son public. Il ne pouvait être ignoré plus longtemps. Les critiques des quotidiens et des revues se montrèrent généreux, mais dans les milieux du fantastique et de la science-fiction, la réaction fut mitigée.
Les critiques de Bradbury l’accusent souvent de n’avoir rien d’autre à fournir que de l’émotion. Cette opinion est très éloignée de la vérité, qui révèle qu’il introduisit quelques changements durables dans le domaine de la science-fiction. Richard Matheson fut sans conteste influencé par Bradbury, dans son style comme dans sa sensibilité et sa technique. Sa plus célèbre nouvelle, Journal d’un monstre, est une variation sur l’horreur enfantine telle que l’utilise Bradbury. Judith Merrill, qui fonda sa réputation sur That only a mother, histoire d’une mère qui ne trouve rien de défectueux en son enfant mutant dépourvu de membres (Astounding, juin 1948), doit certainement une part de son inspiration à Bradbury, dont le touchant conte The shape of things (Thrilling Wonder Stories, février 1948) est l’histoire d’une femme qui ne trouve rien de défectueux en son enfant, né sous la forme d’un triangle. James Blish, qui devait gagner un Hugo avec Un cas de conscience, roman sur le dilemme d’un prêtre sur la planète Vénus, dont les habitants sont exempts du péché originel, pourrait donner un coup de chapeau respectueux en direction des Boules de feu, récit paru d’abord dans Imagination (avril 1951), et où il est question de prêtres découvrant des Martiens libres de péché originel.
Bradbury a gagné plusieurs procès ; l’un d’eux l’opposait à une émission de télévision accusée de s’être approprié des idées prises dans ses livres. Il est donc évident que ceux-ci doivent contenir quelque chose de plus substantiel que de l’émotion et une atmosphère empruntée. Le fait le plus révélateur, c’est qu’Astounding, la revue de John Campbell, eut la primeur de la plupart des nouvelles majeures de Bradbury, dont La troisième expédition, L’heure H, Pillar of fire, Le pique-nique d’un million d’années et Les hommes de la Terre et les refusa comme n’étant pas dans sa ligne rédactionnelle. Or, maintenant, Astounding publie précisément ce genre d’histoires. Exemple : The first one de Herbert D. Kastle (juillet 1961), sur la solitude du premier homme revenu de Mars et la brèche qu’il trouve entre sa famille et lui.
Les Chroniques martiennes (1950) et le recueil L’homme illustré (1951) valurent à Bradbury une audience universelle pour ses œuvres de science-fiction. On s’est souvent demandé pourquoi les contes remarquablement originaux et habiles de Dark carnival et, plus tard, du Pays d’octobre, n’ont pas rencontré un succès analogue. Mais il y a eu, il y a toujours nombre de spécialistes extraordinairement brillants dans le domaine de l’insolite, de l’horreur et du surnaturel. On pourrait citer maints auteurs admirables par leur maîtrise du langage et leur originalité, comme John Collier, Roald Dahl, Edgar Poe, Ambrose Bierce, A. E. Coppard, Algernon Blackwood, Theodore Sturgeon, Walter de la Mare, Saki, M. R. James, W. F. Haway, E. F. Benson, May Sinclair, Lord Dunsany – et le tableau d’honneur est à peine entamé. Bradbury dépasse peu d’entre eux, en égale quelques-uns et reste inférieur à la plupart ; en tout cas il ne peut pas compter sur le premier prix dans une confrontation de ce genre.
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La science-fiction offre l’exemple du cas contraire. Là ses idées paraissent étonnamment originales et son style brille de tous ses feux. Sur le plan du style, il n’a guère de rivaux, et le caractère unique d’une histoire sur Mars ou Vénus racontée dans les rythmes opposés d’Hemingway et de Thomas Wolfe suffit pour fasciner n’importe quel critique.
Littérature générale pour les thèmes et l’écriture, science-fiction pour le décor : telle est la formule littéraire de Bradbury. En cela il est singulièrement original, et une revue comme Collier’s n’hésite pas à publier son chef-d’œuvre mineur, Il viendra des pluies douces, description indirecte d’un désastre atomique, ou Le renard et la forêt, tentative d’un couple pour s’évader d’un avenir de type « 1984 » et rejoindre la liberté relative du Mexique d’aujourd’hui. Dans cette veine, le Saturday Evening Post distinguera La brousse, sur une chambre d’enfants avec télévision tridimensionnelle, dont les images deviennent réalité dans la quatrième dimension, ou La sirène, où un monstre préhistorique endormi dans la vase au fond de l’Atlantique se réveille pour répondre à l’appel d’une corne de brume.
Une des accusations lancées contre Bradbury est vraie : ses histoires soulèvent des problèmes à un niveau purement émotionnel et n’offrent pas de support logique aux positions prises. Il est souvent difficile de déterminer quels dénouements il crée artificiellement pour les besoins de l’histoire, et dans quels dénouements il est sincère.
Ce problème fut résolu par la publication en volume de Fahrenheit 451, celle de toutes ses œuvres qui ressemble le plus à un roman. L’ouvrage explique en détail sur quoi se fondent les griefs de Bradbury. C’est l’histoire d’une Amérique future où le travail des pompiers n’est pas d’éteindre les incendies, mais de brûler les livres ; son rythme est un peu plus lent que celui des nouvelles de l’auteur, mais c’est à tous points de vue l’un de ses meilleurs livres, un des plus révélateurs. Si nous lisons entre les lignes, nous comprenons que le traitement des préjugés raciaux par Bradbury dans À travers les airs et sa suite, Comme on se retrouve, ressortit de la pure fabrication et non du sentiment – puisque dans Fahrenheit 451 il invective les minorités comme un facteur essentiel dans la censure des livres, de la presse, du cinéma, de la radio et de la télévision, sujet sur lequel il est très véhément.
L’ouvrage ne dit à peu près rien sur la religion, qui avait été le centre des Boules de feu et de L’homme, d’où l’on peut raisonnablement inférer que ce matériau n’avait été utilisé que pour sa force d’impact.
Il nous dit pourquoi il craint la science, mais ne nous dit pas quand ce sentiment est né. Sur ce point, on peut émettre l’hypothèse suivante. Peu de chose affectèrent Bradbury aussi gravement que les autodafés de livres par les nazis. Sa colère et son indignation, sa peur que la civilisation d’aujourd’hui ne soit en train de « brûler » les livres – sinon littéralement, du moins par négligence – revient sans cesse dans Fahrenheit 451. Un psychologue pourrait dire que, puisque la littérature offrait à Bradbury son seul espoir d’immortalité, la destruction ou l’oubli des véhicules nécessaires pour transmettre ses pensées menace en fait son âme. Cette idée forme précisément le thème de son récit Les bannis, où les esprits des grands auteurs du passé s’évanouissent un à un, en même temps que les derniers exemplaires de leurs livres sont brûlés ou que meurent les dernières personnes qui s’en souviennent. En 1942, « Technocray Incorporated » mit des annonces dans cent journaux américains pour demander que les États-Unis mettent fin à leur aide aux alliés en guerre contre l’Allemagne nazie.
La technocratie, défendue par Ray Bradbury avec tant d’idéalisme, était maintenant l’alliée des brûleurs de livres. La science après tout n’était que le simple instrument du genre humain et non sa rédemptrice. Confiée à des mains mal choisies, elle pouvait détruire le monde.
Bradbury est aujourd’hui un écrivain important sur la scène américaine, mais s’il donna un jour ses lettres de noblesse à la science-fiction, cette action bénéfique semble bien appartenir au passé. Non seulement sa production actuelle se rattache à la littérature générale, mais encore elle est conformiste, qu’elle soit écrite pour Playboy ou pour un journal littéraire. C’est du bon et habile travail ; mais dans le genre fantastique, ce n’est pas supérieur à celui de légions d’autres bons et habiles écrivains.
Quand on critique le dernier livre de Bradbury, on relève invariablement les rares traces de science-fiction et le reste ne recueille qu’une approbation polie. Les seuls livres de Bradbury que l’avenir ne « brûlera » pas sont les plus proches du style des Chroniques martiennes. Ses « messages » ne produisent leur effet que lorsqu’ils sont habillés d’un vêtement scientifique. H. G. Wells et Jules Verne ont tous deux eu à méditer cette leçon. C’est maintenant le tour de Bradbury.
(Traduit par Jacques Goimard.)
Bradbury : un poète en prose à l’âge de l’espace
WILLIAM F. NOLAN
Je connais Ray Bradbury depuis plus de douze ans. Quand je l’ai rencontré, en juin 1950, un mois après la publication des Chroniques martiennes, il vivait modestement à Venice (Californie) [Dans la banlieue de Los Angeles. (N.D.T.)] et sa première fille, Susan, n’avait pas tout à fait huit mois. Aujourd’hui Susan est une demoiselle de treize ans, qui a trois sœurs, et Ray est un des plus célèbres et des plus populaires écrivains contemporains d’Amérique, bénéficiant d’une audience internationale grâce aux Chroniques martiennes (qui se sont vendues à plus d’un million d’exemplaires) et aux nombreux livres qui suivirent. Il possède actuellement à Cheviot Hills une maison d’un étage, meublée avec amour et pleine de corridors, assez grande pour sa famille et ses deux automobiles – dont une Thunderbird, très prisée de sa femme Maggie, qui la conduit sportivement. Bradbury refuse toujours d’apprendre à conduire une voiture, de même qu’il refuse avec obstination de monter à bord d’un jet : ce sont peut-être ses derniers retranchements contre l’âge atomique dans lequel il vit. En 1955, quand le clan Bradbury fut attaqué par les oreillons, Ray permit à ses filles de louer un récepteur de télévision. Une fois le monstre en place, la bataille était perdue : le récepteur fut bientôt acheté. Des années durant, Ray se battit pour empêcher le téléphone d’entrer chez lui ; maintenant encore, il change périodiquement de numéro pour repousser une foule d’appels indésirables qui le dérangent dans son travail.
« Sa voix n’a jamais cessé d’être celle du poète dressé contre la mécanisation de l’humanité, » a dit un critique, et cette peur de l’engloutissement a trouvé des échos nombreux dans ses nouvelles. Bradbury ne s’est jamais méfié des machines, mais il s’est toujours méfié des hommes qui les utilisent.
« Les machines, par elles-mêmes, ne sont que des gants vides, » aime-t-il à dire, « et la main qui les remplit est toujours la main de l’homme. Cette main peut être bonne ou mauvaise. » Voici comment il développe sa pensée : « Aujourd’hui nous sommes arrivés au bord de l’Espace, et l’homme, dans son flux gigantesque, est sur le point de monter comme une marée jusqu’à de nouveaux mondes lointains… mais il doit maîtriser en lui-même une semence d’autodestruction. L’homme est à moitié idéaliste, à moitié destructeur, et court encore un danger réel et terrifiant : celui de se détruire lui-même avant d’avoir atteint les étoiles. Je vois la moitié autodestructrice de l’homme, l’araignée aveugle qui s’impatiente dans l’ombre vénéneuse, rêvant de nuages en forme de champignons. La mort résout tout, murmure-t-elle, secouant une poignée d’atomes comme un collier de grains noirs… Nous touchons au plus grand âge de l’histoire, et bientôt nous serons en mesure de laisser derrière nous notre planète natale, et de partir dans l’espace pour un fantastique voyage de survie. Rien ne doit faire obstacle à ce voyage, notre dernière grande émigration dans l’immensité déserte. »
Ce sont là les paroles d’un moraliste de l’âge spatial, et Bradbury a souvent montré, dans ses nouvelles, quel intérêt profond il porte à l’avenir de l’humanité. Aldous Huxley l’appelle « un des plus grands visionnaires de toute la littérature contemporaine », et un critique anglais ajoure : « Il voit l’homme dressé pareil à Faust, tenant un pouvoir divin dans ses mains, mais conscient d’une fragilité inhérente à son état de mortel. »
À titre personnel, Ray n’a rien d’un sombre moraliste : en fait, il est d’une gaieté désarmante, plein d’humour et d’entrain, souvent délirant, quelquefois paillard, toujours bouillant et volubile – au point que son enthousiasme tend à écraser l’interlocuteur trop doux. Malgré ses épaisses lunettes, il est loin de paraître ses quarante-deux ans, et sa personnalité brille devant tous les publics. La chaleur qu’il engendre est contagieuse et toujours bienvenue. Mais c’est aussi un hypersensible, qui se vexe facilement et se met vite en colère s’il sent qu’on l’a traité injustement.
Un excellent exemple de Bradbury dans son personnage d’offensé fut son procès contre la fameuse émission de TV, « Théâtre 90 ». Il y a quelques années, quand cette émission était à son apogée, elle présenta une pièce de 90 minutes, Concerto pour plusieurs batteries, représentant une époque future où la censure était reine, et où l’on faisait appel aux « libristes » pour brûler les maisons de ceux qui défiaient leur société en sécrétant des livres. Bradbury explosa quand il vit cette émission, appela son avocat et fit un procès séance tenante à « Théâtre 90 » et à la chaîne pour plagiat. Cette émission, déclara-t-il, était purement et simplement une adaptation de son Fahrenheit 451. Après une véritable bataille rangée devant la justice, Ray finit par remporter la victoire en appel et reçut un dédommagement appréciable. « La plupart d’entre nous n’essaieraient pas d’attaquer cette boîte, même en rêve, » reconnut un scénariste d’Hollywood, « mais Bradbury n’a pas seulement attaqué, il a gagné ! C’est comme si on essayait de prendre Krouchtchev en flagrant délit de calomnie ! »
Dans L’univers de la science-fiction, Kingsley Amis appelle Bradbury « le Louis Armstrong de la science-fiction », formule dont il donne l’explication suivante : « Il est le seul spécialiste dont le nom soit connu de ceux qui ne connaissent rien dans ce domaine. » Et de fait aucun autre écrivain de SF n’a conquis une aussi vaste audience, et il n’est pas sûr qu’un autre écrivain, quel que soit son domaine, ait figuré dans plus d’anthologies que Bradbury, dont les œuvres sont apparues dans plus de 130 recueils collectifs, sans compter les recueils de morceaux choisis pour l’enseignement secondaire et supérieur, où la table des matières associe son nom à ceux de Poe, Thurber, Hemingway, Steinbeck ou Saroyan.
Cité dans le Who’s Who in America et dans Twentieth Century Authors, Ray s’est élevé très loin au-dessus du domaine où il avait fait ses premières armes, et il n’est plus exact d’attacher le label « science-fiction » à son œuvre. De ses 237 nouvelles publiées, 100 seulement peuvent être à juste titre rattachées à la SF ; 43 autres sont du fantastique pur, et les 94 qui restent sont des histoires réalistes situées en Irlande, en Illinois ou au Mexique. Bien entendu, cette dernière catégorie comprend ses récits criminels et plusieurs textes insolites à peu près impossibles à classer.
Bradbury n’a jamais prétendu être un écrivain de science-fiction stricto sensu, et il donne raison à Isaac Asimov quand celui-ci déclare : « À mon avis, Ray n’écrit pas de la science-fiction ; c’est un écrivain de fiction sociale ». Et, comme le dit Time : « La muse fantastique de Bradbury n’est évidemment qu’un seul élément dans un talent plus étendu qui inclut la passion, l’ironie et la sagesse. »
En octobre 1950, parlant des Chroniques martiennes, Bradbury déclara : « Je ne me suis jamais réellement pris pour un écrivain de SF, ce sont les autres qui m’ont imposé ce label. En fait, j’ai essayé de persuader Doubleday [Éditeur américain des Chroniques Martiennes. (N.D.T.)] d’enlever l’appellation SF du livre. »
Cependant, malgré toutes les déclarations de ce genre, Ray a toujours admiré et défendu la littérature de science-fiction, et il sent bien qu’elle procure à l’écrivain le plus vaste terrain possible pour y développer des idées sérieuses sur la société. En ce sens, on peut dire que Bradbury a utilisé le genre comme une « caisse de résonance » et comme une sorte de « décor de scène » pour ses paraboles du futur.
Écrivant dans The Nation sur la science-fiction, il déclara : « Il y a peu de genres littéraires, me semble-t-il, aussi liés aux thèmes qui concernent profondément tous les hommes d’aujourd’hui. Il y a peu de genres plus excitants, il n’y en a pas de plus juvéniles, de plus débordants de concepts indéfiniment renouvelés et renouvelables. C’est le domaine des idées ; vous pouvez tour à tour y soutenir et y attaquer vos propres théories politiques et religieuses. Il n’est pas de frontières, pas de tabous, pas de restrictions qui puissent faire hésiter l’écrivain de science-fiction. Sa mission est d’être un moraliste de l’âge de l’espace, de nous en montrer les dangers, les risques, et peut-être de nous aider à éviter des fautes coûteuses quand nous atteindrons des nouveaux mondes…»
Bradbury a été violemment attaqué pour son usage impropre de la science dans plus d’un de ses livres et un lecteur mécontent protestait : « Cet homme est un mécanicien débile, un ingénieur idiot qui ne connaît rien en physique pratique, dont la chimie est une abomination et chez qui les notions les plus élémentaires d’électronique sont en court-circuit. »
Voici la réponse de Ray : « Il est trop facile pour un sentimentaliste de faire fausse route aux yeux d’un scientifique, et à coup sûr mes livres ne pourraient pas servir de manuel de mathématiques supérieures. En un sens, malgré tout, je me console en me permettant de penser que si les savants spécialisés peuvent vous décrire exactement la forme, la place, les battements, la musculature et la couleur du cœur, nous autres sentimentalistes pouvons le trouver et le toucher plus vite. »
Le sentiment a toujours été la clé de l’œuvre de Bradbury. Les sentiments primaires, amour, joie, haine, peur, colère, lui ont inspiré le passage suivant : « Découvrez ce qui vous excite et vous comble de joie, ou ce qui vous irrite le plus, puis jetez-le sur le papier, » conseille-t-il à l’écrivain néophyte. « Après tout, c’est votre personnalité que vous voulez isoler. Travaillez à partir du subconscient ; accumulez les images, les impressions, les faits – puis plongez dans ce « puits du moi » pour écrire vos histoires. Les personnages que vous choisirez feront partie de vous-même. Je suis tous les personnages de tous mes livres. Des jeux de miroirs innombrables me réfléchissent dans mes créatures et les renvoient jusqu’à moi. Il n’y a qu’un truc : nourrir le subconscient, remplir le puits. »
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Quel est le vrai Ray Bradbury ? Quel genre d’homme s’est formé, et sur quel décor, dans les quarante-deux ans de sa vie ?
« Je suis né un dimanche après-midi, au mois d’août, » dit Ray, « alors que mon père et ma mère étaient allés voir une partie de base-ball à l’autre bout de la ville. »
La ville était Waukegan, Illinois ; cela se passait en 1920 – et Mrs. Bradbury en était à son quatrième enfant. Le frère de Ray, Léonard, de quatre ans son aîné, devait grandir avec lui. Mais le frère jumeau de Léonard, Samuel, était mort à l’âge de deux ans. Une sœur, Elizabeth, était morte à un an. Ce nouvel enfant, Ray Douglas, était le dernier qu’Esther Moberg Bradbury put porter et élever.
« Mon père, Léonard Spaulding Bradbury, était poseur de lignes dans les services postaux, » raconte Ray. « Il descendait d’une famille d’éditeurs de journaux et d’imprimeurs. Mon grand-père et mon arrière-grand-père formèrent la « Bradbury and Sons » et publièrent deux journaux dans le nord de l’Illinois autour de 1900 : on peut donc dire que j’avais le métier de publiciste et d’écrivain dans le sang.
Pourtant, quand j’étais enfant, je me sentais beaucoup plus proche parent de mon ancêtre Mary Bradbury, qui fut jugée comme sorcière à Salem au XVIIe siècle. »
En fait, l’imagination hypertrophiée du jeune Ray fut aiguillonnée par sa tante Neva, qui lui faisait des lectures tirées des livres féeriques de L. Frank Baum, alors qu’il avait sept ans, et l’emmenait en rêve sur la route de briques jaunes jusqu’à la terre enchantée d’Oz. [Allusion à la célèbre série du Magicien d’Oz de L. Frank Baum]. Sa mère lui lut Poe tous les soirs aux chandelles quand il eut huit ans, et il fut bientôt assez âgé pour découvrir Tarzan et John Carter de Mars en dévorant avec délices les œuvres d’Edgar Rice Burroughs dans la collection de son oncle Bion.
« J’avais une passion pour Tarzan, » raconte Ray, « et je commençai à découper les bandes dessinées adaptées de Burroughs et à les coller sur un grand album. J’avais déjà en 1928 commencé à coller la série de Buck Rogers, ce que je fis jusqu’en 1937. J’ai aussi mis de côté des planches de Flash Gordon, et Prince Vaillant était un autre de mes favoris. J’ai encore dans ma cave toutes ces magnifiques bandes dessinées d’aventures, emballées dans une vieille malle. Quand je veux retrouver cette époque, je n’ai qu’à soulever le couvercle. »
La magie entra dans sa vie en 1931, quand l’enfant, âgé de onze ans, assista à une représentation au théâtre local où figurait Blackstone, le fameux magicien. Ray fut invité à monter sur la scène, où il assista à la création en bonne et due forme d’un lapin, tiré par le prestidigitateur de son chapeau haut-de-forme. Très impressionné par cette manifestation de sorcellerie, le jeune Bradbury annonça à ses parents qu’il deviendrait plus tard le plus grand magicien du monde.
« Notre maison devint un fouillis de coffrets à dés et de boîtes à apparitions, » raconte-t-il. « Je fis venir de Chicago ma panoplie de magicien, m’affublai d’une moustache en papier et tirai un haut-de-forme d’un morceau de carton. À la maison, je sollicitai le concours de papa pour des séances élémentaires de télépathie où nous entrions en relations avec nos ancêtres. Ils se laissèrent faire de bon cœur plutôt que de me laisser jouer du violon, mon autre talent ! »
Laborieusement, tous les après-midi pendant un an, le jeune Ray recopia le dialogue d’une émission de radio, Chandu le magicien. Et quand un cirque ambulant vint en ville pour la fête du travail, Bradbury fit la connaissance de « Mr. Electric », un pasteur défroqué qui vendit à l’enfant un vase truqué où les fleurs disparaissaient.
« Lon Chaney était mon idole, » dit Ray. « J’essayais d’imiter son génie du déguisement, m’habillant en chauve-souris avec de grandes ailes de velours noir coupées dans la cape de cérémonie de ma grand-mère, ou utilisant du jute à sac et des ficelles détortillées pour me transformer en gorille. » Bradbury raconte gaiement comment, la nuit, il pendait des mannequins aux arbres « afin d’épouvanter ses petits camarades », cependant que des dessins de squelettes et de châteaux décorés de toiles d’araignées remplissaient ses cahiers de classe.
La peur de la mort est un thème qui revient souvent dans l’œuvre de Bradbury, et cette peur prend racine dans l’enfance de Ray. Il le reconnaît : « Une bonne part de ma jeunesse se passa à prévoir un destin fatal qui surviendrait la veille du jour prévu pour mon triomphe ou mon bonheur. » À sept ans, comme il jouait au bord d’un lac, son cousin faillit se noyer sous ses yeux (expérience qu’il transposa plus tard en termes de fiction dans Le lac). Et quand il attendit très tard, un soir, son frère parti dans le ravin noir tout près de la maison, Ray fut sûr que la Mort l’avait réclamé (cet épisode fut brillamment recréé dans The night).
En 1932, les Bradbury allèrent s’établir en Arizona, et l’enfant tomba sous l’influence d’une collection de magazines populaires de science-fiction, propriété d’un de ses nouveaux camarades. Il y avait Amazing Stories et Wonder Stories avec leurs couvertures lugubres et leur prose inimaginable. Ce n’étaient que fourmis géantes, monstres aux yeux en boules de loto, Choses écailleuses venues d’un autre monde, spacemen intrépides, maniant le pistolet à rayons en guise de colichemarde et sauvant, impavides, des jeunes filles terrifiées de griffes inhumaines.
« Évidemment je mordis à l’hameçon, » dit Ray. « Je créai mes propres fictions sur des rouleaux bruns de papier de boucher, où j’écrivais au crayon – cela jusqu’à mon douzième anniversaire, où je reçus une machine à écrire pour enfants. Je me reconvertis à cette machine, qui n’écrivait qu’en capitales, et entrepris d’écrire des suites aux nouvelles que j’avais lues. C’est alors que je pris la décision de devenir un écrivain, parce que je ne pouvais pas imaginer une vie plus merveilleuse. En fait, je ne le peux pas davantage aujourd’hui. »
Les apparitions de Bradbury sur scène comme magicien amateur en Illinois avaient révélé une petite vocation d’acteur, et bien qu’il eût abandonné l’idée de devenir un magicien professionnel, il était fasciné par les artistes de la radio. Il se mit à hanter les abords de la station locale, la KGAR, dans l’espoir d’être engagé, et épata ses copains de classe en leur disant qu’ils entendraient bientôt sa voix sur leurs postes.
« Finalement la résistance de la KGAR s’effrita, » dit Ray, « et je reçus la tâche de lire l’émission adaptée des bandes dessinées aux enfants tous les samedis soirs. » L’enfant resta cinq mois dans ce travail, et s’efforça de changer sa voix pour chaque personnage, de Talispin Tommie à Jiggs et Maggie. (« J’ai même pris un épais accent allemand pour jouer les Katzenjammer Kids. »). [Jiggs et Maggie sont connus en France sous le nom de Famille Illico, les Katzenjammer Kids sous les titres de Pim, Pam, Poum et du Capitaine Fouchtroff (l’accent allemand des protagonistes a disparu de la version française). (N.D.T.)] À la fin de son emploi de lecteur de bandes dessinées, Bradbury s’occupa d’effets sonores et joua des rôles occasionnels dans d’autres émissions, seulement frustré de ne pouvoir écrire les scénarios de chaque pièce.
En 1934, à l’âge de quatorze ans, Ray abandonna sa carrière d’artiste en herbe et alla s’établir en Californie avec sa famille. Ray découvrit que la fille des voisins d’en face avait une « vraie » machine à écrire et se mit à lui dicter des histoires à une cadence vertigineuse.
Bradbury allait au collège à Los Angeles, où il vit pour la première fois ses tentatives littéraires couronnées par l’impression sur le journal de l’école : The blue and white et deux de ses poèmes furent publiés dans la rubrique des élèves. Il écrivit aussi plusieurs pièces où, dit-il, « je m’assurais de séduisants premiers rôles. Ces rôles étaient toujours taillés pour un jeune homme d’un mètre soixante-seize, un peu gras et portant des lunettes ! »
Il suivit le cours de Jennet Johnson pour les écrivains amateurs et commença à lire les œuvres de Hemingway et de Thomas Wolfe, dont l’influence sur son style n’est pas à démontrer. En sautant un repas deux fois par semaine pendant plusieurs mois, il économisa assez d’argent pour acheter sa première vraie machine à écrire, et se mit à rédiger des nouvelles pour The Saturday Evening Post et Harper’s. (« Ils me les réexpédiaient régulièrement, ce qui me paraissait tout à fait délirant. Comment, m’étonnais-je, pouvait-on refuser les œuvres d’un auteur mûr de dix-sept ans ? »)
En septembre 1937, Bradbury alla pour la première fois à une réunion de la Ligue de Science Fiction de Los Angeles, ce qui se révéla être un pas décisif vers sa carrière d’écrivain professionnel.
C. Bruce Yerke, qui avait invité Ray au club, le décrit à cette époque comme « un enthousiaste aux cheveux ébouriffés qui nous inspira de l’affection à tous, bien qu’il fût souvent victime d’assauts quelque peu brutaux, dûs aux victimes en fureur de ses espiègleries sans fin. »
Forest J. Ackerman, qui fut l’un des pionniers du club, décrit Bradbury adolescent comme « un garçon presque impossible de turbulence, avec un sens de l’humour un peu gros, qui n’arrêtait pas d’imiter Hitler, W. C. Fields et Franklin Roosevelt. Nous, les anciens du club, nous avons des callosités aux genoux, à force de nous agenouiller tous les soirs en disant : « Merci, mon Dieu, qui nous as empêchés de le noyer ! »
C’est Ackerman qui encouragea Ray à donner une nouvelle de SF, Hollerbochen’s dilemma, au magazine ronéotypé du club, Imagination. Elle parut dans le numéro de janvier 1938 et n’avait strictement aucun rapport avec le talent original de Bradbury, pas plus que la majorité des autres textes que Ray écrivit fiévreusement pour une poignée de fanzines locaux.
« Durant cette période je me mis à hanter les antichambres des professionnels de l’endroit, dont beaucoup appartenaient au club, » dit Ray. « Je désespérais d’apprendre leurs secrets, et j’apparaissais toutes les semaines avec une nouvelle histoire que je faisais passer, en sollicitant critiques et conseils, de Henry Kuttner à Leigh Brackett, puis à Ed Hamilton, puis à Bob Heinlein, Ross Rocklynne, Jack Williamson et Henry Hasse. Tous étaient incroyablement gentils et patients avec moi et avec ces atroces tentatives d’adolescent. En fait, les auteurs susnommés maigrissaient et dépérissaient à force de fuir leur appartement par la porte de derrière quand Bradbury apparaissait tout à coup à la grande porte, un nouveau manuscrit entre les dents. »
Ray sortit diplômé du collège de Los Angeles en 1938, et tout de suite prit un travail de crieur de journaux au coin d’Olympic Street et de Norton Street, qui lui rapportait 10 dollars net par semaine. Avec cette maigre somme et ce qu’il pouvait tirer de ses parents, il loua une pièce vide dans un immeuble de bureaux voisin, installa une table et une chaise et coltina sa machine jusque là.
« Entre les éditions du matin et celles du soir, je passais tout mon temps à cogner sur cette machine, » dit-il. « En plus, je m’entretenais la main au jeu de l’acteur, ayant adhéré au groupe du Petit Théâtre de Loraine Day. Mais je passais le plus clair de mon temps à écrire, remplissant les pages de descriptions, d’images, de morceaux narratifs, de portraits, d’impressions, de dialogues et de nouvelles. Je me débarrassais de beaucoup de poids mort, apprenant au jour le jour et essayant de nettoyer le terrain pour le travail professionnel. »
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Dans l’été 1939, pour donner un débouché à une partie de sa production, Bradbury lança son propre fanzine, Futuria Fantasia. Là, sous son propre nom et quatre pseudonymes (Guy Amory, Ron Reynolds, Anthony Corvais et Doug Rogers), il remplit les pages d’articles, de poèmes, de satires et d’une demi-douzaine de nouvelles. Heinlein, Kuttner, Rocklynne, Hannes Bok, Ackerman, Yerke, Hasse et Damon Knight donnèrent de courtes contributions à « FuFa », mais le rédacteur en chef Bradbury eut beau faire appel à une aide financière pour continuer la publication (« les contributions seront cajolées avec enchantement et cousues dans un sac de velours vert »), « FuFa » décéda au bout de quatre numéros.
Émergeant du berceau douillet du petit groupe des fans, Bradbury réussit à se poser, si peu que ce soit, comme un écrivain professionnel en novembre 1940 avec It’s not the heat, it’s the hu, satire parue dans Script, magazine de luxe de la côte ouest qui donna aussi à d’autres écrivains talentueux mais inconnus (dont William Saroyan) leur première chance. Ce magazine, à ce point de son existence troublée, fut incapable de payer le texte, ce qui ne diminua en rien l’immense joie de Bradbury, qui voyait enfin son nom imprimé en caractères professionnels.
« Cependant, » dit Ray, « quand plusieurs mois eurent passé sans chèque au courrier, je commençai à mettre en doute ma capacité de forcer pour de bon la porte d’une revue qui paye. En juin 1941, je me jurai que si je n’avais rien vendu pour mon 21e anniversaire, j’abandonnerais en me cognant la tête contre les murs. »
Un mois à peine avant la date fatidique, à la fin juillet, un chèque de 27,50 $ arriva de Super Science Stories, en paiement d’une nouvelle que Ray avait reprise de « FuFa » et récrite avec Henry Hasse. C’était Pendulum, et elle parut au mois de novembre sous le nom des deux auteurs.
« Ma part du chèque se montait à 13,75 $, » dit Ray, « et c’était comme si j’avais gagné un million ! Je quittai le groupe du Petit Théâtre pour de bon ; il n’était plus question d’être acteur. Par Dieu, j’étais un écrivain ! À la fin de 1941, j’avais écrit 52 nouvelles en 52 semaines, et j’en avais vendu trois avec le secours de mon agent Julius Schwartz. »
En 1942, ayant vendu une autre demi-douzaine de nouvelles, Ray quitta son métier de vendeur de journaux pour se lancer dans le travail d’écrivain à plein temps. Il envahit les pages de Weird Tales, où son talent s’épanouit pleinement. Avec sa deuxième nouvelle pour cette revue, Le vent, publiée au début de 1943, il commença à utiliser ses terreurs et ses souvenirs d’enfance pour élaborer des fictions fondées sur le réel. Et c’est en décembre de la même année que parut sa première nouvelle de science-fiction de qualité, King of the gray spaces, chaleureuse et touchante histoire d’un enfant qui quitte ses amis et ses parents pour devenir un pilote de fusée.
Encore indécis, sans ligne directrice, Bradbury fait simultanément du très bon et du très mauvais travail. Le type de science-fiction qu’il voulait écrire, sans trucs ni science, se heurtait à l’opposition inflexible des rédacteurs en chef. Le seul encouragement qu’il reçut jamais d’un rédacteur en chef provenait de ceux des revues policières populaires. Ceux des magazines de SF lui conseillaient de s’adapter, d’écrire selon une formule plus standardisée s’il voulait vendre. Contraint et forcé, il écrivit trois imitations de Leigh Brackett, péniblement transparentes, pour la revue Planet, et se lança dans les revues policières avec des histoires criminelles banales et conventionnelles. Ce n’était que dans Weird Tales que ses œuvres se montraient vivantes et personnelles, et il gagna ses premiers admirateurs avec des nouvelles comme The sea shell, Le lac et Le bocal.
Exempté de service militaire pour troubles visuels, Bradbury contribua à l’effort de guerre pendant les années 40 en faisant de la publicité et des pièces radiophoniques pour le compte de la Croix Rouge et de la Banque du Sang.
« À la fin de 1945, j’avais besoin de 500 dollars pour financer un voyage au Mexique, » raconte-t-il. « Avec Grant Beach, qui était un très bon ami et un excellent céramiste, je projetais de faire une collection de masques mexicains qui serait prise en charge par le Musée du Comté de Los Angeles. Je savais qu’il faudrait vendre beaucoup de textes « publics » aux revues qui payent bien pour gagner l’argent nécessaire. Depuis que je paraissais régulièrement dans les magazines populaires, j’avais peur que les rédacteurs en chef des magazines de grande diffusion ne se formalisent si j’utilisais mon vrai nom. Je ficelai donc trois nouvelles histoires sous le nom de William Elliott – et, en l’espace de trois jours, je reçus trois chèques de Collier’s, de Mademoiselle et de Charm ! Ce qui me donna plus qu’assez pour notre voyage. J’écrivis immédiatement aux trois rédacteurs en chef, leur révélant mon véritable nom, et il s’avéra qu’aucun d’entre eux n’avait jamais entendu parler de Ray Bradbury, et qu’ils se feraient un plaisir de restituer mon véritable patronyme. C’était la percée ; le mur était par terre. Quelle fantastique semaine ! »…
Cette même année vit la publication d’une admirable nouvelle de Bradbury sur le conflit racial, située dans l’atmosphère réaliste d’une partie de base-ball : La grande partie entre noirs et blancs. Parue dans The American Mercury, l’histoire fut choisie par Martha Foley pour figurer dans Best American Short Stories of 1946 – réalisant un rêve d’enfance et propulsant son jeune auteur dans les rangs très fermés du peloton de tête des nouvellistes américains.
Le voyage au Mexique fut à la fois terrible et enrichissant. Bradbury et Beach aboutirent à Guanajuato, et le choc initial de Ray quand il y vit les momies debout sous terre se refléta dans une magnifique novelette, À qui le tour ?, publiée (comme plusieurs autres histoires fondées sur l’expérience mexicaine de l’auteur) après son retour en Californie. « Ce fut mon premier voyage hors des États-Unis. Le pays était étrange et solitaire, et nous ne cessions de nous y enfoncer de plus en plus profondément, vers ces petites villes et ces villages étranges. Pendant un moment, j’ai cru que nous n’en sortirions jamais – et c’est cette crainte que j’ai placée dans mon récit. »
Le mariage fut « le cap redoutable suivant » dans la vie de Bradbury, et la cour qu’il fit à Marguerite Susan McClure, une diplômée de l’université de Californie, commença d’une manière tout à fait inhabituelle :
« Maggie travaillait dans une librairie de la ville basse. Tous les après-midis, elle voyait entrer votre serviteur, muni d’un porte-documents. Il fourrait son nez partout, sortait quelques livres, les reposait et s’en allait. Quand un certain nombre de volumes furent portés manquants, Maggie fut convaincue qu’elle avait trouvé le voleur : c’était le type au porte-documents et à l’air louche – c’est-à-dire moi ! Voilà comment nous nous sommes connus. Par bonheur les livres manquants furent retrouvés, et je finis par dérober Maggie elle-même. »
Ils se marièrent en septembre 1947, un mois à peine avant que le premier livre de Ray, Dark carnival, fut publié par Arkham House. Le soir précédant son mariage, Bradbury empila des millions de pages manuscrites, représentant un total de deux millions de mots, et en fit un immense feu de joie. (« Tout cela était mal écrit et bon à brûler ; jamais je n’ai regretté de l’avoir détruit. »)
Une semaine après la naissance de sa première fille, il écrivit un conte poétique, Switch on the night, afin, dit-il, de « lui apprendre à ne pas avoir peur du noir comme moi quand j’étais enfant. » (Cette histoire fut publiée en 1955 comme livre pour enfants et gagna un prix.)
Une autre étape majeure dans la carrière de Bradbury fut celle du cycle de Mars, cette série de contes poétiques, finement ouvragés, sur la planète rouge.
« Durant l’été 1944 et jusqu’en automne, j’avais lu beaucoup de merveilleuses histoires de Wolfe, Steinbeck, Hemingway, Sinclair Lewis, Sherwood Anderson, Jessamyn West, Katherine Anne Porter et Eudora Wlety, et une idée m’est venue : faire une série de nouvelles sur Mars, sur les êtres qui y vivent, sur l’arrivée des Terriens, sur la solitude et la terreur de l’espace. Au cours des années les nouvelles se formèrent toutes seules, inspirées tantôt par des poèmes que Mag me lisait à voix haute les soirs d’été (comme Et la lune toujours brillante), tantôt par des essais ou de longues conversations. En 1948 l’ensemble prit forme brusquement à mes yeux, à cause d’un simple refus. »
Le refus venait des éditions Farrar-Straus, et s’adressait à un pot-pourri de nouvelles que Ray lui avait soumis par le canal de son agent de New York. Il fut renvoyé avec la mention : « Trop populaire. »
Bien que certaines de ces histoires eussent effectivement paru dans des revues populaires, Ray était sûr que cette décision puait le snobisme et, de fureur, il fit ses valises pour aller à New York. Il voulait « rencontrer un éditeur face à face » et trancher la question de la qualité.
« J’aboutis chez Doubleday. Ils ont aimé mon travail, mais ils voulaient un genre de livre plus homogène, avec un seul thème, ce qui aussitôt me fit penser aux contes martiens. Six mois après je bouclais le manuscrit final. »
C’était la fin des temps obscurs : avec la mise en vente des Chroniques martiennes, Bradbury devint une figure majeure du monde littéraire, et des critiques renommés comme Christopher Isherwood, Clifton Fadiman et Gilbert Highet saluèrent son talent.
Quand le livre fut publié en Angleterre, sous le titre The silver locusts, le critique Augus Wilson déclara : « Pour ceux qui se soucient de l’avenir de la littérature d’imagination de langue anglaise, ce livre est, je crois, une des meilleures raisons d’espoir des vingt dernières années… »
Ray Russell, qui devait par la suite acheter plusieurs nouvelles de Bradbury pour Playboy, résuma ainsi l’impact des Chroniques :
« Discutons à notre guise les défauts de l’œuvre de Bradbury (ce que Kingsley Amis appelle, avec une précision incisive, « ce genre particulier de pacotille plus ou moins évanescente, qui se veut poétique et qui va droit au vieux cœur racorni du critique du dimanche »), mais il est impossible de nier sa position unique parmi les écrivains de SF : Bradbury seul a accédé à la notoriété universelle sans jamais abandonner réellement le genre de ses débuts. Loin de déserter la science-fiction, il l’a élevée en même temps que lui. »
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En 1952, le réalisateur John Huston écrivit à Bradbury pour lui dire qu’il espérait amener un studio à financer une version cinématographique des Chroniques – ce qui fut une très excitante nouvelle pour Ray, car Huston était un de ses dieux, un réalisateur avec qui il avait rêvé de travailler. Les choses tournèrent de telle sorte que l’affaire ne se concrétisa jamais, mais Huston reprit contact avec Bradbury à la fin de 1953, lui offrant calmement la chance de faire le scénario de Moby Dick.
« Je fus tout saisi, » raconte Ray. « Quand j’étais enfant, j’avais essayé de lire le livre, et j’avais abandonné. Je dis à Huston que je lui répondrais le matin suivant, et me plongeai dans Melville, que je lus toute la nuit. À l’aube, je savais que je pouvais faire le scénario, et ce mois de septembre, avec Maggie, je mis le cap sur l’Irlande pour entreprendre ce qui allait devenir une aventure insensée. »
L’expérience cinématographique réelle de Bradbury comprenait en tout et pour tout une histoire originale qu’il avait fait cette année-là pour Universal, The meteor, rebaptisée par le studio It came from outer space, et dont il avait donné un premier traitement utilisé comme base pour le scénario d’Harry Essex. [ Ce film est sorti en France sous le titre Le météore de la nuit. (N.D.T.)] Moby Dick était une tâche infiniment plus complexe, qui demandait de transposer l’essence de Melville en termes cinématographiques. Plein d’appréhensions naturelles sur un tel projet, Bradbury n’était pas préparé à la personnalité agressive et impétueuse de Huston.
« Il dit qu’il s’est donné pour tâche de me corrompre, » câbla Bradbury de Dublin. « Huston espère me voir monter à cheval, chasser à courre, faire de la vitesse en avion et d’une manière générale m’enfouir dans la drogue, le stupre et l’alcool. »
Huston l’indompté, l’imprévisible, rencontra Ray à Dublin et l’invita à parcourir la campagne irlandaise avec lui et un écrivain de ses amis, Peter Viertel (qui se trouvait là pour travailler sur un autre film).
Ray a gardé le souvenir de cette première après-midi avec Huston : « Nous traversions un champ quand John repéra un énorme taureau noir tout près de là, qui nous regardait d’un air menaçant. Avant que nous puissions l’arrêter, il avait ôté sa veste en un éclair et l’agitait comme une cape de matador à la face de la bête, criant : « Ho, toro, oh-ho ! » Mon Dieu, nous étions paralysés. Finalement le taureau s’ébroua, secoua la tête et s’en alla. John fut réellement déçu qu’il n’ait pas chargé ! »
Huston a toujours été un farceur notoire – et ses plaisanteries vont de la plus innocente à la plus violente et sans pitié. Il transforma une fois un dîner travesti à Londres en séance de destruction libre du matériel, médusa un gros bonnet d’Hollywood qu’il n’aimait pas en battant des bras et en imitant le cri du coq, et déposa un homme de son acabit, complètement ivre, sur le pont désert d’un navire en pleine mer. Bradbury, naturellement, fut sa cible favorite pendant le tournage de Moby.
« Nous avions déjà fait plus de la moitié de la version finale du script, » raconte Bradbury, « quand John apporta un télégramme qui, dit-il, provenait des services directoriaux de la Warner. Il lut : « PENSONS NE PAS POUVOIR CONTINUER FILM SI RÔLE FÉMININ SEXY N’EST PAS RAJOUTÉ IMMÉDIATEMENT. » Je froissai le télégramme et le foulai aux pieds. John ne parvenait pas à garder son sérieux. Je le retrouvai sur le canapé, plié en deux et riant comme un grand singe. »
Bradbury, cependant, parvint à renverser les rôles en une autre occasion. « John avait invité à dîner un groupe de lords et de ladies 100 % dans son domaine d’Irlande. Il me pressait de rester pour la soirée et je lui répondais que je n’avais pas les habits requis. Cela se passait devant Peter Viertel. Finalement John sortit de la pièce, et Peter aussitôt m’attrapa et m’emmena dans les étages. « On va lui faire voir, » dit-il avec un petit rire, et il mit à jour une vieille jupe de tartan, des guêtres noires, une bourse à frange et une jaquette de soirée. « Vous avez vu ? » dit-il. « Un kilt ! » Quand arrivèrent les très distingués invités de John et que celui-ci fut parmi eux, jouant les hôtes improvisés, je descendis des étages. De la grande porte, d’une voix tonnante, Pete annonça : « Laird McBradbury. » Tous les lords et toutes les ladies se retournèrent dans ma direction. Je vis la mâchoire de John s’abaisser de trois pieds ! Ce fut un délicieux moment. »
Puis il y eut cet après-midi, au manoir de Huston, où un télégramme arriva pour informer Bradbury que son premier roman, Fahrenheit 451, amère satire d’un avenir où l’on brûle les livres, avait gagné le prix de 1000 dollars du National Institute of Arts and Letters. (« John me donna une grande tape sur l’épaule et vociféra : « Voilà ce gui s’appelle trouver de l’argent, mon gars ! Et j’ai juste le placement qu’il te faut. Place jusqu’à ton dernier cent sur un bon cheval et tu peux doubler ta mise ! » J’ai été assez sage pour ne pas suivre ce conseil. »)
Ray passa six mois en Irlande à travailler sur le scénario, écrivant et récrivant quelque 1500 pages pour arriver à un total de 134. Moby Dick, avec des retouches mineures apportées au script par Huston, fut tourné en 1956, et bien que cette saga de la grande baleine blanche n’ait pas obtenu le succès critique escompté par Ray (surtout à cause du jeu faible et déplacé de Gregory Peck dans le rôle du capitaine Achab), ce film de 5 millions de dollars rehaussa la réputation de Bradbury, ouvrant la voie à d’autres travaux scénaristiques.
« Je fus appelé dans un grand studio pour retravailler un scénario fantastique, » dit Ray, « et quand j’eus terminé la lecture, le producteur me demanda comment je le trouvais. « Excellent, » dis-je. « Je dois l’aimer, puisqu’il est de moi. » Le type avait volé une de mes nouvelles, donné l’idée à un autre écrivain, puis m’avait appelé pour écrire la version définitive, sans s’apercevoir que c’était moi l’auteur de l’histoire originale qu’il avait volée ! Il finit par payer les droits, et je suis parti de là sans en demander plus. Cette anecdote, me semble-t-il, est typique de Hollywood. »
L’expérience de Bradbury avec Huston lui avait fourni les matériaux pour une brassée de nouvelles et de pièces irlandaises, outre l’occasion de visiter Venise, Rome, Florence, Milan et Paris. Au cours de l’été 1957, Londres se joignit à la liste : Sir Carol Reed, le célèbre réalisateur anglais, fit venir Bradbury pour lui faire adapter sa nouvelle Mañana en scénario de long métrage.
« Il lui reste toujours à être filmé, » dit Ray, « mais cela peut se faire effectivement, puisque Reed aimait le script. Il se heurta à des difficultés pour obtenir l’appoint financier nécessaire. J’ai eu le même genre de malchance avec les Chroniques à la MGM en 1961 où j’ai travaillé plusieurs mois sur un scénario de 158 pages basé sur le livre. Maintenant, les choses vont peut-être aller mieux. Jean-Louis Barrault prépare une version théâtrale des Chroniques à Paris, et le réalisateur français François Truffaut projette actuellement de porter Fahrenheit 451 à l’écran. Nous verrons bien ce qui sortira de tout cela. »
Bradbury a toujours plusieurs projets littéraires en cours, et même les projets qui échouent lui rapportent souvent de jolis dividendes. (Il reçut 10.000 dollars de l’émission de TV de Shirley Temple pour une adaptation de La fusée, 10.000 dollars encore pour une option sur Le splendide costume crème à la vanille qui devait être porté à l’écran. Aucun des deux projets n’aboutit.)
Dès 1951, Ray réalisait chaque année 100 ventes pour réimpression, et il en a maintenant plusieurs milliers à son actif, son œuvre ayant été traduite en plus d’une douzaine de langues et publiées dans maintes revues étrangères comme Perspektev, Europa, Crespi, Les Temps Modernes, Nuovi, Vitalino et Hjemmet. (Une de ses nouvelles, Mars is heaven (La troisième expédition), a été publiée plus de 25 fois à travers le monde.)
Bradbury est un défenseur convaincu de Los Angeles, et rien ne le contrarie plus qu’un New Yorkais brossant un sombre tableau des « périls » de la vie aux alentours de Hollywood. (« Je peux attester qu’un écrivain new yorkais, inquiet pour sa virginité, peut vivre à Los Angeles sans jamais aller à des cocktails déchaînés, ni se faire jeter dans une piscine avec une starlette blonde vêtue seulement de lingeries vaporeuses. »)
Ray est en train d’achever son nouveau roman Léviathan 99, qu’il appelle « un Moby Dick de l’avenir », et un nouveau recueil de ses nouvelles paraîtra prochainement. Il a encore en réserve 100.000 mots d’histoires sur l’Illinois qui peuvent par la suite former un autre livre, et d’autres de ses pièces seront peut-être publiées sous forme de recueil.
Bradbury est vraiment un poète en prose à l’âge de l’espace, un homme en proie à la beauté du mot écrit ; son œuvre reflète une passion pour la forme, le son, les rythmes propres du langage – et il s’est montré capable de transformer cette passion en littérature imaginaire sur un plan très élevé. Ayant atteint le rendement d’un nouveau texte imprimé tous les mois depuis 23 ans, il espère faire au moins aussi bien dans les deux prochaines décades.
« Le succès est un processus continu, » dit-il. « Toute halte est un échec. L’homme qui continue à avancer et à travailler ne peut pas échouer. »
Ray Douglas Bradbury continue à avancer – et à gagner.
(Traduit par Jacques Goimard.)
L’arriéré (Nouvelle, The Reporter, 7 août 1951) The Pedestrian, 1951
Tout l'été en un jour (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mars 1954) All Summer in a Day, 1954
Le Désert d'étoiles (Nouvelle, Today, 6 avril 1952) The Wilderness, 1952
La longue attente (Nouvelle, The Arkham Sampler, été 1949) The One who Waits, 1949
Icare Montgolfier Wright (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mai 1956) Icarus Montgolfier Wright, 1956
Le Grand voyage (Nouvelle, Galaxy Science Fiction, août 1951) A Little Journey, 1951
in Galaxie (1ère série) n° 59, NUIT ET JOUR 10/1958
L'Odeur de la salsepareille (Nouvelle, in _Star Science Fiction Stories_, anthologie composée par Frederik Pohl. Ballantine, février 1953) A Scent of Sarsaparilla, 1953
La mort et la vieille fille (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mars 1960) Death and the maiden, 1960.
in Fiction n° 100, OPTA 3/1962
Le Manège (Nouvelle, Mademoiselle, janvier 1962, extrait du roman "Something Wicked This Way Comes" (Simon & Schuster, juin 1962)) Nightmare Carousel, 1962
in Fiction n° 110, OPTA 1/1963
L'Abîme de Chicago(Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mai 1963) To the Chicago Abyss, 1963
in Fiction n° 123, OPTA 2/1964 (Spécial Ray Bradbury)
Phénix (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mai 1963) Bright Phoenix, 1963
in Fiction n° 123, OPTA 2/1964 (Spécial Ray Bradbury)
Oraison pour les vivants (Nouvelle, Dime Mystery Magazine, septembre 1947) Wake for the Living / The Coffin, 1947
in Fiction spécial n° 11 : Chefs-d'œuvre de la science-fiction, OPTA 5/1967
Sceptre ultime, durable couronne (Nouvelle, [Bradbury] I Sing the Body Electric!, recueil. Alfred A. Knopf, octobre 1969) Henry the Ninth / A Final Sceptre, a Lasting Crown, 1969
in Fiction n°199, OPTA 7/1970
L'Éternel bébé (Nouvelle, The Irish Press, 21 mars 1970) McGillahee's brat, 1970
in Fiction n° 225, OPTA 9/1972
Le Joueur de flûte (Nouvelle, Futuria Fantasia, été 1940) The Piper, 1940
in Fiction spécial n° 21 : L'âge d'or de la science-fiction (4ème série), OPTA 1/1973
En haut de l'escalier (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, juillet 1988) The Thing at the Top of the Stairs, 1988
in Fiction n°407, OPTA 4/1989
Adieu Lafayette (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, octobre 1988) Lafayette Farewell, 1988
in Fiction n°411, OPTA automne 1989
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