Une madeleine nous revient avec le nom d'Annick Béguin au sommaire de ce numéro, qui met surtout en avant le roman le plus connu de José Moselli, "La fin d'Illa", remarquable par sa singularité. Une rareté de Frederic Pohl (sur une ébauche de Cyril M. Kornbluth), d'autres de Pierre Versins ou André Pieyre de Mandiargues, ou du toujours appréciable Robert F. Young, justifient la lecture de ce numéro.
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NOUVELLES
1 - José MOSELLI, La Fin d'Illa (1), pages 3 à 54, nouvelle
2 - Jay WILLIAMS, Compagnon de jeu (Somebody to Play With, 1961), pages 55 à 64, nouvelle, trad. Anne MERLIN *
3 - Cyril M.KORNBLUTH & Frederik POHL, Si les pensées tuaient… (The World of Myrion Flowers, 1961), pages 65 à 70, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *
4 - Robert F. YOUNG, Idylle dans un parc à voitures d'occasion du XXIe siècle (Romance in a Twenty-First Century Used-Car Lot, 1960), pages 71 à 88, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *
5 - Jacques STERNBERG, Les Éphémères, pages 89 à 97, nouvelle
6 - Isaac ASIMOV, La Machine qui gagna la guerre (The Machine That Won the War, 1961), pages 98 à 103, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE
7 - André PIEYRE de MANDIARGUES, Le Pain rouge, pages 104 à 111, nouvelle *
8 - Pierre VERSINS, Elles..., pages 112 à 115, nouvelle *
9 - Annick BEGUIN, Affaire de goût, pages 116 à 117, nouvelle *
CHRONIQUES
10 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 119 à 138, critique(s)
11 - F. HODA, Une série qui s'essouffle, pages 139 à 139, article
12 - Damon KNIGHT, La Plume viportelle de Theodore STURGEON (The Vorpal Pen: Theodore Sturgeon, 1956), pages 140 à 142, article
* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.
La fin d'Illa bénéficie d'une présentation soignée par la rédaction de Fiction, avec par exemple la présence d'un fac-similé d'une de ses illustrations originales. Ce fait encore rare dans la revue mérite d'être notifié. Une note sur l'auteur, José Moselli, ainsi qu'une notice bibliographique précise poursuit la première partie de ce roman, avec des titres qui fleurent bon l'entre deux guerres, des intitulés qu'on prêterait à toutes sorte de romans d'aventures, avec un soupçon colonialiste du type "gare au péril jaune". Mais nous n'avons pas pour autant affaire à un récit vaguement nauséabond comme on pourrait le ressentir avec un Jean de La Hire. Les aspects les moins ragoûtants de la civilisation antédiluvienne décrite ici sont mis dans la bouche d'un protagoniste qui ne se présente pas lui-même comme sympathique ou humaniste. C'est un chef de guerre qui s'exprime, et l'on peut ressentir en creux le sarcastique de l'auteur qui n'hésite pas à rendre parfois assez détestable son narrateur.
Outre un prologue qui rappelle fortement l'épisode de l'île surgie des eaux dans "L'appel de Cthulhu" de H. P. Lovecraft, écrit la même année (1925), on y appréciera la force imaginative de ce récit, qui bien qu'un peu vieillot dans la forme, est riche en péripéties et constitue une belle allégorie d'un pouvoir tyrannique - comme celui qui allait frapper le monde 15 ans après sa rédaction.
Le discours de fond de Compagnon de jeu est on ne peut plus clair. En témoigne cet extrait :
« Il se peut que la vraie raison de ce qui est arrivé à notre planète réside dans l'écologie, » avait-il déclaré, plutôt tristement. « Vous comprenez bien, mes enfants, que je parle de la planète Terre, non de cette planète-ci. L'humanité est une force explosive. Quand elle est menacée, elle éclate dans toutes les directions. Au fur et à mesure que ses structures sociales devenaient plus complexe, il lui est devenu impossible de coexister avec les prédateurs – ces animaux de proie qui menaçaient son cheptel. Il lui fallut détruire ces bêtes de proie. Puis vint le tour de tout ce qui avait des dents pointues, suspectes par conséquent. Le coyote, par exemple, capable éventuellement de manger un mouton, devait être éliminé, bien que les écologistes eussent montré que le coyote valait son poids d'or pour les fermiers, parce qu'il aidait la nature à conserver son équilibre naturel en mangeant les souris qui auraient pullulé autrement. Bien, entendu, une fois les coyotes disparus, les souris se multiplièrent. Cela conduisit à mener de grandes campagnes pour l'empoisonnement des rongeurs avec un bon petit poison non sélectif nommé le 1080, pour lequel il n'existait pas d'antidote. Beaucoup de souris périrent, et aussi beaucoup d'oiseaux qui se nourrissaient de souris, et puis tous les animaux – chats ou chiens – qui mangèrent les souris empoisonnées, et puis le gibier qui s'était nourri d'appâts empoisonnés, et même quelques hommes qui avaient mangé de ce gibier.
» L'humanité créa ainsi autour d'elle des cercles mortels. La crainte, la haine, un désir psychopathique de sécurité – comme si la sécurité faisait le bonheur – firent naître autour d'elle des zones dévastées, toujours plus étendues. Et cela se produisit aussi entre un groupe d'hommes et un autre groupe. Que l'on aperçut des dents trop pointues, et l'on croyait ne pouvoir se défendre que par des campagnes de destruction, par des massacres de plus en plus importants, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Tout ça, au nom de la sacro-sainte sécurité ! »
Ecologie et sécurité, ou quand la considération de l'une devient le problème de l'autre. Nous avons là une bonne nouvelle concise et éloquente de Jay Williams, avec une belle traduction de surcroît.
La ségrégation raciale toujours appliquée en 1962 dans la société américaine - rappelons le - donne une toile de fond à Si les pensées tuaient…, nouvelle sarcastique, mais peut-être parfois un peu maladroite dans ses formulations - tant le second degré est délicat à manier en matière de racisme. Le texte de présentation n'y échappe pas non plus ("le problème social le plus grave des États-Unis : le problème noir."). Dans cette même présentation, on y apprend un détail d'importance sur les collaboration Cyril M. Kornbluth-Frederic Pohl : "À sa mort, le regretté C. M. Kornbluth avait en tiroirs plusieurs projets de nouvelles à écrire avec son ami et collaborateur Frederik Pohl. Celui-ci les a rédigées seul." Kornbluth aurait peut-être été plus fin dans sa prise de position, mais le texte demeure honnête, malgré tout.
Dans un monde où aller à pieds revient à être nudiste, Robert F. Young professe le dépouillement mécanique et, comme à son habitude, le recours à la culture, à la littérature et à la poésie, avec cette Idylle dans un parc à voitures d'occasion du XXIe siècle. On y appréciera, par exemple, cette parodie automobile du Père Goriot :
" (Elle) s'efforça de concentrer son attention sur le film.
Celui-ci racontait l'histoire d'un fabricant de vermicelle à la retraite, nommé Goriot, qui habitait un garage meublé. Doté de deux filles ingrates, il adorait l'asphalte sur lequel elles roulaient et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour les entretenir dans le luxe. Afin d'y parvenir, il se privait de tout, vivait dans la section la plus misérable du garage, s'habillait d'auto-vêts usagés, tout juste bons à jeter à la ferraille. Par contre, ses deux filles se prélassaient dans les établissements coûteux et portaient les plus beaux auto-vêts que l'on pût trouver. Le meublé abritait également un jeune étudiant en mécanique, nommé Rastignac, et le scénario décrivait ses efforts pour escalader les échelons supérieurs de la société moderne tout en amassant une fortune. Il commençait par extorquer à sa propre sœur une somme suffisante pour s'équiper d'une nouvelle Washington décapotable et, par l'intermédiaire d'un riche cousin, se faisait inviter à la soirée d'une débutante. Il y rencontrait l'une des filles du fabricant de vermicelle et…"
On se rappellera aussi de la nouvelle de Ray Bradbury : "L'arriéré" (in Fiction n°3), et l'on pourra réaliser, au passage (piéton), que l'accident de voiture (volontairement recherché) vu comme allégorie de l'acte sexuel sera un concept repris en 1973 par James George Ballard dans son impressionnant roman "Crash !".
Il ne suffit pas de savoir que l'on a atterri sur une planète-piège, quand on ignore de quel piège il s'agit. Dans Les éphémères, Jacques Sternberg fait évoluer le thème de ces territoires de l'inquiétude en les observant non depuis l'espace qu'ils dessinent, mais depuis leur temps propre.
Petite récréation bien pensée dans la situation qu'elle développe, sous forme de dialogues comme les affectionne Isaac Asimov, La machine qui gagna la guerre se délecte de discréditer les supercalculateurs informatiques au bénéfice de l'intuition humaine et du hasard. Jouissif en ces temps où la technologie passe pour un argument de sagesse et d'exactitude.
Une visite sensuelle dans un pain qui semble être en train de cuire. Avec André Pieyre de Mandiargues, Le pain rouge est ... gratuit.
Pierre Versins fait de l'idéal féminin rêvé par un homme une réalité métamorphe. Faudra-t-il l'accepter, ou…
Elles... est une nouvelle courte et efficace, pour une fois fantastique, genre qui n'est pas commun chez cet auteur érudit et amoureux fou de science-fiction. On pourra rapprocher son sujet avec celui du roman "Lutte avec la nuit" de William Sloane, recensé dans ce même numéro.
Affaire de goût sera la seule incursion d'Annick Béguin en littérature (publiée). La nouvelle est stylisée, assez transparente, et augurait un style possible, dans une ligne proche de celle de Belen. Nous revenons plus loin dans notre article sur cette grande dame discrète.
Rapportons pour conclure sur les appétissantes mignardises de ce numéro, le second texte critique de Damon Knight traduit par Pierre Versins : La plume viportelle de Theodore Sturgeon, dont nous faisons pour cette occasion le corps de texte de notre page dédiée à cet auteur à la démarche incomparable.
Je dois bien avouer que mes (presque) premiers ouvrages des littératures de l'imaginaire qui font aujourd'hui encore la fierté de ma bibliothèque personnelle y ont été achetés. Nous avions, mon frère cadet et moi, coutume de nous y rendre une triplette de fois par an, accompagnés par une mère dévouée à notre émancipation culturelle, pour y faire le plein et y crever les bas de laine hérités de Noël ou des anniversaires.
J'y ai acheté, comme en rêve, mes Stefan Wul, sous l'œil attendri et surpris de Mme Béguin (je touchais mes 11 ans du bout des doigts…), mes recueil d'illustration de Fred, et plus tard mes Spinrad (que j'eus l'occasion de rencontrer furtivement là-bas en compagnie de Gérard Klein).
Un jour de 1997, l'âge m'ayant rendu plus autonome dans mes transports, j'eus la désagréable surprise de trouver porte définitivement close. Dû à son caractère sacré de Temple de la SF, il me fut impossible de me figurer que sa grande prêtresse était partie pour des galaxies plus métaphysiques. Aujourd'hui encore, son accueil plus qu'aimable, son sourire éclairé par les dents du bonheur, sa discrétion comme sa ténacité, restent en filigrane inscrits dans mon amour pour les littératures de l'imaginaire.
En observant comme un témoin d'un temps passé mon exemplaire papier du numéro 98 de Fiction, acquis bien plus tard, me vient le désir de voyager un tout petit peu dans le temps, et revenir visiter Madame Béguin pour le lui faire dédicacer…
La revue Galaxies lui rendit hommage dans son numéro 7 paru lors de l'hiver 1997-1998. Nous reproduisons ici l'article en question :
Hommage à Annick Béguin (1927-1997)
Annick BEGUIN Depuis l’apparition de la science-fiction dans notre pays, il a toujours existé des librairies spécialisées qui servaient de lieu de ralliement, de forum aux écrivains et aux amateurs du genre. La Balance et L’Atome dans le Paris des années 50, puis plus tard Temps futurs de Stan Barets et, à Toulouse, la librairie Ailleurs de Cathy Martin.
Entre 1981 et 1996, la librairie Cosmos 2000 a brillamment repris le flambeau. Annick Béguin, sa créatrice et animatrice, ne se contentait pas en effet de vendre des livres, mais elle entretenait avec ses clients des relations privilégiées, les guidant dans leurs choix, se passionnant avec eux pour les auteurs qu’elle découvrait – elle lisait tous les livres qui arrivaient sur ses rayons –, et prolongeant son activité en créant un prix littéraire, le Prix Cosmos 2000. Jurée du Prix Julia Verlanger et du Grand Prix de l’Imaginaire, elle était attentive à l’avis des lecteurs et veillait à rappeler aux spécialistes que le goût des acheteurs n’était pas toujours celui des critiques.
Sa passion pour la SF n’était pas neuve, et elle s’était même essayée à l’écriture, publiant dans Fiction une nouvelle intitulée Affaire de goût. Représentante en édition, elle avait créé sa librairie alors que la science-fiction traversait une période difficile, et elle faisait preuve d’un véritable acharnement pour défendre notre genre d’élection. Outre la remise du Prix Cosmos 2000, elle organisait souvent des séances de dédicace, ce qui contribuait à rapprocher les écrivains de leur public, à souder la communauté de la SF française. Bernard Simonnay, Stefan Wul, Norman Spinrad, Scott Baker étaient des habitués de ces fêtes, car c’est bien le mot qui convient pour les qualifier.
Un jour, elle vit entrer dans sa librairie un homme plutôt grand et affable, qui explora ses rayons et en ramena une pile de livres d’Orson Scott Card. Comme cet écrivain était l’un de ses préférés, elle félicita aussitôt son client et lui fit l’éloge de l’auteur de La Stratégie Ender. « Excusez-moi, lui dit-il dans un français hésitant, mais Orson Scott Card, c’est moi. » Il souhaitait se procurer des exemplaires de ses livres traduits en français et avait entendu parler de sa librairie. Sans doute Annick a-t-elle connu ce jour-là une de ses plus grandes joies de libraire.
La librairie Cosmos 2000 a fermé ses portes fin 1996. Les clients étaient toujours là, malgré la concurrence d’une grande surface du livre toute proche, mais Annick Béguin estimait avoir droit à un peu de repos. Ce qui ne l’a pas empêchée de devenir présidente de l’association Présence d’Esprits, une activité grâce à laquelle elle restait proche de ceux qu’elle avait toujours défendus : les lecteurs.
Elle s’est éteinte le 24 octobre 1997, des suites d’un cancer.
À son époux et à ses enfants, la rédaction de Galaxies adresse ses plus sincères condoléances.
Stéphane Nicot & Jean-Daniel Brèque
Remerciements à Yvonne Maillard & Aline Béguin.
Rapport du PReFeG (Février 2025)
- Relecture
- Corrections orthographiques et grammaticales
- Vérification du sommaire
- Notes (0), (0b), (10b) et (10c) ajoutées, note (19) du correcteur d'origine précisée, notes (11), (13), (22) et (23) augmentées.
- Vérification et mise à jour des liens internes
- Mise au propre et noms des fichiers html
- Mise à jour de la Table des matières
- Mise à jour des métadonnées (auteurs, résumé, date d'édition, série, collection, étiquettes)
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