30 juillet, 2025

Fiction n°122 – Janvier 1964

Beaucoup de nouveaux venus, le plus souvent comme étoiles filantes, mais de vrais talents pour accompagner la douce lucidité de Zenna Henderson qui nous propose un nouvel épisode de son "Peuple". On appréciera aussi un texte demeuré inédit depuis de Marion Zimmer Bradley, très en avance sur son époque puisqu'il y est question de transition sexuelle.

Utopie quand tu nous tiens…

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Sommaire du Numéro 122 :


1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 2, bibliographie


NOUVELLES

2 - Zenna HENDERSON, Le Départ (Jordan, 1959), pages 3 à 34, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

3 - Fritz LEIBER, Amitié à haute tension (The Man Who Made Friends with Electricity, 1962), pages 35 à 43, nouvelle, trad. Michèle SANTOIRE

4 - Michel DEMUTH, La Bataille d'Ophiuchus, pages 44 à 63, nouvelle

5 - Paul SEABURY, L'Historionaute (The Histronaut, 1963), pages 64 à 72, nouvelle, trad. Michel DEMUTH *

6 - Marion Zimmer BRADLEY & John Jay WELLS, Tu engendreras dans la douleur... (Another Rib, 1963), pages 73 à 93, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

7 - Avram DAVIDSON, Gloire à Diane (Great is Diana, 1958), pages 94 à 102, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM *

8 - Monique DORIAN, Félinement vôtre, pages 103 à 106, nouvelle

9 - John Anthony WEST, La Fin d'un homme (George, 1961), pages 107 à 123, nouvelle, trad. Christine RENARD *

10 - Sophie CATHALA, Un gentil petit bled, pages 124 à 130, nouvelle

11 - Allen DRURY, Quelque chose (Something, 1960), pages 131 à 137, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM *

CHRONIQUES

12 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 139 à 156, critique(s)

13 - Bertrand TAVERNIER, Tribune libre, pages 156 à 157, courrier

14 - Maxim JAKUBOWSKI, Une exposition Michel Jakubowicz, pages 158 à 158, critique(s)

15 - (non mentionné), En bref, pages 159 à 159, article


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Le Peuple, extraterrestres échoués et dispersés sur Terre, est secouru par ses pairs. Et l'on organise Le départ. Mais après des années et des générations passées à se reconstruire dans l'exil, est-ce si nécessaire de traverser de nouveau le Jourdain qui mène à la Terre Promise ? L'allégorie ici est à peine voilée (mais a dû échapper au traducteur René Lathière toujours aussi brutal avec les titres), et si les dons surnaturels du Peuple pourraient lasser, si le risque de faire du Peuple une armée de super-héros (mais ça n'est pas encore la mode…), on apprécie qu'ils soient tendus vers un seul résultat : la contemplation béate des merveilles du monde. Zenna Henderson habile et toujours délicate.

Dans  Amitié à haute tension, il est question de la nature de l'électricité, mais plus encore d'une conscience "artificielle". Comme plus tard dans le roman "Colossus" (de D. F. Jones - 1966) - où deux super-ordinateurs des blocs de l'Est et de l'Ouest s'allient pour protéger l'espèce humaine d'elle-même et de la destruction - c'est la même sensation d'être infantilisés par nos propres créations qui gouverne ces deux histoires. On ne parle pas encore de "point de singularité", mais Fritz Leiber en imagine déjà la venue.

Concernant La bataille d’Ophiuchuset en fait de bataille, Michel Demuth nous en décrit plutôt la périphérie. Suivant le paradoxe de Langevin, il n'y a pas d'escale possible ni de port provisoire qui tienne et soit régulier pour les combattants, liés à la temporalité de l'espace. Voici l'histoire d'un amour brisé par la cruauté de la guerre et les singularités des rapports de l'espace avec le temps - bref, tout ce que l'imagerie de Star Wars évacuera sans scrupule une petite quinzaine d'années plus tard.

On se rappelle la Patrouille du temps décrite par Poul Anderson. Mais comment s'est construite cette nécessité de surveiller les événements historique et de leur conserver leur intégrité ? C'est ce que nous propose de découvrir L’historionaute, nouvelle concise et d'un humour mordant.

Son auteurPaul Seabury, historien et diplomate, a notamment été conseiller consultatif sur le renseignement étranger sous Ronald Reagan - ceci pour situer l'homme…

Tu engendreras dans la douleur…  modernise (malgré son titre biblique concocté par René Lathière) le thème du pantropisme hérité de James Blish, moins de dix ans après sa mise en théorie.

" Ne serait-ce pas plus propre de disparaître comme nous sommes, avec nos corps tels qu’ils furent créés, plutôt que de les voir changés en une… une parodie obscène de… Non, tout cela est contre nature ! »
— « Au même titre que la présence de votre race sur cette planète. » [répondit l'extraterrestre Fanu] (...)
Everett fixait sur Fanu un regard sombre – ses préjugés de Terrien luttant toujours contre son intelligence. "

Le système solaire est détruit, et seuls subsistent de la Terre une poignée d'hommes - mâles s'entend - hébergés sur une autre planète par une espèce vieillissante elle aussi en voie d'extinction. A partir de cette situation, nous suivons le parcours moral de l'ancien commandant Everett et de ses préjugés sur l'homosexualité, et sur la nécessité d'une forme de pantropisme qui n'est pas encore dénommé "transition sexuelle".

Des autrices (l'une se cache sous un pseudonyme masculin), on ne connait, en 1963, encore que peu Marion Zimmer Bradley en France. Elle n'a pas non plus encore épousé en secondes noces le mari qui sera accusé plus tard de pédophilie (ainsi qu'elle le sera elle-même) par sa fille Moira. Son succès français, elle le devra à la sortie des "Brumes d'Avalon" chez Pygmalion (1986) - traduction qui tronquait pourtant ses deux premiers opus de plusieurs chapitres.

John Jay Wells, pseudonyme de Juanita Coulson, est une autrice américaine, bien connue comme autrice-compositrice-interprète dans les milieux de la "Filk music". La Filk est une parodie de la folk, où le jeu consiste à pasticher les paroles de "protest songs" pour en faire des histoires de S.F.. Karen Anderson, femme de Poul Anderson, s'est prêté à l'exercice pour la presse amateure allemande en 1953. Les soirées "filk" agrémentent souvent les convention de S.F., et des conventions lui sont même dédiées. (Source : Wikipedia).

Toujours aussi farceur quand il s'agit d'inventer des événements historiques pour justifier ses fictions fantastiques, Avram Davidson nous régale avec un cocktail fort alléchant et une évocation d'un voyageur hors-pair du 18ème Siècle. Cette Gloire à Diane est légère et nourrissante comme du petit lait.

Pour sa dernière nouvelle parue dans Fiction, Monique Dorian continue son exploration schizophrène et le dédoublement de personnalité dans un texte sensuel et Félinement vôtre, écrit comme à la hâte et d'un style direct, massif même, qui en amplifie le chant des perceptions volontairement déréglées.

On croirait à du Topor à la lecture de La fin d’un homme. Voyez par exemple comment Marjorie s'adresse à son mari George :

" Ce qui est le plus affreux, c’est d’être là à regarder le mal gagner sans pouvoir rien faire. Ce serait moins pénible, je crois, si je revenais d’un film et que je te trouve comme ça. Mais ça ! Te voir mourir millimètre par millimètre ! "

Le déroulé se fait sans grande surprise et pourtant, par un curieux sens de l'humour qui nous fait nous sentir supérieurs au couple de la nouvelle, on suit l'ensemble avec un mélange d'effroi et de jubilation. Christine Renard a dû se régaler à traduire ce style simple et bien tempéré; le dosage du concret et de l'allégorie est subtil, et il faut même parfois se secouer soi-même pour ne pas oublier de quoi il s'agit : l'anesthésie de l'être fasciné par l'écran.

Son auteur, John Anthony West, est aussi un spécialiste des Dogons, peuple à la culture très singulière de la Falaise de Bandiagara, au Mali - une des plus imposante formation géologique d'Afrique de l'Ouest.

Un homme affairé, pressé, en proie à la tension de la nécessité, voit son univers tomber en panne dans Un gentil petit bled… On pourrait s'attendre à un cauchemar absurde, mais finalement, Sophie Cathala nous offre une image qui résout allégoriquement bien des contradictions qui, sans elle, pourrait rendre fou. A moins que la folie soit l'abandon de la tension ?

Les lieux hantés s'accommodent généralement mieux de la nuit ; ici, Quelque chose invisible et sans doute malveillant ne s'encombre pas de l'heure qu'il est pour sévir. Et la terreur demeure. Un bon effet de style de l'auteur de romans à thèses politique Allen Drury, pour une histoire somme toute gratuite.


Une nouvelle recrue au sein de l'équipe critique de Fiction fait son entrée, comme le fit Jacques Goimard, par la Tribune Libre, en la personne respectable de Bertrand Tavernier, qui signera un bon nombre de critiques dans la Revue des films.

Après l'entrée, la sortie ; la rubrique en bref fait l'annonce d'un chant du cygne, qui ne sera pas sans conséquence sur l'univers éditorial de la S.F. française :

Interruption du Rayon Fantastique

Après onze ans d’existence et plus de 110 volumes parus, le Rayon Fantastique va cesser sa carrière. On regrettera d’autant plus cette disparition qu’elle n’est pas même due à un insuccès commercial mais à des raisons d’ordre administratif. La collection était en effet éditée en commun par Hachette et Gallimard, et c’est un désaccord entre ces deux maisons qui amène aujourd’hui sa suppression. Plusieurs volumes déjà sous presse paraîtront encore en 1964, notamment La couronne de lumière de Sprague de Camp, Les revenants des étoiles de A. et B. Strougatski et L’étoile de fer de John Taine. Nous publierons ultérieurement un historique et une étude de la collection, ainsi que les résultats d’un référendum sur ses meilleurs titres. Il faut souhaiter que la place qu’elle laissera vide soit comblée.


Il s'agit tout de même de la première collection française dédiée au genre qui s'arrête là. Ce vide mettra  quelques années à se combler : le Club du Livre d'Anticipation - chez les infatigables éditions Opta - naîtra bien en 1965, et Ailleurs et Demain, collection dirigée par Gérard Klein chez Robert Laffont sera créée en 1969, mais il ne s'agit pas de collections de poche. Ce sera Jacques Sadoul, transfuge des éditions Opta, qui lancera pour la S.F. une nouvelle collection de poche au sein des jeunes éditions J'ai Lu en 1970. Les Editions des Champs-Elysées lanceront quant à elles la collection Le masque science-fiction, dirigée par Jacques Van Herp, en 1974. Jacques Goimard ne sera pas en reste et initiera la collection SF-Fantasy chez Pocket à partir de 1977. On pourra aussi citer le bon travail des éditions belges Gérard et la collection Marabout qui existait déjà en 1964, mais il s'agit de parutions plus sporadiques, et de titres pas vraiment réunis au sein d'une collection dédiée à la S.F.

On le constate sans peine, Michel Demuth, Alain Dorémieux, Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis, Gérard Klein, Jacques Van Herp … - des noms bien connus des lecteurs de Fiction, ce qui témoigne bien de l'importance de cette revue dans le champ éditorial de la science-fiction en France- ces amoureux de la première heure abattront un travail de titans pour multiplier les collections et la reconnaissance de la S.F. chez tous les grands éditeurs. Plus tard viendront encore le belge transfuge de Marabout Jean-Baptiste Baronian, ou encore l'iconoclaste Bernard Blanc, mais n'anticipons pas trop (bien que nous aimions tous l'anticipation…).

Le prochain numéro de Fiction sera un "Spécial Bradbury", inaugurant une suite de quelques numéros spéciaux. Même si cette formule ne prendra pas, on ne peut que louer cette initiative de se consacrer plus particulièrement à un auteur, et qui fera l'intérêt principal (et qui sait la longévité) de la revue Bifrost … mais à partir de 1996 !

23 juillet, 2025

Fiction n°121 – Décembre 1963

Mettons-nous à la place d'un autre, dusse-t-il être plus barbare, ou dans le temps des autres, celui de l'avenir tant qu'à faire. Les leçons sont bonnes à prendre, encore faut-il ne pas vendre sa peau ni son entendement pour autant. Un choix honnorable de nouvelles courtes agrémentent la fin de ce bon roman de Sheckley - L'Amérique utopique, qui n'en finira jamais d'utopiquer !

Va faire comprendre le clic droit
à un slicteux tove !

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Sommaire du Numéro 121 :


1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 2, bibliographie


NOUVELLES


2 - Robert SHECKLEY, L'Amérique utopique (suite et fin) (Journey Beyond Tomorrow / The Journey of Joenes, 1962), pages 4 à 64, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE

3 - Marcel BATTIN & Michel EHRWEIN, La Mer, le temps et les étoiles, pages 65 à 72, nouvelle

4 - Gordon R. DICKSON, Les Toits d'argent (Roofs of Silver, 1962), pages 73 à 97, nouvelle, trad. Christine RENARD *

5 - André RUELLAN, Le Terme, pages 98 à 104, nouvelle

6 - William IRISH, Changement de peau (Somebody's Clothes - Somebody's Life, 1958), pages 105 à 121, théâtre, trad. René LATHIÈRE *

7 - Odette RAVEL, La Grande grève, pages 122 à 126, nouvelle *

 

CHRONIQUES


8 - Philippe CURVAL, Robert Sheckley ou l'enchanteur paranoïaque, pages 127 à 131, préface

9 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 132 à 149, critique(s)

10 - COLLECTIF, Le Conseil des spécialistes, pages 150 à 151, critique(s)

11 - F. HODA, Jerry Lewis à la puissance deux, pages 153 à 155, article

12 - (non mentionné), En bref, pages 156 à 157, article

13 - (non mentionné), Table des récits parus dans "Fiction". Onzième année (deuxième semestre 1963 : Nos 116 à 121), pages 158 à 159, index


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Après les avanies locales, le voyage de Joenes le mène à l'international ; dans les réseaux de contre-espionnage tout d'abord (où le chapitre "L'explication du cartographe" fait fortement penser à l'ambiance et au propos de "Mémoires trouvées dans une baignoire" de Stanislas Lem), et ensuite chez les adversaires russes bien occupés à freiner l'expansion chinoise ; c'est enfin, la dernière guerre, absurde, qui précipite le retour de Joenes en Polynésie, où il assiste à la fin d'un monde et la naissance du suivant, plus pondéré. L'Amérique utopique est un roman très bien mené, drôle et profond, pas vraiment S.F., mais très captivant, et fidèle au métier de Robert Sheckley, qui gagne au passage sa page dédiée avec l'article de fond que Phillipe Curval lui consacre.

On pourra penser au Goncourt "L'anomalie" de Hervé Le Tellier avec cet histoire qui expliquerait la disparition des aviateurs Nungesser et Coli, tous deux disparus en vol au-dessus de l'Atlantique le 08 mai 1927. Nous voilà dans un 2021 qui a fini de conquérir le système solaire (et l'on sourira devant l'optimisme qu'inspirait la conquête spatiale). Un brin léger, tout de même, face à ce que les auteurs Marcel Battin et Michel Ehrwein auraient pu développer à quatre mains, surtout concernant des matières aussi fluides que La mer, le temps, et les étoiles.

Par le biais d'un appareil, le psychographe, Gordon R. Dickson imagine que l'on puisse mesurer le taux de civilisation des espèces autochtones colonisées. Bien évidemment, la mécanisation statistique ne laisse place à aucune nuance. Cela devient plus problématique quand la lecture d'un tel appareil décide ou non les colons à mettre en place un plan de stérilisation des populations colonisées, voire un génocide. Les toits d’argent est un récit émouvant sur les "transfuges d'espèces". 

André Ruellan imagine les conséquences dramatiques de l'augmentation exponentielle des loyers, accompagnées d'une désertion totale de la loi, et surtout du code moral. Le jour de payer Le termela ville devient une jungle où même les alliances de couples sont aussi superficielles qu'intéressées. Sinistre.

L'aridité du ton de Changement de peau est celui d'un synopsis. Mais plus que le ton, l'histoire elle-même, signée du pourtant bon scénariste William Irish, manque d'épaisseur et ne fait qu'aligner les clichés. On passera.

Le sentiment d'étrangeté fait irruption dans le quotidien d'un homme qui se pense plus lucide que ses semblables, bien qu'il ne sache rien de La grande grève qui a l'air de paralyser ses pairs depuis des siècles. Peu à peu son sentiment bascule vers l'acceptation et le retour au troupeau. Un brin kafkaien, une nouvelle au style maîtrisé par Odette Ravel.


Côté rubriques, on  notera dans la Revue des livres, à propos de la traduction de Denise Rousset de "Tous les pièges de la Terre" de Clifford D. Simak chez Denoël :

"Nous ne cessions de critiquer les méthodes en honneur à Galaxie au temps où cette revue existait ; depuis qu’elle a disparu, nous ne cessons de la regretter : ainsi va la vie. Quoi qu’il en soit de Galaxie, il est paradoxal que les traductions en revue soient plus soignées que les traductions en volume, mais le fait tend à devenir traditionnel, et semble prouver que la politique des éditeurs à cet égard est à revoir une bonne fois (notamment sous l’angle financier, mais aussi sous l’angle du choix des traducteurs et du contrôle du travail), sous peine de voir se perpétuer la cascade d’absurdités que nous avons essuyée depuis deux ans."

Ainsi parlait Jacques Goimard, rarement traducteur lui-même. Si les éditions Denoël et la collection "Présence du futur" se fait régulièrement désintégrer (on n'est sévère finalement qu'avec ce qu'on aime bien), on peut suppose que ce n'est pas Goimard qui supervise les traductions de la revue Fiction elle-même, surtout celles de René Lathière (orthographié d'ailleurs "Latière" à la fin de sa traduction de la nouvelle de William Irish). Appelons cela "le paradoxe de la paille et de la poutre", et laissons le temps balayer les seuils des chapelles, des hôpitaux, et de la charité.

16 juillet, 2025

Fiction n°120 – Novembre 1963

Robert Sheckley en vedette avec un roman en deux parties pour ce numéro, agrémenté de courtes nouvelles, dont beaucoup traitent de la décompensation psychique, et pour la plupart restées sans publications ultérieures. A l'orée de l'année 1964, on sent déjà poindre la maturité de genre pour la science-fiction et un renouvellement des thèmes du fantastique.

Un clic droit concret sur cette abstraction ?

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Sommaire du Numéro 120 :


1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 2, bibliographie


NOUVELLES

2 - Robert SHECKLEY, L'Amérique utopique (Journey Beyond Tomorrow / The Journey of Joenes, 1962), pages 4 à 65, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE

3 - Vladimir VOLKOFF, Une douche à jouvence, pages 66 à 80, nouvelle *

4 - Don PEDERSON, La Planète des âmes soeurs (Pushover Planet, 1963), pages 81 à 87, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

5 - Juliette RAABE, Journal d'une ménagère inversée, pages 88 à 95, nouvelle

6 - Cyril M.KORNBLUTH, Préliminaires d'une tragédie (The Events Leading Down to the Tragedy, 1958), pages 96 à 102, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE *

7 - Michel EHRWEIN, Le Miroir de la Barinia, pages 103 à 106, nouvelle *

8 - Walter S. TEVIS, La Baleine dans la piscine (Far from Home, 1958), pages 107 à 110, nouvelle, trad. René LATHIÈRE

9 - Jane ROBERTS Cauchemar (Nightmare, 1959), pages 111 à 113, nouvelle, trad. Christine RENARD *

10 - Monique DORIAN, La Réponse au Seigneur, pages 114 à 120, nouvelle *

11 - Claude-François CHEINISSE, Pas d'ici, pages 121 à 124, nouvelle

12 - Matthew GRASS, Le Serpent dans le placard (The Snake in the Closet, 1962), pages 125 à 130, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE * 

CHRONIQUES


13 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 131 à 143, critique(s)

14 - Demètre IOAKIMIDIS, Notes de lecture, pages 144 à 146, critique(s)

15 - Pierre VERSINS, Fanactivités, pages 147 à 151, article

16 - Jacques GOIMARD, Comment servir l'homme, pages 153 à 158, article

17 - (non mentionné), En bref, pages 159 à 159, article


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Avec L'Amérique utopiqueRobert Sheckley s'amuse énormément avec cet exercice à la Montesquieu  (sur le modèle des "Lettres persanes") ou Voltaire, et parvient à multiplier les plaisirs avec ce voyage d'un candide des îles polynésiennes aux U.S.A. à peine futuristes (et même en réalité fortement empreintes des années 60). Tout semble y passer, des lois à charge contre l'immigration à la chasse aux sorcières du communisme, de la vie universitaire aux communautés pré-hippies... Nous n'avons pas le temps de nous ennuyer et Sheckley trouve à son avantage une forme hybride entre le roman et la nouvelle - genre où il a toujours excellé. On attendra le numéro suivant pour savoir où il nous mène tambour battant.
Un petit extrait a retenu notre attention, à propos d'une mécanisation de la religion, et du remplacement par la machine de tous les prêcheurs :
» Lorsque nous eûmes tissé sur le globe tout entier le réseau complexe de nos monotones arguties, un homme choisit de nous ignorer et de construire une machine. Dans son essence, cette machine n'avait rien de nouveau pour nous ; son unique particularité était d'avoir un point de vue.
» Ayant un point de vue, la machine exposa les idées qu'elle se faisait de l'univers. Et elle le fit d'une façon beaucoup plus amusante, beaucoup plus convaincante que nous. L'humanité, qui recherchait depuis longtemps la nouveauté, se tourna vers elle.
» Ce fut alors, et alors seulement que nous prîmes conscience de notre périlleuse situation, de l'immense danger que couraient le bien et le mal. Car la machine, toute divertissante qu'elle fût, prêchait, en accord avec sa nature, un univers sans valeurs et sans raison, sans bien et sans mal, sans dieux et sans démons.
» Certes, d'autres l'avaient fait avant elle, et nous avions résolu le problème sans difficultés. Mais, dans la bouche de la machine, cette doctrine semblait acquérir une signification nouvelle et terrible.
(6. JOENES ET LES TROIS CAMIONNEURS - extrait)

Comme le signale la rédaction de Fiction : "Ce roman avait été précédemment annoncé dans Fiction sous le titre Atomes et ukulélé."  - L'Amérique utopique sera traduit de nouveau en 1977 par Marcel Battin sous le titre "Les erreurs de Joenes" (Dimension SF- Calmann Levy). Une dernière édition est connue sous le titre Le voyage de Joenes (Goater - 2023).

Dans Une douche à jouvence, on repense à "La tentation cosmique" de Roger Sorez à la lecture de ces expériences d'un savant ingrat envers ses aînés et sans aucun scrupule pour se donner du pouvoir. La chute est peut-être un peu abstruse, mais Vladimir Volkoff ne manque ni de style, ni de potentiel de séduction. 

Visite de La planète des âmes sœursune utopie de nouveau, après celle questionnée par le candide de "L'Amérique utopique", celle où tout est abondant et l'amour universel. Mais un tel paradis ne saurait-il pas se défendre ? Une bonne petite nouvelle de Don Pederson qui ne déroge en rien dans le sillage de Sheckley.

Don Pederson, pseudonyme de Con Pederson, jeune fan de L.A. dans les années 50 (il publie quelques numéros de son fanzine "The outlander" à l'âge de 15 ans), connaitra dans une poignée d'années son heure de gloire en tant que responsable de la photographie et de l'animation dans les séquences d'effets spéciaux sur "2001 l'odyssée de l'espace" de Stanley Kubrick.

Le lien entre la nouvelle précédente et Journal d'une ménagère inversée est une coïncidence que les lecteurs de 1963 ne pouvaient pas subodorer. La ménagère inversée va voir au cinéma non pas 2001 - qui n'était pas encore réalisé - mais un autre film de Stanley Kubrick : "Spartacus". Hormis cette information anecdotique, la transparence du procédé de cette nouvelle est si transparent, et même annoncé dès le titre, qu'il en devient un peu ennuyeux. Juliette Raabe aurait sans doute mieux fait de choisir un sujet plus allégorique pour nous emporter tout à fait. Sur le sujet du temps à rebours, on lui préfèrera "La flèche du temps" de Martin Amis (1991 - VF 1993 - Christian Bourgois), ou encore un fameux passage à rebours dans "Abattoir 5" de Kurt Vonnegut (1969 - VF 1971 - Seuil).

Après les universitaires usurpateurs de "L'Amérique utopique", difficile de ne pas se sentir perdu dans ces Préliminaires d'une tragédie tout en références à une érudition inventée. On retrouve la moquerie bon enfant envers les milieux universitaires ou intellectuels qui ont tendance à prendre des vessies pour des lanternes, ou faire accoucher des montagnes les souris. Déroutant, et l'effet visé par Cyril M. Kornbluth semble être atteint.

Le miroir de la Barinia est encore une nouvelle où l'absence d'enjeu auquel on puisse adhérer nous freine dans notre appréciation. L'effort de Michel Ehrwein est louable, mais n'est pas Jean-Louis Bouquet qui veut…

On ne taira jamais assez le don de René Lathière pour gâcher les effets d'une nouvelle. En traduisant "Far from home" - loin de chez soi, en somme - par La baleine dans la piscine, il divulgue avant même la lecture la seule belle image de cette courte nouvelle pourtant joliment lyrique et poétique de Walter S. Tevis. Attention, il aurait pu faire pire encore et l'intituler (divulgâchage masqué à tribord !!) : Le premier souhait. Oups ! Walter S. Tevis a déjà été publié dans Galaxie (n°51 et n°53).

Suit un court Cauchemar typique de la peur de la Bombe. Jane Roberts sait bien manier ses effets.

Après la ménagère inversée de Juliette Raabe, et le Cauchemar de Jane Roberts, nous visitons l'après de la crise, avec pour titre La réponse au Seigneur, pour nous mener en "prison", comprendre ici "maison de repos". Cet internement en maison de repos est ici décrit de l'intérieur par une jeune schizophrène. Quand on connait le destin tragique de la femme de Dorémieux - qui signe avec lui cette nouvelle sous le pseudonyme  de Monique Dorian - on ne peut que saluer leur courage d'affronter ensemble le mal et la souffrance par l'écriture et la fiction.

Le monde serait-il donc en train de devenir hostile à notre insu ? Sous la poussée moderne de la standardisation des lieux d'accueil, tels que bistrots ou hôtel de troisième catégorie, ou même trains de province transportant des légions de représentants de commerce solitaires et harassés, Claude-François Cheinisse nous dévoile quelque peu ce qui survit de la singularité… ce qui survit violemment même, pour ceux qui ne sont Pas d'ici.

Une dernière histoire de décompensation psychique, d'une tristesse profonde. On sent bien dans Le serpent dans le placard cette étrange indifférence à la vie, quand plus rien ne l'anime. L'allégorie concoctée par Matthew Grass fonctionne bien.


Côté rubriques, à présent, on appréciera les transmissions de Demètre Ioakimidis qui fait pour nous l'effort de lire en anglais dans le texte, et nous évoquer les trésors dont est privé le lectorat exclusivement francophone.

Notes de lecture.

Beaucoup de revues anglo-saxonnes de science-fiction comprennent, dans chacun de leurs numéros, un éditorial. Dans certains cas, celui-ci donne l'impression d'être le pensum par lequel le rédacteur en chef expie le fait d'occuper son poste. Dans certains autres cas, moins nombreux malheureusement, on a l'impression de se trouver en présence d'un personnage qui a trouvé cet exutoire pour exprimer son trop-plein d'idées. Tel est, en particulier, l'esprit dans lequel John W. Campbell jr. fait son éditorial mensuel dans Analog : presque invariablement, ce diable d'homme trouve le moyen de faire réfléchir son lecteur, même si ce dernier n'est aucunement d'accord avec lui. Il a réussi à faire de ses éditoriaux une succession de variations sur des thèmes scientifiques – allant du caractère de « planète binaire » qui est celui du système Terre-Lune à la recherche, pour une société évoluée, de l'état de « stabilité dynamique » – ou para-scientifiques, qu'il sait magistralement éclairer d'une lumière nouvelle. 
Une autre exception notable au cas de l'éditorial-pensum se trouve dans New Worlds, la revue anglaise qui compte parmi les « grands » incontestés de la SF, et qui en est à sa dix-septième année. John Carnell a trouvé une solution élégante : depuis quelque temps, ainsi qu'on le sait, il confie à tour de rôle la corvée de l'éditorial à l'un ou l'autre des auteurs dont il publie les récits. Ceux-ci trouvent de la sorte l'occasion de se justifier, de s'expliquer ou de généraliser ; comme il s'agit, souvent, d'anciens amateurs devenus écrivains, leur point de vue présente dans bien des cas une synthèse intéressante d'expériences acquises au cours de ces deux phases différentes de leur carrière.
Dans le numéro de septembre de New Worlds, John Carnell donne la parole à I. F. Clarke, professeur au Royal College of Science and Technology à Glasgow, et auteur d'une très utile bibliographie de l'utopie (The tale of the future). À en juger par la photo qui accompagne son curriculum vitæ, I. F. Clarke pourrait être un frère cadet d'Oliver Hardy légèrement sous-alimenté, mais la question n'est pas là. En lisant son « éditorial », on découvre, ô merveille, un universitaire qui traite de la science-fiction en amateur et connaisseur, et non en supérieur. On découvre aussi, ô merveille à peine moins admirable, un auteur anglo-saxon qui s'est intéressé à ce qui avait été écrit chez les barbares continentaux.
I. F. Clarke relève, à propos des récits ayant pour thème la fin du monde, qu'ils reflètent une époque troublée. Il voit dans de telles œuvres l'expression d'une anxiété que des difficultés sociales, nationales ou internationales, font naître chez les auteurs. Et il distingue, dans le message d'optimisme qu'on trouve dans la conclusion de plusieurs de ces récits, le pendant actuel de cette lutte contre les dieux qui formait, dans l'antiquité, la substance de bien des épopées : l'affirmation de la dignité humaine, et la confiance en la mission de la race.
L'exposé est indubitablement intéressant par sa substance. Il l'est également par le fait qu'on y voit un universitaire de formation littéraire considérant la science-fiction comme un sujet aussi digne d'intérêt que la chanson de geste ou le roman naturaliste. La chose est suffisamment rare pour qu'il vaille la peine de la relever, et suffisamment louable pour que l'on souhaite de voir cet exemple suivi, en Grande-Bretagne comme sur le continent. Où sont les continuateurs des Matthey, des Castex, des Milner ? Quand aurons-nous un travail qui sera véritablement ce que T. O. Bailey n'a pas réussi à accomplir dans ses Pilgrims through space and time

On rêverait d'un recueil de tous ces éditoriaux… 

Par "ailleurs", c'est le mot, ça sent la scission dans le cercle des érudits de la première heure réunis autour de Pierre Versins. Lui-même écrit ceci dans sa rubrique "Fanactivités" :
Quant à Ailleurs, sa publication est arrêtée et le Club Futopia dissous. Qu'on se le dise, il ne reste plus qu'un Club pour les amateurs de science-fiction d'expression française, le « Cercle Littéraire d'Anticipation » dirigé par Jacques Ferron, 24 cité Maunoury, Lucé (E. & L.) ; pourtant, aux dernières nouvelles, Claude Dumont, 15 bd Fosse, Méricourt (P. d. C.), lance le « Cosmorama-club », il apparaît donc que l'on aura toujours le choix
C'est la rubrique "En bref" qui nous éclairera un tout petit peu plus en fin de numéro :
Un fanzine de perdu…
 
Mais il s'agit du doyen des fanzines : Ailleurs (directeur : Pierre Versins). Dans un faire-part sur papier rose, envoyé aux membres du Club Futopia, Versins explique sa décision d'interrompre l'entreprise : « 1° Je suis un peu las ; 2° l'expérience a assez duré ; 3° les fanzines se multipliant, Ailleurs n'est plus un besoin mais un luxe. 
 
…un de retrouvé…
 
Nous apprenions en même temps la naissance d'un nouveau fanzine : Lunatique, dû à Jacqueline Osterrath, auteur connu des lecteurs de Fiction. Premier numéro entièrement rédigé par des femmes. Voir critique plus détaillée dans la rubrique Fanactivités de ce mois.
 
…et un nouvel "Ailleurs"
 
D'autre part Versins n'abandonne pas l'édition. Il annonce au contraire son intention de lancer un Ailleurs nouvelle série, tout différent du premier. Rien à voir cette fois avec un fanzine. Objet de cette publication : « Étudier et illustrer les littératures conjecturales romanesques, à l'aide d'articles, de bibliographies, de thématologies, de textes exemplaires, etc. et ceci sur le plan le plus international possible. » Plus que jamais, Versins devient l'encyclopédiste de la SF. 
 
On ne pourrait pas mieux dire, l'Encyclopédie est même le projet de Versins qui lui prendra encore 10 ans de son temps.

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