Nous ne saurions rendre meilleur hommage à un auteur qu'en retournant à son œuvre. Les détails de la vie de Kurt Vonnegut peuvent être consultés sur les habituelles pages Wikipedia, et n'éclairent pas plus ses ouvrages qu'il ne le dit lui-même. Usager de l'auto-fiction, Vonnegut sait convoquer à bon escient son expérience personnelle dans ses romans quand cela s'avère pertinent. Son dernier roman, "Tremblement de temps" (1997, traduit en 2018 chez Super 8 éditions) en est un exemple emblématique. De plus, une transversalité transparait dans toute l’œuvre de Vonnegut, à travers des personnages et des lieux récurrents, qui sont autant de clins d’œil adressés aux lecteurs fidèles. L'écrivain (fictif) Kilgore Trout en est un artefact frappant, ainsi que les allusions à la planète Trafalmadore.
Un "détail" véridique resterait tout de même à évoquer pour apporter un début d'éclairage à ceux qui n'ont pas encore eu la chance de lire Vonnegut. Mobilisé pendant la seconde Guerre Mondiale, Kurt Vonnegut fut fait prisonnier par les forces allemandes durant la Bataille des Ardennes. Embarqué pour Dresde, il s'y trouve en Février 1945 lorsque les forces alliées bombardent la ville de plus de 7000 tonnes de bombes au phosphore, et provoquent la mort de 35 000 civils. Il est l'un des sept américains à avoir survécu à l'épouvantable rôtissoire qu'était devenue la Florence de l'Elble. Si l'ensemble de son expérience sert de fil rouge à son roman le plus connu, "Abattoir 5" (1969, traduit en 1971 au Seuil), on peut toutefois sentir dans bon nombre de ses écrits le traumatisme que cela a pu lui causer et la volonté de s'en remettre qui guide son antimilitarisme profond.
Nous vous proposons donc en ce 11 Novembre 2022 qui marque le centenaire de Kurt Vonnegut, le partage de quelques uns de ses romans, ceux qui ont été numérisés, incidemment les plus anciens de sa bibliographie. Comme toujours dans nos pages, cliquez sur les couvertures pour obtenir votre exemplaire numérique au format epub.
Le pianiste déchaîné - 1952 (VF 1975)
Notre publication du 1er Mai dernier avait déjà développé l'intérêt et la trame de ce premier roman de Kurt Vonnegut Jr.. Vous pouvez vous y reporter ICI.
Quatrième de couverture :
Les sirènes de Titan - 1959 (VF 1963)
Vonnegut attendra sept ans avant de voir publié un deuxième roman, qui restera à cette époque tout aussi inaperçu que le premier. On notera avec ce second roman que Vonnegut persiste à déployer ses idées au milieu de celles des grands thèmes de la Science-Fiction, une S.F. encore plus assumée, même, dans ce roman-ci, qui détaille le voyage interplanétaire d'un milliardaire "fils à papa", Malachi Constant. Mais comme dans "Le pianiste déchaîné", cette science-fiction là ne s'encombre pas de décrire ou d'anticiper un monde futur, mais bien de parler de son époque. Nous avons donc l'étrange sensation de jeter un coup d’œil sur les années 60 d'un monde parallèle où l'on aurait abandonné la conquête spatiale par manque de financement et de motivation (soit le rebrousse-poil du rêve américain d'alors...).
La recension par Démètre Ioakimidis, extraite du n°114 de Fiction (Mai 1963).
" L'union de la satire et de la science-fiction a déjà fait l'objet d'exégèses nombreuses. Selon les théories myopes de Kingsley Amis, elle constituerait même la principale justification de la littérature d'anticipation. À plus d'une reprise, cette union – ou tout au moins cette juxtaposition de termes – fut utilisée pour assener au public des fadaises telles que « La république lunatique » de Compton Mackenzie, que les plus fortunés parmi les lecteurs des présentes lignes ont sans doute réussi à oublier : il s'agissait là de thèmes plus ou moins sociaux, très sommairement déguisés en science-fiction, et généralement servis par des auteurs qui tentaient de justifier leurs pas maladroits sur un terrain inconnu. À quelques reprises, cependant, il y eut, dans le domaine de la science-fiction sociale, des réussites, comme « The space merchants » ("Planète à gogos" - Le rayon fantastique 1958/ Note du PReFeG) de Frederik Pohl et Cyril Kornbluth, et surtout « Player piano » de Kurth Vonnegut Jr. ("Le pianiste déchaîné", qui ne sera publié en France chez Casterman qu'en 1975 / Note du PReFeG)
Ce dernier auteur faisait, avec cet ouvrage, son premier essai dans le roman de science-fiction ; cette attaque mordante contre la mécanisation croissante du monde moderne constituait un réquisitoire dont l'éloquence soutenait la comparaison avec « Le meilleur des mondes » de Huxley. Ces « Sirènes de Titan » furent publiées en 1959, sept ans après « Player piano », et elles représentent le second roman de science-fiction écrit par leur auteur. L'ouvrage est aussi différent du précédent qu'il serait possible de l'imaginer, délirant, grandiloquent et hilarant alors que l'autre était méthodique, véridique et sarcastique. Il possède cependant en commun avec « Player piano » – bien qu'exprimé de façon tout autre – un fond de pessimisme qui assombrit l'ensemble, et qui donne une résonance grave aux inventions les plus folles dont la fantaisie de l'auteur a bourré ces pages.
Satire donc, et satire en premier lieu de quelques-uns des thèmes « standard » de la science-fiction ; mais, derrière ceux-ci, c'est leur origine bien réelle que Kurt Vonnegut ridiculise. Lorsqu'il raconte l'invasion de la Terre par les troupes entraînées sur Mars, l'auteur stigmatise le militarisme et l'obéissance aveugle ; lorsqu'il présente un personnage qui connaît l'avenir, c'est pour montrer la futilité d'un tel pouvoir qui, en fin de compte, fait de celui qui le possède un jouet de puissances supérieures ; lorsqu'il présente l'absurde culte de Dieu le Suprême Indifférent, c'est pour attaquer les innombrables sectes qui fleurissent aux États-Unis et qui doivent leur existence à la préoccupation de tel ou tel élément mineurs du Christianisme. Quel que soit le thème « classique » auquel il s'attaque, Kurt Vonnegut le réduit par l'absurde en en magnifiant les côtés ridicules – tel est par exemple le cas des Mercuriens, qui ne vivent que de vibrations, qu'on nomme communément harmoniums, et dont plusieurs moururent de volupté en écoutant « Le sacre du printemps »…
Il y a aussi, simple, franche et brutale, l'attaque contre la bureaucratie, dans ces conseils adressés à un homme d'affaires qui a intérêt à dépister les limiers du fisc : «…imaginez un peu comme vous seriez difficile à surveiller si vous possédiez un immeuble plein jusqu'aux combles de bureaucrates industrieux ; ces gens qui égarent des pièces, utilisent les mauvaises formules, en créent de nouvelles, demandent tout en cinq exemplaires et comprennent peut-être un tiers de ce qui leur est dit… qui décident d'une conférence chaque fois qu'ils s'ennuient, écrivent des rapports quand ils se sentent mal aimés, qui ne jettent jamais rien à moins que cela ne risque de les faire mettre à la porte…» L'évocation possède la cruauté de la vraisemblance, et tous ceux qui ont eu affaire à quelque administration en reconnaîtront sans peine l'authenticité.
Il y a encore, pour la simple beauté de la chose – et évidemment aussi parce que cela contribue au progrès du récit – des gags à l'énormité aussi gratuite que réjouissante, comme celle de ce personnage qui fait fortune en utilisant la Bible pour guide dans ses spéculations boursières, ou comme l'interprétation sémantique d'un certain nombre de grands édifices terrestres : les alignements de Stonehenge, la grande muraille de Chine, la maison dorée de Néron, le Kremlin et le palais de la S.D.N. à Genève sont ainsi destinés à transmettre des messages à un extraterrestre tombé en panne près de Saturne. Dans ces trouvailles, l'imagination de Kurt Vonnegut atteint une truculence sublime : de tous les artifices pouvant servir à faire progresser son histoire, il choisit sans défaillance ceux dont l'hénaurmité est la plus superbe, ce qui confère à son récit une indéniable grandeur dans l'absurde.
Car l'absurdité est au cœur de ces « Sirènes », dans leur action aussi bien que dans leur atmosphère. De quoi s'agit-il, dans l'histoire ? Le meneur de jeu, sournois et malfaisant, est un individu nommé Winston Niles Rumfoord, dont l'astronef s'avança un jour par erreur au cœur d'un infundibulum chrono-synclastique. Cet admirable néologisme désigne une zone privilégiée de l'espace-temps, dont Rumfoord subit les effets. Comme de juste, ceux-ci sont de deux espèces, temporels et spatiaux.
En vertu des premiers, Rumfoord peut voir l'avenir et le passé aussi clairement que le présent, ce qui lui permet de manipuler les humains comme de simples pions. En vertu des seconds, il se trouve « répandu » dans l'univers, demeurant en permanence sur Titan, mais apparaissant en outre périodiquement sur Terre et sur Mars, lorsque son infundibulum est coupé par la trajectoire de ces astres. Là encore, on voit une explication pseudo-scientifique poussée jusqu'à ses conséquences les plus absurdes.
Le protagoniste du récit est, au commencement de celui-ci, l'homme le plus riche du monde. Il est bientôt ruiné, et il se trouve alors entraîné dans une odyssée qui forme la substance du roman. Il ira sur Mars, sur Mercure et sur Titan. Ses aventures seront risibles et pathétiques, et il sera un « héros » bien pitoyable : une marionnette dont l'inflexible Rumfoord tirera jusqu'au bout les ficelles, et qui tentera parfois en vain de se dégager de cet esclavage. Il ne bénéficiera jamais de la moindre pitié de la part de Kurt Vonnegut, la plume de ce dernier conservant invariablement quelque acidité lorsqu'elle le place en scène. Là aussi, un des thèmes classiques de la science-fiction est tourné en dérision : ce « héros », qui se nomme Malachi Constant, utilisera pour tenter de se révolter des procédés grâce auxquels ses confrères, dans d'autres romans, ont pu se libérer de la fatalité ; il demeurera, quant à lui, irrévocablement entraîné sur la pente de ce futur que Rumfoord lui a préparé.
Pourquoi, au fait ? La révélation finale est assurément la plus colossale du récit, car elle explique tout simplement la raison d'être de toute l'histoire de l'humanité. La donner ici équivaudrait à détruire le superbe édifice bâti par l'auteur, mais il est permis de dire que son caractère est à l'image de l'ensemble : absurde, et hilarant par sa futilité. Et dans cette révélation éclate le pessimisme de Kurt Vonnegut. La progression grâce à laquelle l'horizon s'élargit tout au long de l'histoire n'est pas le moindre mérite de celle-ci, et c'est un tour de force que d'avoir concilié cet élargissement avec une accentuation de l'absurdité sur laquelle tout se fonde. Tout, littéralement, puisqu'il s'agit de l'ensemble de notre Histoire.
Le style de l'original était à l'image du récit : Kurt Vonnegut passait d'une verve cinglante évoquant Alfred Bester à une fausse douceur attendrie, qui pastichait une des « manières » de Theodore Sturgeon. La traduction, signée Monique Thies, a cependant égalisé tout cela : il en résulte un style laborieux, dont les étincelles originales ont été sévèrement éliminées. Un exemple suffira à donner une idée de ses faiblesses.
Le chapitre IV met en scène les troupes (composées de Terriens enlevés de leur planète d'origine à l'aide de soucoupes volantes) qui, sur Mars, s'entraînent à la guerre. Leur chant de marche a, pour refrain, les mots rented a tent. Même sans savoir l'anglais, on remarque dans ces vocables la combinaison de dentales et de nasales qui servent à imiter le roulement du tambour, et dont le ran-pa-ta-plan des enfants est une illustration. Malheureusement, Monique Thies sait l'anglais : au lieu de procéder par analogie sonore, et de rendre ce refrain par Reine te dédaigne, Reine t'a tanné, ou n'importe quelle autre phrase arbitraire de sens mais évoquant tant soit peu le roulement du tambour, elle a tout bonnement traduit littéralement. Et les pauvres soldats, dans sa version, marchent sur les paroles suivantes, assez peu entraînantes en vérité :
Louer une tente, une tente, une tente / Louer une tente, une tente, une tente / Louer une tente ! / Louer une tente ! / Louer une, louer une tente.
L'action et les trouvailles de l'auteur sont évidemment conservées dans la version française, mais la désinvolture du ton, qui dissimulait l'ironie pessimiste de l'imagination, sont sacrifiées au passage. C'est dommage, car ces « Sirènes de Titan » étaient, à bien des égards, une façon de chef-d'œuvre dans le texte original.
Demètre Ioakimidis.
"Les œuvres de Vonnegut, même si elles nous parviennent en ordre dispersé (Mother night a été publié en volume en 1966), continuent de former un collier de perles rares, liées entre elles par des personnages, ici très secondaires, là de premier plan. Héros de Nuit noire, Howard W. Campbell Jr. apparaissait, le temps d'un chapitre, dans Abattoir 5 ; cette fois, il se raconte de la première à la dernière ligne du présent ouvrage : américain nazifié, propagandiste radiophonique effréné du 3e Reich capturé longtemps après la guerre par les Israéliens et en attente d'être jugé, voilà qu'il se prétend agent secret infiltré, qui profitait de son usage de la radio nazie pour passer des messages codés à l'intention des alliés. Où est la vérité ? Qu'importe... répond Vonnegut : ce qui a été fait est fait, nous sommes tous manipulés, et aucun acte individuel ne peut rien changer au monde lorsque le monde est fou. Démythifiante, profondément amère, concrétisant la faillite des idéologies et l'absurdité du patriotisme, cette fiction politique opte délibérément pour la gravité, contre le sarcasme. Mais le talent est toujours là ; décidément, Vonnegut est un grand, bonhomme."
Jean-Pierre Andrevon.On aura noté que la publication de "Nuit noire" a suivi en France celle de "Abattoir 5" - ce qui fait dire à Andrevon qu'il pourrait s'agir d'un développement d'un personnage secondaire issu du roman précédent, comme si Vonnegut tirait ici à la ligne. On aura compris, en rétablissant l'ordre chronologique d'écriture, que l'apparition de Howard W. Campbell jr. dans "Abattoir 5" est plutôt un clin d’œil bien appuyé à ce roman-ci.
Le quatrième de couverture :
« Je suis américain de naissance, nazi de réputation et apatride par inclination. » Ainsi s’ouvrent les confessions de Howard W. Campbell Jr. qui attend d’être jugé pour crimes de guerre dans une cellule de Jérusalem. Ce dramaturge exilé en Allemagne est connu pour avoir été le propagandiste de radio le plus zélé du régime nazi. Mais il clame aujourd’hui son innocence et prétend n’avoir été qu’un agent infiltré au service des Alliés. Il lui reste désormais peu de temps pour se disculper et sauver sa peau.
Un imaginaire satirique, fait d’humour noir, d’antimilitarisme, d’aphorismes et de digressions.LIBÉRATIONVoici un auteur doué d’une excellente oreille, d’une prose imagée et d’un message.LIRE
Jean-Patrick EBSTEIN"Abattoir 5, sorti voici un an (et critiqué dans notre numéro 214), datait de 1969. Le berceau du chat, que les Editions du Seuil éditent aujourd'hui, possède un copyright de 1963, et il n'est pas défendu de penser que c'est le succès remporté par le précédent roman de Kurt Vonnegut qui a poussé son éditeur à aller chercher plus avant dans son œuvre. Quoi qu'il en soit, la parenté entre les deux romans est flagrante : Vonnegut travaille dans la continuité. Et s'il est patent que l'auteur des Sirènes de Titan a quitté la SF, il n'en demeure pas moins vrai que celle-ci continue à lui servir de tremplin. Le berceau du chat, plus encore que Abattoir 5, se sert de la SF pour faire un pied de nez à la réalité, pour prendre du recul par rapport à elle, pour la faire glisser dans le seul tiroir qui soit vraiment à sa taille : celui de l'absurde. Comme Abattoir 5, Le berceau du chat est centré sur une destruction massive, et le reflet de cette destruction en littérature. Mais, alors que dans le premier roman cité il s'agissait du bombardement de Dresde et du livre que le narrateur voulait écrire au sujet de cette tragédie, Vonnegut a choisi pour le second (rappelons qu'il ne s'agit que de l'ordre de parution en France) l'explosion de la bombe atomique sur Hiroshima. Dresde, Hiroshima, une même horreur, une même logique absurde de la guerre : l'assassinat de 100 000 civils ou plus. Hier Billy Pèlerin, aujourd'hui Jonas, enquêtent donc sur ces journées qui n'ont guère ébranlé le cours d'une guerre finissante de toute façon, mais dont l'évocation fait toujours frémir.
A la différence de Billy, toutefois, Jonas n'a pas été témoin du cataclysme (comment l'aurait-il pu ?), aussi ne cherche-t-il pas à écrire sur l'explosion elle-même, mais sur les faits et gestes des gens qui ont été dans l'entourage du « père » de la bombe, Félix Hoenikker, décédé depuis, mais dont les trois enfants sont encore en vie. Et comme Billy, cependant, Jonas n'écrit pas le livre qui est à la base de sa quête. Il en écrit un autre, le livre de cette quête (ou enquête), le livre que le lecteur peut tenir entre ses mains sous le titre de Le berceau du chat. Mais c'est un livre aussi inutile que celui qui aurait dû primitivement être écrit, et aussi inutile que n'importe quel autre livre possible en face d'une tragédie comme celle d'Hiroshima, et de tous les autres Hiroshima potentiels contenus dans l'invention de la bombe atomique. Car, lorsque Jonas l'achève, il est à peu de chose près le dernier homme vivant sur Terre, et le livre ne peut avoir d'autre lecteur que son propre auteur. La boucle est bouclée :
« Si j'étais plus jeune, j'écrirais une histoire de la bêtise humaine ; et je monterais jusqu'au sommet du mont McCabe, où je m'allongerais sur le dos avec mon histoire en guise d'oreiller ; et je prendrais par terre un peu du poison bleuâtre qui transforme les hommes en statues ; et je me transformerais en un gisant au sourire sardonique, un pied de nez dressé vers Qui-vous-savez. » (p. 203 et dernière).
Pour que cette boucle se boucle, il aura fallu cependant le temps d'un livre, le temps qui s'écoule entre Hiroshima et la fin du monde pressentie. Un livre absurde, naturellement, qui raconte n'importe quoi, n'importe comment : précisément Le berceau du chat, où l'on ne trouve pas plus de berceau ou de chat que de tambour ou de trompette selon Bernard Shaw, simplement une figure abstraite faite avec de la ficelle tendue entre des doigts croisés et qui se nomme « berceau du chat ».
Comment Jonas contacte les enfants Hoenikker, Newton le nain qui faillit épouser une danseuse ukrainienne aussi petite que lui et ayant « choisi la liberté », Angela, fanatique de la trompette et Frank, passionné de modèles réduits, devenu général dans la République de San Lorenzo, île des Caraïbes plus ou moins calquée sur Haïti ; comment Jonas s'embarque à destination de San Lorenzo où il est appelé à succéder au vieux dictateur « papa » Mozano ; comment il en vient à épouser la foi en Bokonon, prophète san lorenzien qui s'exprime en « calypsos » d'une grande sagesse ou d'une grande stupidité, et dont le livre sacré commence par : « Toutes tes vérités que je vais vous dire sont des mensonges éhontés » ; et comment cette histoire absurde suscitée par un monde qui ne l'est pas moins prend fin, et comment le monde prend fin lui aussi peu avant la fin de l'histoire... c'est ce que vous apprendra Le berceau du chat, un livre d'à peine deux cents pages, divisé en 127 tout petits chapitres, parce qu'il faut bien faciliter la lecture aux généraux que Vonnegut, dit-on, souhaite avoir parmi ses lecteurs.
Mais un général s'égarerait sûrement à la lecture du Berceau du chat, en cherchant et le berceau, et le chat. Et si par hasard ce général arrivait jusqu'à la page 180, il s'étoufferait sûrement en lisant ce curieux discours prononcé lors d'une cérémonie en l'honneur des « Cent martyrs de la démocratie » :
« Je ne dis pas qu'à la guerre, s'ils doivent mourir, les enfants ne meurent pas comme des hommes. A leur honneur éternel comme à notre éternelle honte, c'est bien comme des hommes qu'ils meurent, rendant ainsi possible la célébration virile des fêtes patriotiques.
Ils n'en sont pas moins des enfants assassinés.
Et je vous propose ceci : si nous devons rendre sincèrement hommage aux cent enfants perdus de San Lorenzo, nous ne saurions mieux passer la journée qu'en méprisant ce qui les a tués, c'est-à-dire la bêtise et la méchanceté de toute l'humanité.
Quand nous commémorons les guerres, nous devrions peut-être arracher nos vêtements, nous peindre en bleu et marcher à quatre pattes toute la journée en grognant comme des porcs. Ce serait surement plus approprié que les grands discours et les étalages de drapeaux et de canons bien huilés ».
C'est presque du Cavanna : Kurt Vonnegut n'y va pas de main morte. Sa république d'image d'Epinal, ses savants fous et distraits, sa religion fantoche ont certes de quoi irriter. Mais cet usage immodéré d'archétypes qui ont fait leur temps et font eau de toutes parts répond à un but bien précis : enfoncer le clou de l'absurde dans le crâne des lecteurs, qu'ils soient ou non généraux. Et même ce portrait express de l'écrivain (« Ecoutez : quand j'étais plus jeune — il y a de cela deux épouses, 250 000 cigarettes, 3 000 litres de tord-boyaux »), qui ne fera pas sourire du bout des lèvres et semble issu d'une Série Noire des années 40 — gageons que c'est tout à fait voulu, que la lourde patte de Vonnegut s'est faite plus pesante encore, pour bien être à la hauteur de ses cons de généraux de lecteurs, pour bien nous faire comprendre que la littérature, après tout...
Que dire alors de cette fin du monde qui tire un trait sur tout ? Provoquée par la « glace-9 », une substance inventée juste avant sa mort par Hoenikker (sur la demande d'un général — bien sûr ! — qui avait la hantise de la boue et des marines qui s'enfoncent dedans en montant à l'assaut), substance qui a la particularité réjouissante de transformer, par réaction en chaîne, toute l'eau du globe (y compris celle contenue dans le corps humain) en glace, elle est naturellement le contraire de l'apocalypse nucléaire : ici les flammes de l'enfer, là le blanc et silencieux gel — la mort « propre » dont rêvent les stratèges de l'absurde, l'arme absolue et absolument efficace, les cristaux qui lavent plus blanc, que Barjavel déjà, dans Le diable l'emporte, avait utilisée avec le même humour vengeur sous le terme de « eau drue ».
Avec la glace-9 apparaît donc la SF, qui en a vu d'autres mais tient, ici comme ailleurs, un rôle essentiel : celui d'extrapoler sur la réalité, de façon à ce que cette réalité, secouée dans sa matière atomique, nous explose en pleine figure et nous montre à nu son cadavre, avec ses poumons cancéreux et ses tripes rongées par les vers.
Doit-on ajouter (même si Le berceau du chat ne nous parait pas tout à fait au même niveau de réussite que Abattoir 5) que Kurt Vonnegut Jr est un grand écrivain ? C'est inutile. Mais que cette grandeur soit faite d'archétypes remoulus, d'un gros humour qui met les pieds dans le plat, d'une « hénaurmité » de situations qui va au-delà de la contestation proprement politique — cela ne semblera-t-il pas surprenant ? Pas davantage, car ces traits forment le portrait d'une Amérique qui a trouvé, en Vonnegut, un écrivain à sa mesure. Certes, il n'est pas le seul. Mais c'est justement ce qu'il y a de merveilleux.
Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater - 1965 (VF 1976 sous le titre "R comme Rosewater !")
" Eliot (...) s’invita à une conférence d’auteurs de science-fiction dans un motel de Milford, en Pennsylvanie. Norman Mushari apprit cet épisode en lisant le rapport d’un détective privé qui figurait dans les dossiers du cabinet McAllister, Robjent, Reed & McGee. Le vieux McAllister avait engagé ce détective pour suivre Eliot à la trace, au cas où certains de ses agissements pussent par la suite mettre légalement la Fondation dans l’embarras.
Ce rapport comprenait, au mot près, le discours qu’Eliot avait prononcé devant les écrivains. La réunion, y compris l’intervention alcoolisée d’Eliot, avait été enregistrée.
“Je vous aime, mes salauds, avait déclaré Eliot à Milford. Je ne lis plus que vous. Vous êtes les seuls à oser parler des changements réellement formidables de notre époque, les seuls à être suffisamment fous pour réaliser que la vie est un voyage spatial, et pas des plus courts, d’ailleurs – un voyage qui durera des milliards d’années. Vous êtes les seuls à avoir les tripes de vous soucier réellement de l’avenir, à constater réellement ce que nous font les machines, ce que nous font les guerres, ce que nous font les villes, ce que nous font les grandes idées trop simples, ce que nous font les gigantesques malentendus, erreurs, accidents et catastrophes. Vous êtes les seuls à être suffisamment givrés pour vous tourmenter sur l’infini du temps et de l’espace, sur des mystères qui ne mourront jamais, sur le fait que nous sommes là en train de déterminer si le voyage spatial du prochain milliard d’années nous conduira au Ciel ou en Enfer.”
Eliot avoua par la suite que les auteurs de science-fiction écrivaient comme des pieds, mais il ajouta que c’était sans importance. Il déclara qu’ils n’en étaient pas moins des poètes, puisqu’ils étaient plus sensibles aux changements importants que quiconque savait écrire. “Ras-le-bol des peigne-culs talentueux qui font de la dentelle sur la moindre petite expérience de la moindre petite vie, alors que les vrais sujets sont les galaxies, les éons, et les milliers de milliards d’âmes qui n’ont pas encore vu le jour.”
— J’aimerais tant que Kilgore Trout soit parmi nous, dit Eliot, pour pouvoir lui serrer la main et lui dire qu’il est le plus grand auteur vivant de notre temps. On m’informe à l’instant qu’il n’a pas pu venir, car il ne peut se permettre d’abandonner son travail ! Et quel travail notre société confie-t-elle à son plus grand prophète ? (Sa gorge se serra, et, pendant quelques instants, Eliot fut incapable de nommer le métier qu’exerçait Trout.) Ils en ont fait un commis aux stocks dans un centre d’encaissement de timbres-cadeaux à Hyannis !
C’était vrai. Trout, l’auteur de quatre-vingt-sept livres de poche, était un homme très pauvre et inconnu en dehors du domaine de la science-fiction. Il avait soixante-six ans lorsqu’Eliot le cita avec tant d’enthousiasme.
— Dans dix mille ans, prédit Eliot dans son ivresse, les noms de nos généraux et ceux de nos présidents auront été oubliés, et le seul héros de notre époque à être resté dans les mémoires sera l’auteur de 2BRN2B.
Il s’agissait du titre d’une œuvre de Trout, titre qui, après examen, se révélait être la fameuse question posée par Hamlet.
Mushari, consciencieux, se mit en quête d’un exemplaire du livre pour compléter son dossier sur Eliot. Aucun libraire digne de ce nom n’avait entendu parler de Trout. Mushari finit par tenter sa chance dans une petite boutique d’objets cochons. Là, au milieu d’une pornographie des plus crues, il découvrit des exemplaires tout abîmés de chacun des livres jamais écrits par l’auteur.2BRN2B, initialement publié à vingt-cinq cents, lui coûta cinq dollars, soit le même prix que le Kâmasûtra de Vitsayana."
Nous n'avons pas résisté d'ouvrir cette note sur ce message d'amour pour la science-fiction qu'envoie - dès le chapitre 2 de "Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater" - Vonnegut à travers le pauvre Eliot Rosewater - sorte de pendant messianique au Malachi Constant des "Sirènes de Titan" - message dont le destinataire principal, Kilgore Trout, est encore inconnu des lecteurs aguerri de Vonnegut. On le sait déjà, il sera l'un des protagonistes du très attendu "Abattoir 5", et de nouveau le lectorat français pourra nourrir l'impression, lors de l'édition de "R comme Rosewater" au Seuil en 1976, que Vonnegut tire à la ligne en développant sur un roman le personnage secondaire d'un précédent. Comme avec Howard W. Campbell, c'est le mouvement inverse qu'il faut considérer, "Abattoir 5" faisant office d'infundibulum aux écrits qui l'auront précédé.
C'est par l'apparition de Trout, et son rôle de mentor involontaire, que Vonnegut garde ici un pied dans la science-fiction. Peine perdue peut-être pour le lectorat français, l'ouvrage ne sera même pas référencé dans les rubriques habituelles de Fiction... Vonnegut développera d'avantage le personnage de Kilgore Trout, le plus talentueux des auteurs de S.F., et le plus mal servi par les éditeurs aussi, dans "Le breakfast du champion" (1973).
Quatrième de couverture de l'édition au Seuil, collection Fiction & Cie, sous le titre "R comme Rosewater !" :
" Il se pourrait bien que Vonnegut soit la conscience - légèrement ambiguë - d'une Amérike complètement sinoke : il s'est fait le gardien de ses débordements les plus infektieux, comme d'autres se font huissiers ou pêcheurs de perles. Il a entouré la Bête d'un réseau de boîtes de soupe Campbell vides, il lâche sur elle des troupeaux de bergers allemands apatrides et il barbouille de Ketchup la moindre de ses institutions.Nous proposons ici la réédition datée de 2014 aux éditions Gallmeister, sous le titre "Dieu vous bénisse monsieur Rosewater".
A l'hystérie du vieil animal libéral, il réplique par un chahut verbal burlesque, hypercoloré, bafoueur, woody-allenien à souhaits, helzapopinesque comme c'est pas permis, en un mot : vonneguteux (les jeunes des States disent : vonnegutsy). Après la guerre (Abattoir 5), la science débilo-sénile (Le Berceau du chat), la société surfaite (Le Breakfast du champion), ce sont les institutions de bienfaisance (en termes vonneguteux : si l'on ne prête qu'aux riches, on ne prend qu'aux pauvres ! ) qui lui servent de cible : Eliot Rosewater, 46 ans, président de la Fondation Rosewater et mécène suave de Rosewater City est un joyeux imbécile plein d'humour (involontaire) et d'argent (hérité).
Son rêve : être le big chief des pompiers ; obsession principale : se prend pour Hamlet (c'est pas grave ! ) ; sa passion : semer le bordel au téléphone (et comment ! ) ; sa seule admiration : Kilgore Trout, "auteur de 87 livres de poche" , bien connu des lecteurs de Vonnegut ; son destin : berner tout le monde, son sénateur de père, sa gourde de femme, ses faux-jetons de comptables. Bref : s'envoyer en l'air en faisant la nique (la nike ? ) au Grand Kapital, à la propriété privée, aux lois sur l'héritage...
Petite précision : R comme Rosewater est le livre le plus drôle que l'Amérique nous ait envoyé depuis longtemps. "
Abattoir 5 - 1967 (VF 1971)
C'est véritablement avec cet ouvrage que Vonnegut gagne ses lettres de noblesse, tant aux Etats-Unis qu'en France. Synthèse de tous ses ouvrages précédents, Vonnegut s'attaque enfin directement à son propre traumatisme - le bombardement de Dresde dont il fut le témoin direct - sans pour autant tomber dans l'ornière d'une autobiographie complaisante ou larmoyante. L'absurdité ne réside pas tant dans la destruction de masse des populations civiles en temps de guerre, que dans l'âge de ceux qui la font, ou du moins la subissent en tant que soldats : ni plus ni moins des enfants. L'ouvrage est ainsi sous-titré : La croisade des enfants.
La recension d'"Abattoir 5" dans le numéro 214 de Fiction (Octobre 1971) par Jean-Pierre Andrevon :
" Abattoir 5 n'est pas une histoire de science-fiction. « C'est une histoire vraie, plus ou moins. Tout ce qui touche à la guerre, en tout cas, n'est pas loin de la vérité. J'ai réellement connu un gars qu'on a fusillé à Dresde pour avoir pris une théière qui ne lui appartenait pas. Ainsi qu'un autre qui menaçait de faire descendre ses ennemis personnels par des tueurs à la fin des hostilités. Et ainsi de suite... » (p. 11). Mais c'est une histoire qui tourne autour de la SF, qui y emprunte certains thèmes, qui passe par certains de ses détours. Mais en les survolant, sans avoir l'air d'y toucher, ou alors à la manière de gags — comme celui du temps inversé, cher à Philip K. Dick, et qui ne fait ici que l'objet d'une trentaine de lignes du genre : « La formation survole à contre-courant une ville allemande en flammes. Les bombardiers ouvrent leur trappe, déploient un magnétisme miraculeux qui réduit les incendies. les ramasse dans des cylindres d'acier et enfourne ceux-ci dans le ventre des coucous. (...) Quand les bombardiers regagnent leurs bases, les cylindres d'acier sont ôtés des râteliers et réexpédiés aux Etats-Unis où les usines tournant nuit et jour pour les démanteler et séparer les dangereux composants, les réduisant à l'état de minéraux. (...) Puis on envoie ces minéraux à des spécialistes, dans des régions lointaines, il s'agit pour eux de les enfouir, de les dissimuler habilement, afin qu'ils ne puissent jamais plus nuire à personne. » (p.71).
Un extrait de la pièce "Tabula Rasa" (2010) reprenant ce texte de Vonnegut.
En réalité, et on l'aura compris à ces quelques extraits, Abattoir 5 est un livre sur l'Amérique et sur la guerre — deux notions qui peuvent difficilement être séparées, surtout si le terme guerre évoque la violence à l'état brut, à l'état « sauvage », la violence absurde, aveugle, incompréhensible. Kurt Vonnegut y met l'accent dès la deuxième phrase de son roman : oui, il a réellement connu un gars qu'on a fusillé parce qu'il avait volé une théière... Et lorsqu'on fusille pour une théière, le fond de l'horreur n'est-il pas atteint par l'absurde ? De toute façon, la notion de violence transcende considérablement celle de guerre — qui n'est que la contraction spatiale et temporelle d'une violence particulièrement exacerbée. La guerre de 1939/45, justement, qui est, sinon le sujet du livre, tout au moins son « objet », n'est là que comme un point de repère, d'éclatement, de conjonction de lignes de force. Mais la violence ne s'est pas arrêtée avec la fin de la guerre, avec cette guerre-là :
« Robert Kennedy dont la maison de vacances est située à quatorze kilomètres de celle où j'habite toute l'année a été atteint d'une balle il y a quarante-huit heures. Il est mort hier soir. C'est la vie.
Martin, Luther King a été abattu le mois dernier. Lui aussi est mort. C'est la vie.
Et chaque jour mon gouvernement me communique le décompte des cadavres que l'art militaire fait fleurir au Vietnam. C'est la vie.
Mon père s'est éteint, ça fait des années maintenant, de mort naturelle. C'est la vie. C'était un brave homme. Et un mordu des armes à feu. Il m'a légué ses pistolets. Qu'ils rouillent en paix.« (p.185).
Et, à ce stade de violence perpétuelle, qui se déploie dans l'espace et dans, le temps, qui se révèle dans le comportement, dans les objets mêmes, on touche bien à une forme particulière d'absurde, donc finalement à une sorte de science-fiction. Une science-fiction certes vécue, mais dont les composants paraissent si effroyables qu'on parvient, par un réflexe d'autodéfense, à n'y plus croire du tout.
Ainsi, Abattoir 5 se voulait, dans son projet, être le récit de l'anéantissement de Dresde, auquel l'auteur, Kurt Vonnegut, avait assisté alors qu'il était jeune soldat. Dresde est une ville allemande. Au début de 1945, elle avait été déclarée « ville ouverte », n'abritait aucune troupe, ne possédait aucune usine d'armement. Elle n'était habitée que par des civils et des prisonniers alliés. Pourtant, dans la nuit du 13 février, les bombardiers américains ont rayé la ville de la carte en y lâchant je ne sais plus combien de tonnes de bombes. I ! y a eu 135 000 morts, tous civils, à peu près deux fois plus qu'à Hiroshima. Pourquoi ce bombardement de Dresde ? On ne l'a jamais su exactement. Secret d'état-major. C'est comme ça. C'était la guerre, il fallait en hâter la fin...
Mais cette horrible tragédie, Kurt Vonnegut, malgré les appels pressants de son éditeur, ne parvient pas, même vingt ans après, à y retourner, fût-ce en mémoire, fût-ce par écrit. Du moins pas en personne. Alors il s'invente un double, Billy Pèlerin, soldat comme lui, et qu'un hasard funeste a placé à Dresde cette horrible nuit du 13 février 1945.
Seulement, même dans un roman « plus ou moins vrai » qui commence par :
« Ecoutez, écoutez, Billy Pèlerin a décollé du temps »
et qui finit sur trois notes d'oiseau moqueur :
« Cui-cui-cui ? »
il n'est pas facile de se replonger dans l'horreur. Alors Kurt Vonnegut va rôder autour de l'épicentre de la tragédie, il va tourner autour dans le temps, tracer autour d'elle des cercles concentriques de plus en plus étroits, en louchant du côté de l'ouragan de feu, mais sans jamais y pénétrer vraiment. Le livre s'achève (roman à peu près vrai, souvenirs fictifs) alors que nous avons à peine posé le pied dans Dresde, alors que nous n'aurons même pas assisté à l'exécution de ce « pauvre Edgar Derby » fusillé pour une théière, dont l'annonce du triste sort est pourtant rappelée à peu près toutes les deux pages.
Le livre est ainsi constamment soumis à une curieuse oscillation temporelle, effet de balancier qui rejette Billy Pèlerin dans le futur ou dans le passé aussitôt que le cours du récit l'amène trop près du 13 février mortel. Technique du roman moderne, bien sûr, mais plus que cela : technique imposée par cette horreur de l'horreur qui fige la plume du romancier dès qu'il veut aborder la pièce centrale de son livre, et qui trouve sa justification seconde dans les fantasmes de Billy Pèlerin, qui a eu la révélation que la mort n'existe pas, que l'existence se mord la queue, qu'elle n'est qu'une perpétuelle errance circulaire à travers tous les instants de la vie éternellement revécus.
C'est un moyen comme un autre de lutter contre la mort, de se convaincre que la mort n'existe pas. De s'en débarrasser : à défaut d'effacer la violence, on peut toujours éluder son effet le plus direct. De là cette expression qui revient, comme une ritournelle, souligner les passages les plus tragiques : « C'est la vie. » Et tout le reste, toutes les enjolivures (Billy Pélerin enlevé par une soucoupe volante et exposé dans un zoo de la planète Tralfamadore en compagnie de la pulpeuse vedette de cinéma Montana Patachon ; la rencontre avec le mythique auteur de science-fiction Kilgore Trout, dont l'œuvre colossale et absolument inconnue, sauf d'un seul fan, est d'une inspiration aussi rebattue et aussi minable que l'aventure de Billy sur Tralfamadore), tout cela n'est là que pour reculer l'inéluctable, pour le nier, manière de se dire : la guerre, la mort... ce n'est que de la science-fiction, cela n'existe pas. Sur Tralfamadore au moins, on ne meurt jamais, non plus que dans les livres.
C'est dire que le roman de Kurt Vonnegut est profondément amer, acerbe, et comme tel prodigieusement drôle aussi, d'une drôlerie fatiguée et morne qui fait penser un peu à Leiber, un peu à Sturgeon — et qui donc est profondément américaine, mais à la manière de ces Américains fatigués de l'Amérique — et qui finalement appartient en propre à Kurt Vonnegut Jr. Il faut se souvenir qu'on trouvait déjà ces qualités au service d'une intrigue très classiquement SF, mais déjà contestataire, dans son roman Les sirènes de Titan, publié il y a une dizaine d'années dans Présence du Futur, et qui n'a peut-être pas eu tout le succès qu'il méritait. On peut en profiter pour relire cette satire féroce de l'armée, de la publicité, de l'argent, après avoir savouré en connaisseur Abattoir 5 — un chef-d'œuvre de la littérature actuelle, toutes barrières de genre abattues. "
Le breakfast du champion - 1973 (VF 1974)Jean-Pierre ANDREVON
" Septième ouvrage de Kurt Vonnegut. Le breakfast du champion (1972) est dans la ligne du Berceau du chat (1963) et d'Abattoir 5 (1969) : c'est-à-dire que, sous un mince artifice de loufoquerie fantastique (ici l'introduction de « substances chimiques nocives » dans un cerveau humain, ce qui rend son propriétaire fou furieux), il ne parle de rien d'autre que de notre monde — ce qui n'est pas si mal. Notre monde dingue-dingue-dingue, bien sûr : ce pourquoi le soupçon de folie qui prend Dwayne Hoover au cerveau et l'amène à cogner sur le museau de quelques-uns de ses concitoyens est parfaitement à sa place dans ce roman, dont il peut être considéré comme la synecdoque, ou le point nodal...Roman ? Non car Le breakfast du champion n'a ni commencement ni fin, ni queue ni tête, ni tambour ni trompette. Et ainsi de suite. (Comme l'écrit Vonnegut toutes les deux lignes.) Se préoccuper de fin et de commencement, de tête et de queue (encore qu'une certaine insistance à nous faire connaître les mensurations du pénis de tous ses personnages...), c'est bien au-dessus des aspirations de Vonnegut. Le monde étant composé de fous (ou de robots programmés pour une folie générale, incurable, définitive), pourquoi écrire à l'intention de ces fous un livre qui aurait un sens quelconque ? Aussi, de sens, le... roman de M. Vonnegut n'a que celui de l'Histoire en marche (ou de l'air du temps respiré d'une narine perspicace, dédaigneuse, ironique), qu'il reflète fidèlement, comme en un miroir, pour les beaux yeux de ces fous (ou de ces robots programmés) que nous sommes. nous pauvres lecteurs.M. Vonnegut (je tiens au « monsieur », qui précise bien que le susnommé est une individualité respectable et doué du libre-arbitre qui nous fait défaut) a déjà consacré deux romans au massacre — notre plus belle conquête : Le berceau du chat c'était Hiroshima, Abattoir 5, Dresde. C'est bien suffisant (a-t-il dû penser). Les massacres continuant gaiement (preuve qu'un livre ne peut rien changer à rien — ce dont on se serait bien douté, tout fous que nous sommes...), M. Vonnegut s'est borné cette fois à inscrire dans son miroir (qu'il appelle un vide, à la mesure de notre pensée quand on se regarde dedans, sans doute) quelques-unes de nos bêtises, de nos tares : la bagnole considérée comme un des beaux-arts. le sexe comme un moyen de se pousser du col, le lynchage des Nègres comme un passe-temps amusant, la pollution comme un spectacle pittoresque, la vénération de la culture comme le fin fond de l'imbécillité...En fait, le portrait qu'il trace ici de l'existence de la bête verticale est si schématique qu'il se pourrait très bien qu'il ait été fait, non pour le supposé modèle, mais pour des créatures d'une autre galaxie qui auraient ainsi une idée vague mais juste de la vie sur cette misérable planète appelée Terre. M. Vonnegut serait alors un écrivain de science-fiction natif de la nébuleuse d'Andromède, qui aurait inventé de toute pièce, pour les Andromédiens, un monde absurde, logique, et absolument dégoûtant, M. Vonnegut serait le Sheckley d'Andromède que je n'en serais point étonné. S'expliquerait en tout cas la présence de tous ces dessins (de l'auteur) qui parsèment l'ouvrage (un camion, un mouton, un serpent, un « castor bouche-ouverte » 1, une chaise électrique, etc.), et qui ne seraient alors là que pour préciser dans l'esprit des lecteurs andromédiens certains détails de la vie terrestre, sans pour cela que l'auteur ait à sacrifier à ces oiseuses descriptions qui alourdissent d'ordinaire les romans de science-fiction — même sur Andromède.Un des personnages principaux du livre est d'ailleurs lui-même écrivain de SF : c'est Kilgore Trout, bien connu depuis Abattoir 5. C'est une piste qui va en droite ligne vers mon hypothèse. L'auteur en personne intervient en outre dans le déroulement de son ouvrage, pour bien montrer qui est le patron dans ce foutu bordel : lui, et pas nous, pauvres créatures de papier. C'est une autre piste. On n'en manque pas, dans Le Breakfast du champion. On n'en manque même si peu qu'elles ont tendance à s'embrouiller, et que l'hardie hypothèse construite quelques lignes plus haut n'est peut-être que le résultat de la surchauffe des cellules grises d'un critique au dernier degré de l'éthylisme. Allez savoir ! Et puis quelle importance, au fond ; nous sommes tous des robots programmés pour lire le bouquin de M. Vonnegut Kurt Jr., il ne nous a créés que pour ça. On n'y coupera pas, et on a bien de la chance : qu'est-ce qu'il est bon, le bouquin de M. Jr. Vonnegut Kurt ! Et qu'est-ce qu'il est marrant !P.S. : Je suis programmé pour écrire ça, alors..."
Note :1. II est impossible de préciser ce qu'est un castor bouche-ouverte dans une revue qui s'adresse pour une part à des moins de 18 ans.
Jean-Pierre ANDREVON
Pour terminer cet hommage, et bien qu'il manque à ce panégyrique tous les ouvrages qui suivent "Le breakfast du champion", j'aimerais saluer ici, en ce 11 Novembre 2022, l'infatigable travail titanesque des continuateurs de
Hello
RépondreSupprimerBon anniversaire Kurt.
Bel article pour ce centenaire.Voila qui donne furieusement envie de se replonger dans cette œuvre toujours aussi percutante et plus que jamais indispensable.Je me laisserai bien tenter par cette nouvelle traduction de Nuit noire (mais en version papier).
Merci
Bien le bonsoir cher Radisnoir.
RépondreSupprimerMerci de ta visite, bravo pour la journée à l'UFSF et à Supercali... (et ce petit hommage aux poilus canadiens de bon aloi).
"Nuit mère" est fort heureusement toujours trouvable dans les librairies. J'ignore si Vonnegut s'est bien "vendu" ces dernières années, car il semblerait que le projet de retraduire et rééditer ses romans ne soit plus d'actualité chez Gallmeister... dommage...
Au plaisir !