Jean RAY ou : le combat avec les fantômes (Jacques VAN HERP - 1957)

Cette page vous propose, en plus de la bibliographie des nouvelles de Jean RAY parues dans Fiction, de découvrir l'article de Jacques Van Herp publié dans le n°38 de Fiction (Février 1957).
Vous pourrez noter au passage qu'une bonne proportion de la "fiction Jean Ray", à savoir les inventions relatives à sa vie de contrebandier, de dresseur de tigres, d'aventurier…, y trouve ici une de ses sources.
De plus, le travail conséquent de Jean Ray sur la série des Harry Dickson n'y est que timidement évoqué.

 

JEAN RAY 

OU LE COMBAT AVEC LES FANTOMES

par JACQUES VAN HERP

Il y a une légende Jean Ray, l'homme insaisissable, mystérieux, dont toutes les adresses connues sont fausses, l'étrange forban retraité. Mais Jean Ray est l'homme de cette légende : celui qui évoque les coins venteux de la Marmorkirche de Copenhague, les navires nocturnes de la Rum-Row, l'Irlande misérable de 1920, l'Allemagne de 1927 ou les lentes aubes grises de la Baltique, le fait en connaissance de cause. Pour avoir bu le rack ou le mauvais whisky des tavernes louches, avoir mis son sac à bord de caboteurs contrebandiers, avoir erré dans ces ports gris et enfumés, ce gantois au teint basané, haut de six pieds, taillé en docker, les cheveux à peine grisonnants, est le dernier survivant des pirates de la mer du Nord. Baptisé Tiger Jack, il fut de ceux qui commandaient les flottilles ravitaillant les bootleggers au temps de la prohibition, engageant au besoin le combat avec les vedettes de la police. Son dos porte d'étranges cicatrices dont on chuchote qu'elles pourraient bien être du chat à neuf queues de Dartmoor. On le vit, dans une bagarre avec trois matelots lettons, annoncer calmement : « J'ai sept balles, vous avez trois têtes. » Puis enlever quatre balles au chargeur et les lancer au visage de ses adversaires. Ayant eu à se plaindre d'un éditeur, il déclare hautement : « Je lui ai cassé la gueule. » Et de fait on se souvient à Bruxelles que, avant l'arrivée de police-secours, on put voir Tiger Jack faire passer par la fenêtre du premier étage et le mobilier et l'éditeur, qu'il fallut hospitaliser. Et qui le découvre dans une pièce tapissée de livres et de manuscrits, avec son chandail bleu de marin, ne peut s'empêcher de songer à cette phrase de sa biographe, Rosa Richter : « Jean Ray est vivant pour n'avoir jamais manqué un coup de feu, et pour avoir toujours tiré le premier…»

Ce dernier forban taillé en force, qui connut Rosny aîné, Maurice Renard, correspondit avec Wells, est d'une étonnante érudition, acquise au hasard des veilles maritimes, riche surtout d'auteurs anglais et allemands, comme il arrive souvent aux Flamands. Au reste, écrivant directement en quatre langues : français, flamand, anglais, allemand.


Son œuvre est aussi mystérieuse que sa personne. Elle se disperse dans les revues confidentielles et les grands journaux de toutes les langues. Puis il y a John Flanders – son pseudonyme – et ses contes pour enfants qui sont parfois du meilleur Jean Ray. Enfin il semble bien avoir collaboré aux aventures de Harry Dickson, ces étonnants fascicules édités en Hollande, où, avec une éblouissante richesse de fautes d'orthographe et de syntaxe, se rencontraient des gorgones, des hommes squelettes, des adorateurs du démon, des cas de hantise et de possession.

Mais cette œuvre le révèle bien car Jean Ray transparaît dans ses personnages : quelle que soit la situation qui se présente, les êtres surnaturels, invisibles ou monstrueux qu'ils ont à affronter, ils ne refusent jamais la lutte, ne s'abandonnent ni à la résignation ni à la longue épouvante. Chez eux aucune angoisse métaphysique, aucun écrasement de l'homme face à cette réalité inconnue qui le déroute et semble devoir le submerger. Quand, enfin, la raison ou la force fuient, ils opposent la prière à ces étranges puissances, non comme un balbutiement d'enfant cherchant à ne plus entendre sa peur, mais comme une arme dernière et toute-puissante.

Mais sitôt que l'adversaire peut être combattu, qu'ils surprennent un point par où le blesser ou le vaincre, ils font face avec l'entêtement des communiers flamands. Et le professeur Archi-prêtre va porter l'incendie dans la Ruelle Ténébreuse, Fraulein Méta charge à coups de rapière les invisibles terreurs et les blesse, le jeune médecin de l'Oncle Thimotéus saisit la Mort même à la gorge, sous sa poigne Grandsire enchaîne les dieux terribles et les fait ramper comme des esclaves. Pour tous l'au-delà n'est qu'un adversaire comme tant d'autres : puissant, redoutable mais toujours à la mesure de l'homme.

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* *

« Dans une poignée du sable de la route j'ai mis un rayon du soleil qui brille, un murmure du vent qui se lève, une goutte du ruisseau qui passe et un frisson de mon âme, pour pétrir les choses dont on fait les histoires. »

Cet épilogue des « Derniers contes » peut servir d'épigraphe à l'œuvre entière de Jean Ray. Sans cesse il a pétri sa vie, ses souvenirs, pour nous conter la découverte du monde de la peur. Il a décrassé sa langue de ses germanismes, enrichi son vocabulaire, jusqu'au pédantisme parfois, développé sa technique, et il arrive même qu'il se laisse guider par elle. Il est le créateur d'un univers louche, indécis, où règnent toutes les formes de la peur ; univers de poète, si est poète celui qui, en vertu d'une idée ou d'un idéal, transforme la réalité et la vit ainsi transformée.

Lorsque parurent les « Contes du whisky », ils eurent droit à quatre lignes dans le N.R.F., et, dans « Le Figaro », Gérard Harry salua « un Edgar Poe belge…» Cette comparaison avec Edgar Poe allait souvent revenir par la suite. Jean Ray la désavoue avec raison, car elle n'a rien d'exact. Poe est le peintre flegmatique d'un fantastique tout d'intelligence, net, précis, mathématique. Rien ne reste indécis dans sa terreur, elle tire sa force de la netteté avec laquelle elle se révèle. Tous ses contes rappellent plus ou moins « Le puits et le pendule ». Ce sont d'inexorables machines infernales, des mouvements d'horlogerie impitoyables comme des guillotines. Au reste ses disciples les plus assurés sont Jules Verne, Wells, Maurice Renard. C'est la primauté de l'intelligence sur l'intuition et les instincts.

Chez Jean Ray, l'intelligence a fui. Elle se révèle sans ressources devant les forces qui se découvrent. Il est impossible de les cerner, de les définir, de les raisonner. Dans le flou des jours, elles s'insinuent au cœur de la vie banale, sans que jamais nous puissions dire : « Maintenant nous avons quitté un monde pour un autre. » Il semble bien que toujours ces mondes aient coexisté. Et maintenant seulement nous les découvrons.

Remarquons toutefois que l'intelligence n'est pas impuissante : si elle est déroutée c'est en référence à nos cadres de pensée, car dès que l'on possède la clé de ces mondes, dès que l'on a compris que d'autres forces les commandent, non seulement l'homme peut y faire face mais encore les dominer. C'est le cas de Jellewyn dans « Le Psautier de Mayence » (Voir « Fiction », n° 18).

De même la personnalité de ces forces reste étrangement flottante : dans « Malpertuis » (Denoël, « Présence du futur »), nous ne pouvons deviner quelles divinités se cachent sous certains comparses et, dans le « Psautier », le Maître d'École commence par être un simple mage pour devenir vampire, entité d'un autre plan de l'univers, puis la Bête de l'Abîme qui devra surgir au moment de l'Apocalypse.

*

* *

Après « Terre d'aventures » dont Ray lui-même a perdu le souvenir, les « Contes du whisky » parurent en 1925 (*) , conçus lors des veillées à bord des caboteurs de la Baltique, nés « dans le vent et la salure », dans la fumée des ports et des gaillards d'avant.

(*) : Une réédition, en 1946, fut considérablement amputée, mais on y joignit les trois contes non encore recueillis de « La croisière des ombres ».

Un décor de vieux ports hanséatiques : dans l'ombre étroite des rues à pignons, emplies de brume, passent des matelots ivres, des prostituées, d'étranges orientaux aux étonnants pouvoirs, des vieillards rapaces et usuriers. On y trouve le parfum de la saumure, du goudron et du whisky. Les portes des bouges soudain ouvertes laissent passer dans la nuit ceux qui fuient avec des regards hallucinants.

Dans chacun des « Contes du whisky », se retrouvent l'odeur du brouillard, des chambres moisies, les reflets luisants de l'eau du canal, des darses désertes battues par le vent, le claquement des pas dans les rues pluvieuses, les sirènes hurlant dans la brume lointaine, le halo d'or des réverbères crachotants, les tavernes capitonnées de chaleur tiède, l'odeur épicée du tabac de Hollande. Chaque détail est banal et quotidien, l'ensemble reste inquiétant. Nous devons nous baigner dans un monde où l'intuition sera un guide plus sûr que la raison déroutée. Nous sentons autour de nous des forces malfaisantes, nous ne pouvons que les deviner, il nous est impossible de leur ajuster un masque.

Mais, si André de Lorde déclare de l'auteur que « sa puissance et son originalité lui assurent un rang enviable parmi les écrivains du genre terrifiant » et lui donne une place de choix dans son anthologie des Maîtres de la Peur, il reste que les trois quarts des contes ne sont emplis que d'une poésie maladroite des bas-fonds, analogue à celle d'un Mac Orlan, ou de confessions de fous et d'hallucinés.

Une réussite parfaite : « Irish Whisky » (*) , les autres contes n'étant le plus souvent que des esquisses, des brouillons annonçant les réussites ultérieures. Souvent aussi une explication rationnelle vient ruiner l'impression reçue. Cependant on y trouve déjà l'idée que la peur est en nous, engendrée par notre infirmité, par le désarroi de la raison ne pouvant appréhender le monde qui l'entoure. Ainsi, dans « La fenêtre aux monstres », le terrifiant visage, mauvais sort d'un quartier, est celui d'un paisible bourgeois entrevu à travers une vitre de mauvaise qualité.

(*) "Irish Whisky" : On pourrait se demander, à propos de la métamorphose du héros de ce conte en araignée, s'il n'y aurait pas influence de Kafka, que Jean Ray aurait pu lire dans le texte original avant toute traduction française. À moins qu'il n'y ait simplement recours à une tradition commune, l'originalité de Kafka venant de ce qu'il décrit le phénomène par le dedans. Mais Maurice Renard avait déjà utilisé le procédé dans « Le docteur Lerne ».

Bref, il semble que l'auteur ait reculé devant l'évocation entière et sans subterfuge du monde qu'il crée.


Jean Ray avait cependant l'expérience sensible et personnelle du surnaturel, mais peut-être n'osait-il pas la livrer crûment au public, cherchait-il l'alibi de la folie ou de l'hallucination pour n'effaroucher personne. Et il est certain que ce qu'il nous dit dans « Le livre des fantômes », pages 15 à 20, 129 à 137, est si étonnant que nous n'osons le cautionner.

Si en 1925 il n'est pas sûr qu'il avait déjà rencontré B…, il avait, par deux fois, eu connaissance de ces maisons mystérieuses, surgies du néant pour y retourner vingt-quatre heures plus tard, et qui présentent cependant toutes les apparences de la réalité.

Il y eut John Beetle, à Bermondsey, qui avait loué un appartement dans Tanner Street. La maison donnait sur une ruelle bordée de vieilles remises désaffectées. Il en loua une, revint le lendemain, ne trouva plus qu'un long mur nu. Mais il a toujours la clé de « sa » remise, une clé énorme qui pèse près d'une demi-livre.

Il y eut Jean Ray lui-même, qui, vers 1907, dans une petite rue près de Saint-Bavon, donnant dans la rue du Miroir, vit qu'une ancienne petite maison bourgeoise avait été transformée en pâtisserie. Il entra : personne. Il fit cependant une rafle de petits fours qu'il partagea avec une dizaine de camarades. Quand, par la suite, il revint dans la rue, la pâtisserie avait disparu. À sa place, la petite maison qu'il avait toujours connue. 

Quant à B…, qui habitait une petite ville du nord de la Belgique, sitôt que le beffroi avait sonné onze heures il lui devenait impossible de retrouver la rue des Remparts. Assisté de son ami Freyman, docteur en sciences physiques et mathématiques, Jean Ray tenta l'expérience. Passé onze heures il amena B… devant sa rue, et B… fut incapable d'avancer. Impossible de l'ébranler ; jusqu'à l'aube l'entrée de la rue fut pour lui un seuil interdit.

Bien plus, Jean Ray possède son fantôme : l'homme au foulard rouge, dont il conta l'histoire à Maurice Renard, à Rosny aîné et à l'écrivain flamand G. Vigoureux. Il le vit apparaître alors qu'il avait cinq ans, puis dix ans plus tard ; puis, un soir de février 1909, proche du carnaval, dans la maison déserte sur le Ham, il le revit, penché sur un des premiers contes qu'il ait écrits. (Ce conte ne serait-il pas « Le diable est venu me chercher à bord », que Jean Ray soumit à A. Theuriet ? Celui-ci, très favorable, lui offrit son appui, et ce fut sa mort qui rejeta l'auteur loin de la littérature… pour un moment.)

*

* *

Mais en 1932 paraît, dédiée à Maurice Renard, « La croisière des ombres, histoires hantées de terre et de mer » où, cette fois, éclate le talent de Jean Ray dans ses plus merveilleux récits : « La ruelle ténébreuse » (Voir « Fiction », n° 9) , « Le Psautier de Mayence », « Le bout de la rue ».

Pendant dix ans, Jean Ray entrera en sommeil, laissait la place à John Flanders. Puis, de 1942 à 1944, paraissent « Le Grand Nocturne », « Les cercles de l'épouvante », « Les derniers conte de Canterbury », ensemble se faisant suite, et deux romans : « Malpertuis » et « La cité de l'indicible peur ». Ce dernier roman se présente comme un roman policier et n'est empli que de récits fantastiques. Puis, brusquement, en épilogue, Jean Ray nous révèle sa narquoise vérité : pas de surnaturel dans tout cela. La peur est née de la conscience des gens troublés par la venue de Triggs, l'ancien constable. C'est l'inquiétude que cause sa présence et l'ignorance où ils sont de ses desseins qui sèment le désarroi dans les esprits coupables. Désormais la peur se développe, s'entretient, acquiert la toute-puissance, car il est impossible encore de raisonner sainement, et, s'attendant au surnaturel, chacun le découvre partout. Il y a cependant un fantôme dans cet ouvrage. Un fantôme paisible et discret, dont l'unique souci est de faire ponctuellement sa ronde quotidienne. Employés et policiers le saluent correctement au passage. Et c'est lui qui, par sa présence, justifie les plus folles imaginations.

En 1947, enfin, paraît « Le livre des fantômes », recueil où Jean Ray se dévoile quelque peu, puis, l'année suivante, une anthologie : « La gerbe noire ».

Depuis, la carrière de l'auteur semble se dérouler sans infidélité au fantastique. On peut le regretter par un certain côté car souvent on se prend, au détour d'une page, à rêver au conteur réaliste, rival de Cendrars, qui nous aurait conté l'Allemagne de 1928, la Rum-Row et les voiliers contrebandiers…

*

* *

Rénovateur du genre noir, Jean Ray en a une fois pour toutes rejeté les poncifs : pas de vampires, de châteaux aux salles géantes, aux échos sinistres, de pure jeune fille, d'astrologue ou d'alchimiste. Il a de même écarté les riches oisifs, les salons tendus de moires, la bimbeloterie, le fer forgé, les décors renaissants ou intemporels des disciples de Jean Lorrain. Ce sont de douillettes villes flamandes qu'il nous peint, emplies de canaux et de brumes, avec de lentes veillées dans des pièces tièdes, éclairées par les chandeliers de nacre, ou encore une antique lampe à lentille d'eau, entre une pie et un livre. Le contraste n'en sera que plus grand avec le monde qui demain se révélera.

Il usa peu des thèmes traditionnels : une seule fois le vampire, deux fois la sirène (*) et deux fois le pacte diabolique, mais rénové, remanié, au point de le rendre parfois méconnaissable. Dans « Mondschein-Dampfer », au cours d'une orgie sur la Mügelsee, le narrateur perd sa maîtresse. Un Méphisto d'opérette, surgi du groupe des masques, lui offre de la ramener pour jamais. Dans le tumulte de l'orgie et de l'ivresse, le héros signe par lassitude. La femme reparaît, et quand il la croira noyée, disparue à jamais, il la reverra, mais cette fois elle aura le regard de l'autre. Convaincu de la réalité du pacte, le héros conserve cependant l'espoir. Si l'esprit humain d'Einstein a scié la base d'un savoir acquis par trente siècles d'empirisme, pourquoi s'abandonnerait-il à l'abîme ?

(*) : Peut-être sous l'influence de Maurice Renard qui utilisa lui-même trois fois le thème (« La cantatrice », « Parthenope ou l'escale imprévue », « La Mort et le coquillage »). Et Jean Ray dans « Entre deux verres » et « L'homme qui osa…». 

Ici le thème apparaît à visage découvert. Il n'en est plus de même dans « Le bout de la rue ». Il est presque impossible de résumer cette brève nouvelle, d'une construction si savante qu'elle apparaît décousue. Ici tout est allusif, au lecteur de faire le recoupement, de déchiffrer le sens de notes comme jetées au hasard. Mais c'est précisément le charme du conte que cette imprécision, ce flou apparent.

D'abord une conversation entre deux miséreux : « Il me restera Jarvis et l'autre bout de la rue…» Puis vient l'histoire de l'Endymion, ce vieux cargo, mi-voilier, mi-vapeur, insolite, bâti de façon absurde, qui un jour, sur la côte des Guyanes, chargea cette présence qui tue les victimes en leur tordant le visage dans le cou… Un jour, en Hollande, le narrateur découvre Jarvis dans une taverne sans enseigne, dans une ruelle brumeuse aboutissant aux quais. On y boit gratis, sans jamais être ivre, on y reste des jours, des semaines, sans connaître la faim ni le sommeil. Tous là sont des désespérés. Parfois l'un d'eux s'approche de Jarvis qui pour toute réponse montre le bout de la rue. Un jour une sirène hurle ; l'Endymion est ancré à l'autre bout de la rue, attendant sa cargaison. Le narrateur a pu fuir l'emprise, mais, des années après, il retrouve ceux qui se sont embarqués. La peur vit dans leurs yeux, la peur des jours qui passent, de tout ce qui jadis les faisait superbement rire : « Parce que cela c'est la mort. Pour vous une route s'allonge derrière le voile. Vous êtes allés à l'autre bout de la rue. »

Même ici on retrouve l'idée fondamentale de l'auteur : il est toujours possible d'affronter le surnaturel à armes égales, la lutte est possible, la victoire également.


Le thème des civilisations disparues fut traité, non par Jean Ray mais par John Flanders, dans deux minuscules brochures : « Aux tréfonds du mystère » et « Le formidable secret du pôle ». C'est le mystère de la civilisation de Thulé, enfermé dans une sphère de métal poursuivant un lent périple millénaire. Beaucoup de ses énigmes sont indéchiffrables. Quant aux « êtres de métal grêle » qui se jetèrent sur la banquise, sont-ils des automates, ou encore les survivants préservés de la mort dans ces carapaces parodiques ? 

*

* *

Mais, le plus souvent, il a utilisé ses propres thèmes, ceux qui le hantent, qu'il reprend sans cesse. Parfois il sut les choisir grands et mystérieux, de nature à laisser en nous des résonances qui, longtemps encore, nous troubleront.

Passons sur le thème de la métamorphose, de la vengeance qu'exercent les objets inanimés : un tableau, une bague, une horloge. Ou sur ce thème de « La terreur rose » : un homme ayant osé réveiller l'entité qui dort dans un puits d'argile noyé se voit transformé en énergie, grandi jusqu'à devenir une nébuleuse. Dans des millénaires, de son corps naîtront des soleils, des mondes et des populations. Et, si son âme a survécu, sans doute sera-t-il le dieu de cet univers… On pouvait en tirer un roman. Fidèle à son économie, Jean Ray n'en tire que dix pages, mais inoubliables.

Le thème de la présence réelle et concrète de la Mort, qui lui dicta « Le dernier voyageur » et « Le miroir noir », lui inspire « La vérité sur l'oncle Thimotéus ». Le jeune médecin découvre que son oncle n'est autre que la Mort, la Toute-Puissante. Et d'avoir pénétré son secret lui permet de participer à sa nature. Bien vite il ne sait plus s'il est encore un homme… Demain il sera supérieur aux hommes et aux dieux, car tous mourront, et il sera là pour assister son oncle dans sa tâche quand le moment sera venu.

C'est aussi le thème de la mort ou de la survie des Dieux, du moins tant qu'il se trouve encore un homme pour avoir foi en eux, qui commande « Malpertuis », étonnant ouvrage qui charme les uns et irrite tant d'autres hérissés de souvenirs classiques. Mais il est impossible de porter un jugement complet sur « Malpertuis », œuvre tailladée, amputée de près des deux tiers. Et pour qui le relit, nombre de coupures sont visibles, particulièrement celles concernant le personnage de Nancy, qui devait être en quelque sorte le pendant du héros aimé d'une gorgone, elle-même chérie de Zeus. (*)

(*) : Quand le roman parut en 1943, le texte dut être ramené de 600 pages à 200, les ouvrages paraissant aux « Auteurs Associés » étant limités à 200 pages pour des raisons de contingentement. (Note additionnelle du PReFeG) : Dans une lettre datée du 24 janvier 1957 et adressée à Van Herp, Jean Ray déplore avoir détruit le manuscrit original où se trouvaient les passages coupés. A moins d' un miracle ou d'un canular, on ne pourra pas lire de version intégrale de Malpertuis.

Mais le thème le plus obsédant, qui fut sans doute inspiré à Jean Ray par l'étude des mathématiques et de la relativité, et sans doute aussi par une expérience personnelle, est celui des univers hypergéométriques, ces mondes voisins et tangents au nôtre, qu'ils heurtent sans doute dans ce grand espace où flottent les univers et les mondes. Par instants, ils l'interpénètrent, rendant possible l'accès à de monstrueuses formes.

Et c'est la Sankte-Beregonne-gasse, la Ruelle Ténébreuse qui, hors du temps et de l'espace, circule dans Hambourg. C'est l'océan où, entraîné par la magie du Maître d'École, croise le Psautier de Mayence. C'est, dans « Le fleuve Finders », l'étrange conjonction de Mannheim, Neu-Strelitz et des terres australiennes à l'embouchure du Flinders. Ce sont « Les étranges études du Dr Paukenschlager », qui entraînent le malheureux Denver dans un monde de cônes et de sphères, êtres incroyables qui guettent les hommes. C'est la liqueur que boivent « M. Volhmut et Franz. Benschneider » et qui leur donne accès à un monde intercalaire. C'est le monde encore du « Grand Nocturne » (Voir Fiction n°38).

Un jour enfin, Jean Ray s'est attaché au démon lui-même. Faire parler Satan en qualité de l'Esprit du Gouffre, symbole de la Désespérance sans fin, est une tâche devant laquelle on recule, et ceux qui l'osent échouent. Qu'on se souvienne du Satan de Prévert. Pour un mot heureux : « Personne ne m'aime…», que de bavardage boulevardier… Alors on se contente d'évoquer l'esprit de négation et de sarcasme. Mais cette Désespérance Géante, Jean Ray a su l'évoquer. Voici que, à la fin des « Derniers contes », le démon pousse sa plainte :

Vous me retrouvez en une journée assez exceptionnelle en ce qui me regarde : je me sens un peu triste, c'est-à-dire qu'un reflet de bonheur est en moi. Le mot est terrible, Weep, et il s'écoule parfois des millénaires avant qu'il me soit permis de le concevoir et de le prononcer… parce que ces choses sont… divines… En de pareils moments je pense que l'Autre a oublié. Des amoureux qui laissent couler des larmes parce qu'un temps et un espace infimes vont les séparer quelque peu ; une maman qui vit dans l'orgueil de son fils ; un papa qui fait d'une joie de sa fillette un bonheur sans borne… Eh bien, Weep, j'ai senti l'immense valeur de ces larmes, de cet orgueil, de ce bonheur, et j'ai ressenti une des plus profondes félicités humaines : la tristesse. 

Et il est encore un trait que l'on ne doit pas oublier, pour finir : c'est l'humour. Non seulement Jean Ray a écrit des contes d'un fantastique humoristique, mais encore il lui arrive de badiner avec l'épouvante elle-même. Nous avons vu que « La cité de l'indicible peur » pouvait se comprendre comme un ironique récit des craintes humaines. John Flanders signa un récit où le terrible fétiche, chargé de malédictions ancestrales par les sorciers papous, et comme tel répandant le mauvais sort autour de lui, n'était qu'une simple poupée « made in Germany ». Puis, un jour, Jean Ray éprouva le besoin de se parodier lui-même. Écoutez :

J'avais un camarade qui n'était pas un garçon ordinaire. Il avait étudié le formulaire magique du Grand Albert dans une édition qui n'était pas pour concierge, expliquait d'ingénieuse façon la lettre de Salon et avait passé un mois de ses vacances au British Muséum à chercher les écrits du mystérieux docteur John Dee et à compulser le Theatrum Chemicum d'Elias Ashmole. 

Dans un nid de huppe il avait trouvé la pierre « ématilla » des sorciers, et sur les minuit avait cueilli la bétoine d'eau dans le fossé d'un cimetière. 

Alors, dans une chambre où rien n'était suspendu et où tressautaient encore les restes acéphales d'une poule noire, il invoqua le diable… qui ne vint pas.


JEAN RAY
publications dans Fiction
et dans l'espace du PReFeG


  • La ruelle ténébreuse (Nouvelle, "La croisière des ombres", 1932)

in Fiction n° 9, OPTA 8/1954

  • Le psautier de Mayence (Nouvelle, Le Bien Public, 6 mai 1930 - sous le nom de John Flanders)

in Fiction n° 18, OPTA 5/1955

  • Le Grand Nocturne (Nouvelle, "Le Grand Nocturne", 1942)

in Fiction n° 38, OPTA1/1957

  • Maison à vendre (Nouvelle, "Le livre des fantômes", 1947)

in Fiction n° 48, OPTA 11/1957 

  • La choucroute (Nouvelle, "Le livre des fantômes", 1947)

in Fiction n° 51, OPTA 2/1958

  • Le cimetière de Marlyweck (Nouvelle, "Les cercles de l'épouvante", 1943)

in Fiction n° 82, OPTA 9/1960

  • Le miroir noir (Nouvelle, "Les cercles de l'épouvante", 1943)

in Fiction n° 85, OPTA 12/1960

  • Monsieur Wohlmut et Franz Benschneider (Nouvelle, "Le livre des fantômes", 1947)

in Fiction n° 99, OPTA 2/1962

  • Dürer, l'idiot (Nouvelle, La Revue Belge, 1er novembre 1929 - sous le nom de John Flanders)

in Fiction n° 100, OPTA 3/1962

  • La nuit de Pentonville (Nouvelle, "Le livre des fantômes", 1947)

in Fiction n° 102, OPTA 5/1962

  • Les noces de Mlle Bonvoisin (Nouvelle, "Les derniers contes de Canterbury", 1944)

in Fiction n° 105, OPTA 8/1962

  • Irish whisky (Nouvelle, "Les contes du whisky", 1925)

in Fiction n° 108, OPTA 11/1962

  • Josuah Güllick, prêteur sur gages (Nouvelle, "Les contes du whisky", 1925)

in Fiction n° 109, OPTA 12/1962

  • Les étranges études du Dr Paukenschlager (Nouvelle, "Les contes du whisky", 1925)

in Fiction n° 110, OPTA 1/1963

  • Bonjour, Mr. Jones (Nouvelle, Les Cahiers de la Biloque, 1959)

in Fiction n° 126, Spécial Jean RAY, OPTA 5/1964

  • La tête de Monsieur Ramberger (Nouvelle, Les Cahiers de la Biloque, 1961)

in Fiction n° 126, Spécial Jean RAY, OPTA 5/1964

  • Croquemitaine n'est plus... 

in Fiction n° 126, Spécial Jean RAY, OPTA 5/1964

  • Têtes-de-lune (Nouvelle, Les Cahiers de la Biloque, 1961)

in Fiction n° 126, Spécial Jean RAY, OPTA 5/1964

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