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Qui mieux que "Forest" pour représenter le Monde vert ? Un livre "ouvert" en un clic droit ! |
Sommaire du Numéro 100 :
NOUVELLES
1 - Brian ALDISS, Le Monde vert : 1 / La Grande Montée (Hothouse, 1961), pages 3 à 32, nouvelle, trad. Michel DEUTSCH
2 - Michel DEMUTH, ...qui revient d'une longue chasse, pages 33 à 48, nouvelle
3 - Poul ANDERSON, Tranche de nuit (Night Piece, 1961), pages 49 à 62, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE
4 - Nathalie HENNEBERG, L'Épave, pages 63 à 74, nouvelle
5 - Edgar PANGBORN, Les Collines rouges de l'été (The Red Hills of Summer, 1959), pages 75 à 109, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *
6 - Jean RAY, Dürer, l'idiot, pages 110 à 119, nouvelle
7 - Ray BRADBURY, La Mort et la vieille fille (Death and the Maiden, 1960), pages 120 à 127, nouvelle, trad. Roland CELDRAN
8 - Thomas OWEN, Père et fille, pages 128 à 136, nouvelle
9 - Pierre VERSINS, La Ville du ciel, pages 137 à 161, nouvelle *
CHRONIQUES
10 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 163 à 179, critique(s)
11 - COLLECTIF, Le Conseil des spécialistes, pages 180 à 181, critique(s)
12 - Jacques GOIMARD & F. HODA, L'Écran à quatre dimensions, pages 183 à 187, article
13 - (non mentionné), Table générale des articles de « Fiction » : numéros 1 à 100, pages 189 à 192, index
* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.
Notons tout d'abord la présence de cet éditorial, comme pour un numéro spécial (et c'en est bien un !)
" Voici un numéro de « Fiction » qui sort de l'ordinaire, ne serait-ce que par le chiffre qui s'inscrit à son frontispice.
Cent numéros, pour un mensuel comme le nôtre, c'est un résultat spectaculaire. Qui eût pu prédire il y a huit ans, lors de notre lancement, ce succès durable ?
Un tel succès, c'est vous tous, lecteurs fidèles de « Fiction », qui l'avez fait. Qu'il nous soit permis avant tout de vous en remercier.
La science-fiction et le fantastique sont de plus en plus à l'ordre du jour, en un temps où vient d'être remis à la mode, en France, le concept de « littérature différente » – terme qui désignait déjà ces genres littéraires il y a trente ans aux États-Unis.
Littérature différente ou « réalisme fantastique » ne sont que les étiquettes actuelles d'un phénomène qui leur survivra. Ce phénomène, c'est celui d'une littérature qui perce au-delà des apparences, celles du temps comme celles de l'espace, et révèle aussi bien les virtualités de notre futur que les champs clos de notre conscience.
À une époque où le romanesque s'enlise dans la routine, où les romans sont les tristes reflets déformés d'un présent sans grâce, cette littérature nous force à ouvrir un œil neuf. Elle nous donne une nouvelle image du monde et de l'homme.
Car, au-delà de ces barrières du présent et du concret, c'est bien l'homme que l'on redécouvre, mais un homme libéré de sa condition de fourmi, projeté vers des sphères où il se dépasse, et dont la chute éventuelle est à la dimension de son essor.
Plus il est exploré, plus notre domaine nous offre de contrées vierges à découvrir. La route est tracée ; il existe encore de nombreuses portes sur l'inconnu. "
On notera aussi, petit détail, que les mentions des titres en leurs versions originales passent du sous-titre (au début) à la fin de la nouvelle, rejoignant le nom du traducteur ou de la traductrice.
Pour commencer, Brian Aldiss nous entraîne, fort de son expérience - héritage de la guerre -dans les jungles de Sumatra, dans une Terre d'un si lointain futur que tout nous y est à la fois étranger mais compréhensible. L'espèce humaine survit difficilement dans Le monde vert - un enfer vert où le végétal a acquis sa motricité, le rendant redoutable prédateur. Mais c'est à travers tout un écosystème que l'espèce humaine est amenée à se perpétuer… Et muter.
Le monde vert sera récompensé par le prix Hugo pour cette année 1962.


Nathalie Henneberg moins lyrique mais tout aussi poétique nous plonge dans le ressenti d'une plante devenue femme par mimétisme… Mais dans L'épave, un piège se referme. Habilement mené.
Une arche spatiale trouve une planète à habiter, parmi Les collines rouges de l'été. Par ce préalable classique, Edgar Pangborn nous invite à mesurer les étapes de la création d'une utopie (l'île qui recueille les humains a d'ailleurs la forme de celle de Thomas More, et quelques références à La tempête de William Shakespeare nous inclinent à imaginer la construction d'un monde débarrassé des rancœurs et des soucis de revanche). On retrouve la douceur et l'humanisme de Pangborn dont on a pu lire "Un miroir pour les observateurs", proposé ICI.
Avec Dürer, l'idiot, Jean Ray nous fait assister à la première personne aux affres d'un glissement de la réalité vers celle de l'enfer. Une histoire où l'on croyait rire de peu mais où l'on finit par redouter le pire.
On retrouve dans La Mort et la vieille fille un sujet maintes fois posé en littérature : la non-vie, l'ennui, la vacuité, valent ils mieux que la mort ? Mais ici, la Mort invite à une vie brève mais pleine, bien qu'un peu vaine. Ray Bradbury est tout de même souvent l'auteur de choix de vie simplistes dans ses nouvelles.
Un homme s'en prend à une métaphore, mais dans les terres fantastiques de Thomas Owen, la métaphore vaut son pendant réel. Père et fille, c'est de l'ambiance, du grotesque, pour une nouvelle cruelle sur l'art du ressentiment consommé.
Pierre Versins fait avec La ville du ciel le récit haletant, pensé d'une traite, d'un homme qui décompense à la suite de son emménagement à Lausanne, ville qui - il s'en persuade en confondant causes et effets - ne l'aime pas et le rejette. S'ensuit une profonde paranoïa que l'on peut suivre de l'intérieur, avec fascination et inquiétude tant est grande sa souffrance. Un très beau morceau, tant par le style que par le sujet : devenir l'indésirable sans raison. Initialement paru dans sa revue Ailleurs en 1959, ce texte restera sans publication ultérieure malgré ses très grandes qualités littéraires.
Une petite "critique" dans la rubrique "Ici, on désintègre !" pourrait en faire sourire certains : Jacques Sternberg défend le dramaturge Fernando Arrabal. Pour la petite histoire, il faudrait rappeler que Sternberg et Arrabal seront parties agissantes du Groupe Panique, fondé sous l'initiative de Roland Topor dès cette année 1962. Groupe plutôt que mouvement, où l'on y promeut de voir la vie à travers la transgression, pour produire un art de la monstruosité et de peurs paniques. Voire, selon les dires d'Arrabal : « ni un groupe ni un mouvement artistique ou littéraire [mais] plutôt un style de vie ». Parmi ses "membres actifs", comptons Topor, Sternberg et Arrabal, donc, mais aussi Alexandro Jodorowski, André Ruellan (Kurt Steiner en SF), ou Toyen. Voici la note de Jacques Sternberg sur le volume deux des œuvres théâtrales de Fernando Arrabal :
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De gauche à droite pour ce Groupe Panique : Daniel Emilfork, Alexandro Jodorowski, Jacques Sternberg, Fedorov, Fernando Arrabal, Roland Topor, Lis Arrabal et Toyen |
Arrabal Théâtre (II)
Il n'y aura jamais dans le monde suspect de la Littérature que deux sortes d'événements : les tapageurs et les autres. Les tapageurs, on s'en doute, ont les couleurs du Goncourt, des Prix de la Plume d'Or, du Grand National, bref le prestige frelaté de tous les critériums littéraires qu'il « faut avoir vus », dont il faut connaître le classement général et les péripéties si on veut briller en société.
Les autres événements ne sont que des pétards dont on parle entre intimes. Entre « aficionados » pourrait-on dire. Inutile d'ajouter que ce sont des événements mineurs qui ne font que peu de bruit, ne brassent que peu de remous. Ce qui n'empêche rien : sur le plan abstrait et fluctuatif de la valeur, on peut les juger plus importants que les tapageurs qui rappellent évidemment un peu trop la fallacieuse retape des affiches publicitaires.
Ce long prologue pour dire qu'Arrabal fut un de ces événements discrets, voilà quelques années, quand « Les Lettres Nouvelles » publièrent sa première pièce en un acte « Pique-nique en campagne ». Quelques-uns la remarquèrent. On en parla à mots couverts.
Depuis, les éditions Julliard ont publié deux romans d'Arrabal et les deux tomes de son « Théâtre ». En parle-t-on beaucoup plus ? À peine. Mais Arrabal qui n'a jamais pu être prophète en son pays – il est en effet espagnol et agressif, ce qui explique tout – a beaucoup de mal à devenir prophète en France. Il lui manque cet esprit bien de chez nous qui a fait la gloire de nos Daninos, Achard et autres Guitry. À charge de revanche, il semble se tailler une réputation de bon aloi à l'étranger, particulièrement en Allemagne, en Angleterre, en Italie et même aux États-Unis. Exactement comme Ionesco qui, alors qu'il était maudit et méconnu en France, passait en Finlande pour le plus grand auteur du siècle.
Comme tous les auteurs dont l'œuvre peut dérouter par ses qualités d'absurde, d'humour et d'insolite, on prête beaucoup de pères spirituels à Arrabal. Cela va de Kafka à Beckett en passant par Vitrac. Toujours les mêmes, quoi ! puisque les critiques n'en connaissent que rarement davantage. Disons plus simplement qu'Arrabal rappelle surtout Arrabal. Amer, grinçant, volontiers morbide, avec ses racines plongeant aussi bien dans la réalité de tous les jours que dans l'irréel, le théâtre d'Arrabal ne s'encombre ni de conflits culinaires ou ancillaires, ni de drames psychosexuels, pas davantage de discours signifiants ou de réquisitoires : sa cible, son décor, son thème de prédilection, c'est notre époque, ce qu'elle contient de cruel, d'aberrant, de sinistre, de délirant. Arrabal la dissèque avec le calme méprisant de ceux qui ont dépassé le stade de la colère ou de la révolte inutile. Il la transpose en nous servant des personnages volontiers un peu naïfs, comme s'ils étaient éternellement demeurés au seuil de cet incompréhensible âge atomique plein de bruit et de fureur. Il l'exprime par des sujets toujours très linéaires, dotés d'une sorte de charme incantatoire. Bref, dans le morne catalogue des « auteurs de pièces de théâtre » confection garantie cousue main, il s'impose par quelque miracle qui se passe de commentaires comme un écrivain. Le fait est assez rare pour faire figure d'événement.
Jacques Sternberg.
« Théâtre » (tome 2) par Arrabal : Julliard, collection « Les Lettres Nouvelles » – 12 NF.