26 février, 2025

Fiction n°100 – Mars 1962

Un numéro festival, collector, magnifique ; mais curieusement ce sont les deux meilleures nouvelles de ce numéro qui resteront sans publication ultérieure ni reprise dans un recueil ou une anthologie. Edgar Pangborn et ses "Collines rouges", puis Pierre Versins et "La ville du ciel", marqueront sans doute les lectrices et les lecteurs de ce centième florilège.

Qui mieux que "Forest" pour représenter le Monde vert ? Un livre "ouvert" en un clic droit !
 

Sommaire du Numéro 100 :

NOUVELLES

 

1 - Brian ALDISS, Le Monde vert : 1 / La Grande Montée (Hothouse, 1961), pages 3 à 32, nouvelle, trad. Michel DEUTSCH

2 - Michel DEMUTH, ...qui revient d'une longue chasse, pages 33 à 48, nouvelle

3 - Poul ANDERSON, Tranche de nuit (Night Piece, 1961), pages 49 à 62, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE

4 - Nathalie HENNEBERG, L'Épave, pages 63 à 74, nouvelle

5 - Edgar PANGBORN, Les Collines rouges de l'été (The Red Hills of Summer, 1959), pages 75 à 109, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *

6 - Jean RAY, Dürer, l'idiot, pages 110 à 119, nouvelle

7 - Ray BRADBURY, La Mort et la vieille fille (Death and the Maiden, 1960), pages 120 à 127, nouvelle, trad. Roland CELDRAN

8 - Thomas OWEN, Père et fille, pages 128 à 136, nouvelle

9 - Pierre VERSINS, La Ville du ciel, pages 137 à 161, nouvelle *

 

CHRONIQUES


10 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 163 à 179, critique(s)

11 - COLLECTIF, Le Conseil des spécialistes, pages 180 à 181, critique(s)

12 - Jacques GOIMARD & F. HODA, L'Écran à quatre dimensions, pages 183 à 187, article

13 - (non mentionné), Table générale des articles de « Fiction » : numéros 1 à 100, pages 189 à 192, index


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.

Notons tout d'abord la présence de cet éditorial, comme pour un numéro spécial (et c'en est bien un !)

" Voici un numéro de « Fiction » qui sort de l'ordinaire, ne serait-ce que par le chiffre qui s'inscrit à son frontispice.

Cent numéros, pour un mensuel comme le nôtre, c'est un résultat spectaculaire. Qui eût pu prédire il y a huit ans, lors de notre lancement, ce succès durable ?

Un tel succès, c'est vous tous, lecteurs fidèles de « Fiction », qui l'avez fait. Qu'il nous soit permis avant tout de vous en remercier.

La science-fiction et le fantastique sont de plus en plus à l'ordre du jour, en un temps où vient d'être remis à la mode, en France, le concept de « littérature différente » – terme qui désignait déjà ces genres littéraires il y a trente ans aux États-Unis.

Littérature différente ou « réalisme fantastique » ne sont que les étiquettes actuelles d'un phénomène qui leur survivra. Ce phénomène, c'est celui d'une littérature qui perce au-delà des apparences, celles du temps comme celles de l'espace, et révèle aussi bien les virtualités de notre futur que les champs clos de notre conscience.

À une époque où le romanesque s'enlise dans la routine, où les romans sont les tristes reflets déformés d'un présent sans grâce, cette littérature nous force à ouvrir un œil neuf. Elle nous donne une nouvelle image du monde et de l'homme.

Car, au-delà de ces barrières du présent et du concret, c'est bien l'homme que l'on redécouvre, mais un homme libéré de sa condition de fourmi, projeté vers des sphères où il se dépasse, et dont la chute éventuelle est à la dimension de son essor.

Plus il est exploré, plus notre domaine nous offre de contrées vierges à découvrir. La route est tracée ; il existe encore de nombreuses portes sur l'inconnu. "

On notera aussi, petit détail, que les mentions des titres en leurs versions originales passent du sous-titre (au début) à la fin de la nouvelle, rejoignant le nom du traducteur ou de la traductrice.

Pour commencer, Brian Aldiss nous entraîne, fort de son expérience - héritage de la guerre -dans les jungles de Sumatra, dans une Terre d'un si lointain futur que tout nous y est à la fois étranger mais compréhensible. L'espèce humaine survit difficilement dans Le monde vert - un enfer vert où le végétal a acquis sa motricité, le rendant redoutable prédateur. Mais c'est à travers tout un écosystème que l'espèce humaine est amenée à se perpétuer… Et muter.

Le monde vert  sera récompensé par le prix Hugo pour cette année 1962. 

 Résister à l'envahisseur, c'est entrer dans la lutte armée, et donc se confondre avec la pègre ou les associations de malfaiteurs. En cela la petite délinquance est aux avant-postes de la lutte pour la liberté. On repense à Jean Genet, mais Michel Demuth évoque plutôt, dans …qui revient d'une longue chasseles gangs de ce qui s'appelait à cette époque "blousons noirs".
On notera au passage une petite réminiscence du métier de Demuth à ses débuts, photocompositeur et graphiste.
Poul Anderson, dans Tranche de nuitchange de style et de sujet, avec une séquence de décompensation psychotique , de ressenti plus fantastique que SF, n'était que le protagoniste est un scientifique testant sur lui-même un amplificateur de perceptions extra sensorielles. Déroutant.

Nathalie Henneberg moins lyrique mais tout aussi poétique nous plonge dans le ressenti d'une plante devenue femme par mimétisme… Mais dans L'épave, un piège se referme. Habilement mené.

Une arche spatiale trouve une planète à habiter, parmi Les collines rouges de l'été. Par ce préalable classique, Edgar Pangborn nous invite à mesurer les étapes de la création d'une utopie (l'île qui recueille les humains a d'ailleurs la forme de celle de Thomas More, et quelques références à La tempête de William Shakespeare nous inclinent à imaginer la construction d'un monde débarrassé des rancœurs et des soucis de revanche). On retrouve la douceur et l'humanisme de Pangborn dont on a pu lire "Un miroir pour les observateurs", proposé ICI.

Avec Dürer, l'idiotJean Ray nous fait assister à la première personne aux affres d'un glissement de la réalité vers celle de l'enfer. Une histoire où l'on croyait rire de peu mais où l'on finit par redouter le pire.

On retrouve dans La Mort et la vieille fille un sujet maintes fois posé en littérature : la non-vie, l'ennui, la vacuité, valent ils mieux que la mort ? Mais ici, la Mort invite à une vie brève mais pleine, bien qu'un peu vaine. Ray Bradbury est tout de même souvent l'auteur de choix de vie simplistes dans ses nouvelles. 

Un homme s'en prend à une métaphore, mais dans les terres fantastiques de Thomas Owen, la métaphore vaut son pendant réel. Père et fille, c'est de l'ambiance, du grotesque, pour une nouvelle cruelle sur l'art du ressentiment consommé.

Pierre Versins fait avec La ville du ciel le récit haletant, pensé d'une traite, d'un homme qui décompense à la suite de son emménagement à Lausanne, ville qui - il s'en persuade en confondant causes et effets - ne l'aime pas et le rejette. S'ensuit une profonde paranoïa que l'on peut suivre de l'intérieur, avec fascination et inquiétude tant est grande sa souffrance. Un très beau morceau, tant par le style que par le sujet : devenir l'indésirable sans raison. Initialement paru dans sa revue Ailleurs en 1959, ce texte restera sans publication ultérieure malgré ses très grandes qualités littéraires.

Une petite "critique" dans la rubrique "Ici, on désintègre !" pourrait en faire sourire certains : Jacques Sternberg défend le dramaturge Fernando Arrabal. Pour la petite histoire, il faudrait rappeler que Sternberg et Arrabal seront parties agissantes du Groupe Panique, fondé sous l'initiative de Roland Topor dès cette année 1962. Groupe plutôt que mouvement, où l'on y promeut de voir la vie à travers la transgression, pour produire un art de la monstruosité et de peurs paniques. Voire, selon les dires d'Arrabal : « ni un groupe ni un mouvement artistique ou littéraire [mais] plutôt un style de vie ». Parmi ses "membres actifs", comptons  Topor, Sternberg et Arrabal, donc, mais aussi Alexandro Jodorowski, André Ruellan (Kurt Steiner en SF), ou Toyen. Voici la note de Jacques Sternberg sur le volume deux des œuvres théâtrales de Fernando Arrabal :

De gauche à droite pour ce Groupe Panique :
Daniel Emilfork, Alexandro Jodorowski,
Jacques Sternberg, Fedorov,
Fernando Arrabal, Roland Topor,
Lis Arrabal et Toyen

Arrabal Théâtre (II) 


Il n'y aura jamais dans le monde suspect de la Littérature que deux sortes d'événements : les tapageurs et les autres. Les tapageurs, on s'en doute, ont les couleurs du Goncourt, des Prix de la Plume d'Or, du Grand National, bref le prestige frelaté de tous les critériums littéraires qu'il « faut avoir vus », dont il faut connaître le classement général et les péripéties si on veut briller en société.


Les autres événements ne sont que des pétards dont on parle entre intimes. Entre « aficionados » pourrait-on dire. Inutile d'ajouter que ce sont des événements mineurs qui ne font que peu de bruit, ne brassent que peu de remous. Ce qui n'empêche rien : sur le plan abstrait et fluctuatif de la valeur, on peut les juger plus importants que les tapageurs qui rappellent évidemment un peu trop la fallacieuse retape des affiches publicitaires.


Ce long prologue pour dire qu'Arrabal fut un de ces événements discrets, voilà quelques années, quand « Les Lettres Nouvelles » publièrent sa première pièce en un acte « Pique-nique en campagne ». Quelques-uns la remarquèrent. On en parla à mots couverts.


Depuis, les éditions Julliard ont publié deux romans d'Arrabal et les deux tomes de son « Théâtre ». En parle-t-on beaucoup plus ? À peine. Mais Arrabal qui n'a jamais pu être prophète en son pays – il est en effet espagnol et agressif, ce qui explique tout – a beaucoup de mal à devenir prophète en France. Il lui manque cet esprit bien de chez nous qui a fait la gloire de nos Daninos, Achard et autres Guitry. À charge de revanche, il semble se tailler une réputation de bon aloi à l'étranger, particulièrement en Allemagne, en Angleterre, en Italie et même aux États-Unis. Exactement comme Ionesco qui, alors qu'il était maudit et méconnu en France, passait en Finlande pour le plus grand auteur du siècle.


Comme tous les auteurs dont l'œuvre peut dérouter par ses qualités d'absurde, d'humour et d'insolite, on prête beaucoup de pères spirituels à Arrabal. Cela va de Kafka à Beckett en passant par Vitrac. Toujours les mêmes, quoi ! puisque les critiques n'en connaissent que rarement davantage. Disons plus simplement qu'Arrabal rappelle surtout Arrabal. Amer, grinçant, volontiers morbide, avec ses racines plongeant aussi bien dans la réalité de tous les jours que dans l'irréel, le théâtre d'Arrabal ne s'encombre ni de conflits culinaires ou ancillaires, ni de drames psychosexuels, pas davantage de discours signifiants ou de réquisitoires : sa cible, son décor, son thème de prédilection, c'est notre époque, ce qu'elle contient de cruel, d'aberrant, de sinistre, de délirant. Arrabal la dissèque avec le calme méprisant de ceux qui ont dépassé le stade de la colère ou de la révolte inutile. Il la transpose en nous servant des personnages volontiers un peu naïfs, comme s'ils étaient éternellement demeurés au seuil de cet incompréhensible âge atomique plein de bruit et de fureur. Il l'exprime par des sujets toujours très linéaires, dotés d'une sorte de charme incantatoire. Bref, dans le morne catalogue des « auteurs de pièces de théâtre » confection garantie cousue main, il s'impose par quelque miracle qui se passe de commentaires comme un écrivain. Le fait est assez rare pour faire figure d'événement.


Jacques Sternberg.


« Théâtre » (tome 2) par Arrabal : Julliard, collection « Les Lettres Nouvelles » – 12 NF.


19 février, 2025

Fiction n°099 – Février 1962

Entrée de Christine Renard dans le panthéon du PReFeG, autrice fortement admirée par Jean-Pierre Andrevon, et Claude-François Cheinisse qui deviendra son mari, ou par Jacques Goimard qui quitte son strapontin de lecteur et animateur de la Tribune Libre pour gagner son grade de désintégrateur - en qualité d'expert ès van Vogt. Côté "météorites", on assistera au passage éclair de l'auteur de la nouvelle "La mouche" mondialement célèbre, le franco-britannique George Langelaan.

Osez le clic droit sur ce photogramme de Monastério …
 

Sommaire du Numéro 99 :


NOUVELLES

 

1 - José MOSELLI, La Fin d'Illa (2), pages 3 à 41, nouvelle

2 - Poul ANDERSON, Les Joyaux de la couronne martienne (The Martian Crown Jewels, 1958), pages 42 à 56, nouvelle, trad. Catherine GRÉGOIRE

3 - Theodore R. COGSWELL, Le Bûcher (The Burning, 1960), pages 57 à 61, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM

4 - Marcel BATTIN, Contes d'un autre temps, pages 62 à 66, nouvelle

5 - Robert ABERNATHY, Le Professeur et son phantasme (Professor Schlucker's Fallacy, 1953), pages 67 à 73, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE

6 - Evelyn E. SMITH, Vocation de reine (Send Her Victorious, 1960), pages 74 à 80, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM *

7 - Jean RAY, Monsieur Wohlmut et Franz Benschneider, pages 81 à 87, nouvelle

8 - Henri DAMONTI, Zapotrott, pages 88 à 93, nouvelle *

9 - George LANGELAAN, La Dame d'outre-nulle part (The lady from nowhere), pages 94 à 111, nouvelle

10 - Colette GOUDARD, L'Homme au visage d'ambre, pages 112 à 112, nouvelle

11 - Christine RENARD, Le Signe des Gémeaux, pages 113 à 114, nouvelle

12 - Gil SARTÈNE, Les Antichambres, pages 114 à 116, nouvelle *

13 - Odette RAVEL, Aqua sacer, pages 116 à 117, nouvelle *

CHRONIQUES


14 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 119 à 135, critique(s)

15 - Alfred BESTER, Livres d'Amérique, pages 137 à 142, chronique, trad. Demètre IOAKIMIDIS

16 - F. HODA, Les Notaires de province, pages 143 à 144, article


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Déchéance et vengeance du narrateur Xié pour cette deuxième partie de La fin d'Illa, de José Moselli. Une ambiance d'apocalypse et de tueries de masse, et un pouvoir rendu absurde par sa tyrannie, tel un bunker berlinois en 1945... Un récit bien sombre et de qualité, peut-être parfois encombré de péripéties gratuites, et qui échappe cependant à toute considération plus philosophique.

Les joyaux de la couronne martienne, par Poul Anderson, est une sympathique refonte de Sherlock Holmes sur Mars pour une histoire de vol de bijoux.  On y appréciera les clins d'oeil (Baker Street devient "La rue de Ceux-qui-préparent-la-nourriture-dans-les-Fours", et tout le monde sur Mars connait un certain John Carter...). L'auteur étonne quoi qu'il en soit, car on dirait presque du Asimov quand il se mêle d'énigmes policières.

Le bûcher, concis, ce récit post-apocalyptique de Theodore Cogswell reste évasif et évoque plus un esprit de "ruche" qu'un matriarcat - comme l'annonce le texte de présentation.


Contes d'un autre temps de Marcel Battin sont des petits récits ultra-brefs, assez inégaux, mais certains valent le détour.


Un procédé de voyage dans le temps qui projette le chrononaute dans le corps passé qui lui correspond le mieux, et voilà qu'une entité multiple extraterrestre prend un certain pouvoir. Dans Vocation de reineon peut s'attendre à la chute, mais Evelyn E. Smith sait agréablement ménager ses effets. 

On pourra penser au piège qu'Yves Pagès avait tendu au philosophe Bernard-Henri Lévy en faisant croire à un corpus de textes critiques sur Kant signé d'un certain Botul, tant ces batailles intellectuelles au sein d'une prestigieuse université semblent sans merci : Le professeur et son phantasme est une drôle d'histoire absurde, où les sophismes ont autant d'existence et de personnalité que les professeurs d'université qui les forgent, où il suffit d'invalider une théorie jusqu'alors admise pour transformer la réalité autour de soi, bref : où la vision intellectuelle du monde en fait sa réalité - du moins celle qui est prise en compte. On a la sensation que Robert Abernathy règle des comptes avec le monde universitaire, mais l'ensemble reste agréablement fantaisiste, à la façon d'un Lewis Carroll. Ce sera malheureusement la dernière nouvelle de cet auteur à paraître dans Fiction ou Galaxie.

Monsieur Wohlmut et Franz Benschneider sont en proie à des sortilèges et des espaces intermédiaires entre le monde et... l'inconnu. On aurait presque pu espérer mettre Harry Dickson sur cette affaire de disparition en chambre close, malgré le déplorable antisémitisme latent de Jean Ray.

La Mort, c'est l'ennui. Mais quelle différence avec un monde des vivants ennuyeux ? L'immortalité en prime, ou la post-mortalité ? Pour une fois, à Zapotrott, Henri Damonti ne se perd pas dans un exercice de style creux. 

La dame d'outre-nulle part est sous-titrée "The lady from nowhere", mais n'a pas de traducteur. Son auteur, George Langelaan, est franco-britannique, mais est connu pour écrire en français. L'homme est assez étonnant, avec sa carrière d'agent double pendant la Seconde Guerre Mondiale, pour le compte des services secrets du Royaume-Uni. Il est connu aussi pour être l'auteur de la nouvelle "La mouche", qui sera plusieurs fois adaptée au cinéma avec bonheur.

Bonus !
La dame d'outre-nulle part est une très bonne histoire, avec un téléviseur hanté sans être une histoire de fantômes, mais bien un récit de SF. La question de fond en est la réversibilité des états de la matière. Garderait-on notre identité intacte si nous devenions gazeux, liquide, ou à cinq dimensions ?

Cette nouvelle ainsi que "La mouche" sont extraites du recueil "Nouvelles de l'anti-monde" que nous vous proposons en bonus (un clic droit sur la couverture, puis "enregistrer la cible du lien sous" pour obtenir votre epub).

Pour en savoir plus sur l'auteur, un petit documentaire vous est proposé ici. Quant à La dame d'outre-nulle part, la Télévision Suisse Romande le propose dans son adaptation de 1965 en ligne à cet endroit.

Côté histoires courtes au Banc d'essai, dommage pour Colette Goudard que le titre de L'homme au visage d'ambre en dise déjà tout.  Pour Le signe des gémeaux, on pourrait s'attendre aux mêmes processus, mais la nouvelle de Christine Renard ne s'arrête pas à la description d'une double personnalité, ou plutôt d'une personnalité dédoublée. Un brin psychotique, l'histoire trouble et laisse un arrière-goût d'homicide, dans un style bien maîtrisé.

Avec Les antichambres, on pourra rapprocher le style de Gil Sartène des divagations ciselées de Mandiargue, sans beaucoup plus d'intérêt. Et sur un beau jeu de mot, Aqua sacer d'Odette RavelVanitas vanitatis ! - exprime la vacuité de l'existence dans un texte hors de la ligne éditoriale, comme l'exprime en effet le texte de présentation de la revue, et qui n'a d'étrange que son style allégorique. 


Côté rubriques, on saluera l'entrée de Jacques Goimard (lecteur érudit signalé in Fiction n°65 et n°66) dans le comité critique. Spécialiste de Van Vogt, il décortique ici "Le livre de Ptath", et produira un article publié en trois parties ("L'Œuvre exemplaire d'A. E. Van Vogt"), dans les prochains Fiction n°103, n°104 et n°105.

La revue Bifrost publiera un long entretien en avril 2012 entre Jacques Goimard et Richard Comballot. Nous vous en proposons quelques extraits ici, en commençant par la présentation du monsieur :
" Normalien et agrégé d'histoire, spécialiste du cinéma américain, créateur de la « Grande anthologie de la science-fiction » au Livre de Poche avec Gérard Klein et Demètre loakimidis, initiateur du « Livre d'or » et directeur de collection chez Pocket pendant plus de vingt-cinq ans (...), Jacques Goimard est à l'instar d'un Gérard Klein, d'un Philippe Curval ou d'un Michel Demuth, de ceux qui ont fait le genre en France au tournant des années 60 et 70, de ceux qui l'ont d'une certaine façon, cristallisé. "
Ce n'est rien de le dire. A propos de son entrée dans la rédaction de Fiction, Jacques Goimard raconte :

B. : Qu'est-ce qui t'a accroché dans Fiction (...) ?

 J. G. : Au départ, c'est surtout le fantastique qui m'a plu, en fait, mais d'une façon générale je découvrais un univers culturel nouveau qui correspondait à certaines de mes vues. Un jour, je suis tombé dans les pages de Fiction sur un référendum demandant aux lecteurs ce qu'ils avaient aimé lire dans ce numéro. J'y ai répondu et, la semaine suivante, j'ai reçu une longue lettre du rédacteur en chef, Alain Dorémieux. Je ne m'y attendais pas. Du coup, je l'ai bombardé de lettres et il me répondait à la même vitesse. Cela a fait de moi un converti. J'ai ensuite participé au concours de lancement de la revue Satellite, dans le numéro un, et dans le numéro deux j'ai appris que j'étais récompensé par un abonnement à la revue. J'ai éprouvé une joie sans bornes, j'en ai parlé à L'Atome (La librairie spécialisée à l'époque, fréquentée par tous les grands noms de la SF parisienne - ndPReFeG), et j'ai eu l'impression d'entrer en science-fiction.


B. : Selon toi, qu'attendait Dorémieux de votre correspondance ?

J. G. On a souvent dit qu'il était un type secret, mais ce n'est pas ainsi que je l'ai perçu. Là, je crois qu'il voulait juste échanger avec quelqu'un de sa génération. Nous étions en 1958 et nous parlions des contenus de Fiction. Ce qui se dégageait de cette correspondance, c'est que les auteurs français n'étaient pas appréciés du public de la revue. Au bout d'un moment, il m'a demandé d'écrire un article de synthèse là-dessus, centré sur « Ceux d' Argos », une nouvelle de Pierre Versins et Martine Thomé, que je n'aimais pas trop. A mon extrême surprise, j'ai vu tous les gens de L'Atome se retourner contre moi avec des arguments du style : « Pierre Versins est un ancien déporté, on ne peut pas lui faire ça. » J'ai dû faire profil bas et j'ai fait la paix avec Versins, publiant même il y a quelques années un article intitulé « Retour à Argos », qu'il me faudra rééditer un de ces jours.

B. : Etais-tu heureux de ta correspondance avec lui ?

J. G. : Ravi car nous avions les mêmes idées. Il savait plus de choses que moi, mais ne me le faisait pas sentir. Ce qui était stimulant, par ailleurs, c'était de bouffer avec lui car nous étions l'un comme l'autre très sensibles à la gastronomie.

B. : Pendant combien de temps avez-vous correspondu ?

J. G.: Notre correspondance s'est interrompue lorsque nous nous sommes rencontrés physiquement, à un Déjeuner du lundi où quelqu'un de L'Atome, Klein ou Curval, m'avait emmené.

Un peu plus loin, nous voici en 1962... :

" B. : Pour revenir à tes débuts en science-fiction, tu as expliqué : «... Dorémieux me demanda si je voulais essayer de faire un article sur le dernier Van Vogt. Le mois suivant, il me proposait la rubrique cinéma. C'est aussi simplement que cela que je devins, grâce à Dorémieux, critique pour Fiction... »

J. G. : Ça s'est fait avec une simplicité incroyable et il va sans dire que j'étais drôlement content. J'ai essayé d'être à la hauteur de la situation, je ne sais pas si j'y suis parvenu.

B. : Plusieurs de tes articles de l'époque concernaient le péplum...

J. G. : Ce qui me plaisait là-dedans, c'est que j'étais le seul à aimer ça ! J'ai exagéré volontairement et je ne le regrette pas.

B. : Ta collaboration à Fiction s'est étalée de 1958 à 1971, c'est bien ça ?

J. G. : Oui, avec des années où je ne faisais pas grand-chose.

B. : As-tu travaillé pour d'autres revues des éditions Opta, au-delà de Fiction ?

J. G. : Pour la revue Histoire, oui. Le critique des livres historiques, c'était moi. Cela concerne à vue de nez la période 1965- 1970, si je me souviens bien. "

Nous reviendrons certainement sur cet entretien, mais il nous est déjà permis de constater combien le milieu de la science-fiction en France fut à la fois un tout petit milieu, toutefois très ouvert.

Fort de l'expérience de Pierre Versins avec ses traductions d'articles critiques de Damon Knight, Demètre Ioakimidis prend d'assaut la traduction des billets d'humeur d'Alfred Bester, qui ne se fera pas que des amis dans le milieu. Voyez plutôt :

" Nous recommandons à Mr. Blish, dans l'intérêt même de son immense talent, de négliger un peu l'« esprit » et de se consacrer à la boisson, aux drogues, aux femmes, au crime, à la politique, à n'importe quoi enfin qui lui permettra d'éprouver lui-même les émotions et les problèmes qui tourmentent les êtres humains. Ainsi, il pourra parler de ces derniers avec la même profondeur lucide qu'il consacre pour le moment à la seule science. "

Les occurrences de ces traductions seront un tout petit peu plus fournies que celles de Versins / Knight ; on retrouvera cette rubrique dans les Fiction n° 104, 106, 110, 114, 118 et 123.

12 février, 2025

Fiction n°098 – Janvier 1962

Une madeleine nous revient avec le nom d'Annick Béguin au sommaire de ce numéro, qui met surtout en avant le roman le plus connu de José Moselli, "La fin d'Illa", remarquable par sa singularité. Une rareté de Frederic Pohl (sur une ébauche de Cyril M. Kornbluth), d'autres de Pierre Versins ou André Pieyre de Mandiargues, ou du toujours appréciable Robert F. Young, justifient la lecture de ce numéro.

Ouvrez les vannes avec un clic droit.

Sommaire du Numéro 98 :


NOUVELLES

 

1 - José MOSELLI, La Fin d'Illa (1), pages 3 à 54, nouvelle

2 - Jay WILLIAMS, Compagnon de jeu (Somebody to Play With, 1961), pages 55 à 64, nouvelle, trad. Anne MERLIN *

3 - Cyril M.KORNBLUTH & Frederik POHL, Si les pensées tuaient… (The World of Myrion  Flowers, 1961), pages 65 à 70, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *

4 - Robert F. YOUNG, Idylle dans un parc à voitures d'occasion du XXIe siècle (Romance in a Twenty-First Century Used-Car Lot, 1960), pages 71 à 88, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *

5 - Jacques STERNBERG, Les Éphémères, pages 89 à 97, nouvelle

6 - Isaac ASIMOV, La Machine qui gagna la guerre (The Machine That Won the War, 1961), pages 98 à 103, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE

7 - André PIEYRE de MANDIARGUES, Le Pain rouge, pages 104 à 111, nouvelle *

8 - Pierre VERSINS, Elles..., pages 112 à 115, nouvelle *

9 - Annick BEGUIN, Affaire de goût, pages 116 à 117, nouvelle * 

CHRONIQUES


10 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 119 à 138, critique(s)

11 - F. HODA, Une série qui s'essouffle, pages 139 à 139, article

12 - Damon KNIGHT, La Plume viportelle de Theodore STURGEON (The Vorpal Pen: Theodore Sturgeon, 1956), pages 140 à 142, article


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.

La fin d'Illa bénéficie d'une présentation soignée par la rédaction de Fiction, avec par exemple la présence d'un fac-similé d'une de ses illustrations originales. Ce fait encore rare dans la revue mérite d'être notifié. Une note sur l'auteur, José Moselli, ainsi qu'une notice bibliographique précise poursuit la première partie de ce roman, avec des titres qui fleurent bon l'entre deux guerres, des intitulés qu'on prêterait à toutes sorte de romans d'aventures, avec un soupçon colonialiste du type "gare au péril jaune". Mais nous n'avons pas pour autant affaire à un récit vaguement nauséabond comme on pourrait le ressentir avec un Jean de La Hire. Les aspects les moins ragoûtants de la civilisation antédiluvienne décrite ici sont mis dans la bouche d'un protagoniste qui ne se présente pas lui-même comme sympathique ou humaniste. C'est un chef de guerre qui s'exprime, et l'on peut ressentir en creux le sarcastique de l'auteur qui n'hésite pas à rendre parfois assez détestable son narrateur.

Outre un prologue qui rappelle fortement l'épisode de l'île surgie des eaux dans "L'appel de Cthulhu" de H. P. Lovecraft, écrit la même année (1925), on y appréciera la force imaginative de ce récit, qui bien qu'un peu vieillot dans la forme, est riche en péripéties et constitue une belle allégorie d'un pouvoir tyrannique - comme celui qui allait frapper le monde 15 ans après sa rédaction.

Le discours de fond de Compagnon de jeu est on ne peut plus clair. En témoigne cet extrait :

« Il se peut que la vraie raison de ce qui est arrivé à notre planète réside dans l'écologie, » avait-il déclaré, plutôt tristement. « Vous comprenez bien, mes enfants, que je parle de la planète Terre, non de cette planète-ci. L'humanité est une force explosive. Quand elle est menacée, elle éclate dans toutes les directions. Au fur et à mesure que ses structures sociales devenaient plus complexe, il lui est devenu impossible de coexister avec les prédateurs – ces animaux de proie qui menaçaient son cheptel. Il lui fallut détruire ces bêtes de proie. Puis vint le tour de tout ce qui avait des dents pointues, suspectes par conséquent. Le coyote, par exemple, capable éventuellement de manger un mouton, devait être éliminé, bien que les écologistes eussent montré que le coyote valait son poids d'or pour les fermiers, parce qu'il aidait la nature à conserver son équilibre naturel en mangeant les souris qui auraient pullulé autrement. Bien, entendu, une fois les coyotes disparus, les souris se multiplièrent. Cela conduisit à mener de grandes campagnes pour l'empoisonnement des rongeurs avec un bon petit poison non sélectif nommé le 1080, pour lequel il n'existait pas d'antidote. Beaucoup de souris périrent, et aussi beaucoup d'oiseaux qui se nourrissaient de souris, et puis tous les animaux – chats ou chiens – qui mangèrent les souris empoisonnées, et puis le gibier qui s'était nourri d'appâts empoisonnés, et même quelques hommes qui avaient mangé de ce gibier.

» L'humanité créa ainsi autour d'elle des cercles mortels. La crainte, la haine, un désir psychopathique de sécurité – comme si la sécurité faisait le bonheur – firent naître autour d'elle des zones dévastées, toujours plus étendues. Et cela se produisit aussi entre un groupe d'hommes et un autre groupe. Que l'on aperçut des dents trop pointues, et l'on croyait ne pouvoir se défendre que par des campagnes de destruction, par des massacres de plus en plus importants, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Tout ça, au nom de la sacro-sainte sécurité ! »

Ecologie et sécurité, ou quand la considération de l'une devient le problème de l'autre. Nous avons là une bonne nouvelle concise et éloquente de Jay Williams, avec une belle traduction de surcroît.

La ségrégation raciale toujours appliquée en 1962 dans la société américaine - rappelons le -  donne une toile de fond à Si les pensées tuaient…, nouvelle sarcastique, mais peut-être parfois un peu maladroite dans ses formulations - tant le second degré est délicat à manier en matière de racisme. Le texte de présentation n'y échappe pas non plus ("le problème social le plus grave des États-Unis : le problème noir."). Dans cette même présentation, on y apprend un détail d'importance sur les collaboration Cyril M. Kornbluth-Frederic Pohl : "À sa mort, le regretté C. M. Kornbluth avait en tiroirs plusieurs projets de nouvelles à écrire avec son ami et collaborateur Frederik Pohl. Celui-ci les a rédigées seul." Kornbluth aurait peut-être été plus fin dans sa prise de position, mais le texte demeure honnête, malgré tout. 

Dans un monde où aller à pieds revient à être nudiste, Robert F. Young professe le dépouillement mécanique et, comme à son habitude, le recours à la culture, à la littérature et à la poésie, avec cette Idylle dans un parc à voitures d'occasion du XXIe siècle. On y appréciera, par exemple, cette parodie automobile du Père Goriot :

" (Elle) s'efforça de concentrer son attention sur le film.

Celui-ci racontait l'histoire d'un fabricant de vermicelle à la retraite, nommé Goriot, qui habitait un garage meublé. Doté de deux filles ingrates, il adorait l'asphalte sur lequel elles roulaient et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour les entretenir dans le luxe. Afin d'y parvenir, il se privait de tout, vivait dans la section la plus misérable du garage, s'habillait d'auto-vêts usagés, tout juste bons à jeter à la ferraille. Par contre, ses deux filles se prélassaient dans les établissements coûteux et portaient les plus beaux auto-vêts que l'on pût trouver. Le meublé abritait également un jeune étudiant en mécanique, nommé Rastignac, et le scénario décrivait ses efforts pour escalader les échelons supérieurs de la société moderne tout en amassant une fortune. Il commençait par extorquer à sa propre sœur une somme suffisante pour s'équiper d'une nouvelle Washington décapotable et, par l'intermédiaire d'un riche cousin, se faisait inviter à la soirée d'une débutante. Il y rencontrait l'une des filles du fabricant de vermicelle et…"

On se rappellera aussi de la nouvelle de Ray Bradbury : "L'arriéré" (in Fiction n°3), et l'on pourra réaliser, au passage (piéton), que l'accident de voiture (volontairement recherché) vu comme allégorie de l'acte sexuel sera un concept repris en 1973 par James George Ballard dans son impressionnant roman "Crash !".

Il ne suffit pas de savoir que l'on a atterri sur une planète-piège, quand on ignore de quel piège il s'agit. Dans Les éphémèresJacques Sternberg fait évoluer le thème de ces territoires de l'inquiétude en les observant non depuis l'espace qu'ils dessinent, mais depuis leur temps propre.

Petite récréation bien pensée dans la situation qu'elle développe, sous forme de dialogues comme les affectionne Isaac AsimovLa machine qui gagna la guerre se délecte de discréditer les supercalculateurs informatiques au bénéfice de l'intuition humaine et du hasard. Jouissif en ces temps où la technologie passe pour un argument de sagesse et d'exactitude.

Une visite sensuelle dans un pain qui semble être en train de cuire. Avec André Pieyre de MandiarguesLe pain rouge est ... gratuit.

Pierre Versins fait de l'idéal féminin rêvé par un homme une réalité métamorphe. Faudra-t-il l'accepter, ou… 

Elles... est une nouvelle courte et efficace, pour une fois fantastique, genre qui n'est pas commun chez cet auteur érudit et amoureux fou de science-fiction. On pourra rapprocher son sujet avec celui du roman "Lutte avec la nuit" de William Sloane, recensé dans ce même numéro.

Affaire de goût sera la seule incursion d'Annick Béguin en littérature (publiée). La nouvelle est stylisée, assez transparente, et augurait un style possible, dans une ligne proche de celle de Belen. Nous revenons plus loin dans notre article sur cette grande dame discrète.

Une autre grande personnalité des littératures de genre (et de la bande-dessinée) fait son incursion dans ce numéro de Fiction, en la personne de Francis Lacassin (1931-2008). Que dans le même numéro figure un appel à fonder un club de bande-dessinées, suite aux articles et aux suggestions des lecteurs des numéros précédents, n'est d'ailleurs et sans doute pas un hasard.
Car Lacassin fut le président du Club des Bandes-dessinées (CBD, ça ne s'invente pas !) fondé en mars 1962 (et annoncé officiellement dans le Fiction n°102). Il aida à réhabiliter ce genre, à le faire considérer comme 9ème art.
Autour de cet homme d'une immense culture populaire gravitent des personnalités telles qu'Alain Resnais, Georges Franju, Jean-Jacques Pauvert, Eric Losfeld, Christian Bourgois (pour lequel il dirigea la collection "Domaines étrangers" chez 10/18, où il fit paraître l'intégrale des écrits de Jack London). Plus récemment, on lui doit les Préfaces de l'édition en "Bouquins" chez Robert Laffont des trois volumes regroupant l'œuvre de H.P. Lovecraft. Bref : un grand monsieur qui aura souvent rendu d'inestimables services à des genres, des œuvres et des auteurs qui auraient pu sombrer dans l'oubli ou le dénigrement.

Rapportons pour conclure sur les appétissantes mignardises de ce numéro, le second texte critique de Damon Knight traduit par Pierre Versins : La plume viportelle de Theodore Sturgeon, dont nous faisons pour cette occasion le corps de texte de notre page dédiée à cet auteur à la démarche incomparable.

Revenons à Annick Béguin. Au détour d'une émission des frères Igor et Grichka Bogdanoff - "Temps X" comme l'auront deviné les plus anciens d'entre nous - il fut question d'un Prix décerné par une librairie spécialisée en SF, la Librairie Cosmos 2000, sise au 17, rue de l'Arc de Triomphe, dans le 17ème arrondissement de Paris. Une librairie toute entière dédiée à notre genre de prédilection, autant dire un Temple !

Je dois bien avouer que mes (presque) premiers ouvrages des littératures de l'imaginaire qui font aujourd'hui encore la fierté de ma bibliothèque personnelle y ont été achetés. Nous avions, mon frère cadet et moi, coutume de nous y rendre une triplette de fois par an, accompagnés par une mère dévouée à notre émancipation culturelle, pour y faire le plein et y crever les bas de laine hérités de Noël ou des anniversaires.

J'y ai acheté, comme en rêve, mes Stefan Wul, sous l'œil attendri et surpris de Mme Béguin (je touchais mes 11 ans du bout des doigts…), mes recueil d'illustration de Fred, et plus tard mes Spinrad (que j'eus l'occasion de rencontrer furtivement là-bas en compagnie de Gérard Klein).

Annick Béguin était toujours enthousiaste à l'idée de rencontrer et conseiller sans forcer les jeunes lecteurs que nous étions. En notre qualité de clients réguliers, nous étions même conviés à voter pour le Prix Cosmos 2000, et invités annuellement à la remise dudit Prix. Nous étions hélas encore trop jeunes pour nous rendre seuls à Paris en soirées…

Un jour de 1997, l'âge m'ayant rendu plus autonome dans mes transports, j'eus la désagréable surprise de trouver porte définitivement close. Dû à son caractère sacré de Temple de la SF, il me fut impossible de me figurer que sa grande prêtresse était partie pour des galaxies plus métaphysiques. Aujourd'hui encore, son accueil plus qu'aimable, son sourire éclairé par les dents du bonheur, sa discrétion comme sa ténacité, restent en filigrane inscrits dans mon amour pour les littératures de l'imaginaire.

En observant comme un témoin d'un temps passé mon exemplaire papier du numéro 98 de Fiction, acquis bien plus tard, me vient le désir de voyager un tout petit peu dans le temps, et revenir visiter Madame Béguin pour le lui faire dédicacer…

La revue Galaxies lui rendit hommage dans son numéro 7 paru lors de l'hiver 1997-1998. Nous reproduisons ici l'article en question :

Hommage à Annick Béguin (1927-1997)

Annick BEGUIN

Depuis l’apparition de la science-fiction dans notre pays, il a toujours existé des librairies spécialisées qui servaient de lieu de ralliement, de forum aux écrivains et aux amateurs du genre. La Balance et L’Atome dans le Paris des années 50, puis plus tard Temps futurs de Stan Barets et, à Toulouse, la librairie Ailleurs de Cathy Martin.


Entre 1981 et 1996, la librairie Cosmos 2000 a brillamment repris le flambeau. Annick Béguin, sa créatrice et animatrice, ne se contentait pas en effet de vendre des livres, mais elle entretenait avec ses clients des relations privilégiées, les guidant dans leurs choix, se passionnant avec eux pour les auteurs qu’elle découvrait – elle lisait tous les livres qui arrivaient sur ses rayons –, et prolongeant son activité en créant un prix littéraire, le Prix Cosmos 2000. Jurée du Prix Julia Verlanger et du Grand Prix de l’Imaginaire, elle était attentive à l’avis des lecteurs et veillait à rappeler aux spécialistes que le goût des acheteurs n’était pas toujours celui des critiques.


Sa passion pour la SF n’était pas neuve, et elle s’était même essayée à l’écriture, publiant dans Fiction une nouvelle intitulée Affaire de goût. Représentante en édition, elle avait créé sa librairie alors que la science-fiction traversait une période difficile, et elle faisait preuve d’un véritable acharnement pour défendre notre genre d’élection. Outre la remise du Prix Cosmos 2000, elle organisait souvent des séances de dédicace, ce qui contribuait à rapprocher les écrivains de leur public, à souder la communauté de la SF française. Bernard Simonnay, Stefan Wul, Norman Spinrad, Scott Baker étaient des habitués de ces fêtes, car c’est bien le mot qui convient pour les qualifier.


Un jour, elle vit entrer dans sa librairie un homme plutôt grand et affable, qui explora ses rayons et en ramena une pile de livres d’Orson Scott Card. Comme cet écrivain était l’un de ses préférés, elle félicita aussitôt son client et lui fit l’éloge de l’auteur de La Stratégie Ender. « Excusez-moi, lui dit-il dans un français hésitant, mais Orson Scott Card, c’est moi. » Il souhaitait se procurer des exemplaires de ses livres traduits en français et avait entendu parler de sa librairie. Sans doute Annick a-t-elle connu ce jour-là une de ses plus grandes joies de libraire.


La librairie Cosmos 2000 a fermé ses portes fin 1996. Les clients étaient toujours là, malgré la concurrence d’une grande surface du livre toute proche, mais Annick Béguin estimait avoir droit à un peu de repos. Ce qui ne l’a pas empêchée de devenir présidente de l’association Présence d’Esprits, une activité grâce à laquelle elle restait proche de ceux qu’elle avait toujours défendus : les lecteurs.


Elle s’est éteinte le 24 octobre 1997, des suites d’un cancer.


À son époux et à ses enfants, la rédaction de Galaxies adresse ses plus sincères condoléances.


Stéphane Nicot & Jean-Daniel Brèque 

Remerciements à Yvonne Maillard & Aline Béguin.

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