21 mars, 2024

Cadeau Bonus : Le péril vient de la mer - John Wyndham (1953 - VF 1958)

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C'est le printemps ! Les arbres bourgeonnent et la mer moutonne.

Nous vous proposons pour ce bonus du solstice de Printemps 2024 un roman de John Wyndham, méconnu en France, mais que d'aucun identifieront comme l'auteur des "Coucous de Midwich", connu pour son adaptation au cinéma sous le titre "Le village des damnés" (vous savez, ces enfants blonds platine avec des yeux qui brillent dans le noir...)

Wyndham sait manier avec parcimonie ses effets horrifiques. Dans Le péril vient de la mer, il aime à nous distraire de la tension qu'il installe par ailleurs avec de petites phases de discussions très quotidiennes, où vient se nicher d'un coup son effet de bascule vers l'horreur et l'effroi.

Voyons tout d'abord les différents quatrième de couverture, dans la collection Le masque fantastique (1958) tout d'abord :

"Tout commença pourtant au plus haut des cieux, et par l'apparition d'essaims de globes de feu... Etoiles filantes ? Météores ? Alors pouquoi descendaient-ils vers la Terre avec une lenteur si étrange, si délibérée ? Pourquoi plongeaient-ils tous en haute mer et par eau si profonde ? Qu'est-ce qui expédiait par le fond les navires et les bathysphères envoyés en reconnaissance, puis toutes sortes de bateaux en nombre alarmant ?

     Vinrent ensuite, sur les îles et les côtes du monde, les rafles d'hommes par les « tanks de mer » dardant leurs tentacules extensibles. Ainsi l'homme apprit-il qu'il avait à la fin trouvé un adversaire à sa taille.

     Lui qui ne se connaissait plus d'ennemi « valable » que lui-même, lui qui aimait gaspiller en échanges fratricides de calamités fabriquées, les forces qu'il aurait pu mobiliser contre la seule Nature, pourrait-il se défendre contre la seule Nature, pourrait-il se défendre contre ces conquérants auxquels, sur notre globe, nos mers mêmes servaient de « cinquième colonne » ?

     L'homme ne devait, somme toute, sa suprématie qu'à ses défauts autant qu'à ses qualités, à sa combativité autant qu'à son génie. Eh bien, l'heure était venue pour lui de le prouver une fois de plus. Quelle que pût être l'issue de cette lutte pour la survie de l'espèce !"


On ressent bien la petite leçon à cette humanité subissant la Guerre Froide, comme si un châtiment divin devait la remettre sur le droit chemin. Wyndham lui même évoque cette tournure d'esprit, mais sans y prêter plus d'importance.

Le roman paraîtra de nouveau en 1973, numéro 165 de la collection Présence du futur chez Denoël. Voici ce qu'en disait le 4ème de couverture :

"D'où viennent ces étranges globes de feu 

qui descendent lentement vers la terre

pour aller éclater dans la mer

et provoquer d'horribles catastrophes ?

Bientôt, parmi les hommes,

c'est la grande peur :

après avoir fait couler des bateaux,

les globes de feu s'attaquent maintenant...

aux continents.

Que faut-il faire pour lutter efficacement

contre ces terribles conquérants ?"

On reconnait bien le style "punchline" des Présence du futur de l'époque. Ici, le péril se pose moins en châtiment moral qu'en fléau mystérieux.

L'édition de 1984 (que nous vous proposons ici en format numérique) propose plus prosaïquement ceci :

Au cours d'une paisible croisière, deux journalistes anglais sont témoins d'un inquiétant phénomène : cinq globes rouges traversent le ciel puis lentement s'enfoncent dans l'océan.

Dès leur retour, leur premier souci est de diffuser cette information sur les ondes mais ils ne réussissent qu'à se faire passer pour des plaisantins.

Pourtant, peu après, il faudra se rendre à l'évidence :

des êtres venus d'ailleurs cherchent à remodeler la Terre à leur convenance pour favoriser une invasion silencieuse et impitoyable que rien ne semble pouvoir endiguer.

L'auteur

John Wyndham est l'un des nombreux pseudonymes de l'écrivain anglais John Wyndham Parkes Lucas Beynon Harris (1903-1969). C'est dans les années 30 qu'il commence à publier de la science-fiction, mais sa carrière longue et prolifique prend un tournant décisif à partir de 1950, lorsqu'il dessine, avec Les Trifides (1951),  Le péril vient de la mer (1953), Les Coucous de Midwich (1957) les grandes lignes du "récit post-catastrophique."

Dans le Fiction n°58 de Septembre 1958, on pourra lire la recension suivante, signée Alain Dorémieux :

LE PÉRIL VIENT DE LA MER

(The kraken wakes), par John Wyndham (Gallimard, « Rayon Fantastique »)

Il faut lire le remarquable roman de John Wyndham, pour voir ce qu'un écrivain intelligent et en pleine possession de son métier peut faire avec un thème de science-fiction somme toute banal. Contrairement à la plupart de ses confrères, Wyndham considère un roman de science-fiction avant tout comme un roman, c'est-à-dire comme une œuvre littéraire, et non comme un simple support d'idées. C'est précisément parce que la science-fiction oublie trop souvent d'être une littérature que ce trait mérite d'être signalé.

Ce qui écarte en effet beaucoup de lecteurs cultivés (ou se prétendant tels) de la SF, c'est que, il faut bien le dire, la plupart des œuvres du genre, même si elles sont intéressantes, sont plus médiocrement écrites que la moyenne de la production romanesque en d'autres domaines. Certes, la science-fiction se rachète sur le plan des idées, et on trouve par contre plus de richesse intellectuelle dans presque toute œuvre de SF que dans un roman de type courant. Mais à quoi sert d'avoir des idées si c'est pour mal les exprimer, si la technicité ne sait pas s'enrober de poésie et si l'imagination scientifique est impuissante à quitter le domaine de l'abstraction ? En résumé, je crois que le problème pour la science-fiction, maintenant qu'elle s'est forgé un matériau et des moules où couler ce dernier, est de recruter des artisans qui sachent aussi être des artistes.

Cette voie, il existe déjà des auteurs qui nous la montrent. Le mois dernier, un article dans « Fiction » rendait hommage à juste titre à un Arthur Clarke, dont la supériorité sur les Van Vogt ou les Asimov est simple mais primordiale : il sait écrire. Il n'est d'ailleurs (heureusement) pas tout à fait le seul.

Sans doute Wyndham est-il moins important que Clarke ; il a surtout beaucoup moins d'imagination. Mais il supplée à cette carence par une rigueur exemplaire dans la conduite de son sujet, un bonheur d'expression constant dans l'évocation réaliste d'une situation extraordinaire, qui finissent par passionner tout autant que les brillantes trouvailles imaginatives dont d'autres seraient prodigues.

Comme « Révolte des Triffides » qui parut il y a deux ans dans une version abrégée au Fleuve Noir, « Le péril vient de la mer » raconte l'histoire d'une invasion de la Terre – sujet maintenant conventionnel entre tous. Et comme dans ce précédent roman, tous les événements sont décrits dans une optique strictement individuelle, par un témoin lucide et objectif, l'accent étant porté beaucoup moins sur ces événements en eux-mêmes que sur les réactions et les répercussions engendrées par eux. 

Le roman prend ainsi une allure de reportage sur le vif, à l'accent d'autant plus authentique que l'histoire pourrait se dérouler de nos jours, que ce monde et cette société sont bien les nôtres.

Wyndham lui-même a précisé en ces termes sa conception de la littérature de science-fiction : « Je pense qu'il existe de nombreux lecteurs qui goûtent des projections dans l'imaginaire correctement exécutées, mais que rebute un certain exhibitionnisme scientifique. J'ai donc tâché d'être moins explicite et plus implicite, de considérer les choses qui pourraient arriver, non aux habitants d'Uranus mais à nous-mêmes et à nos amis (avec une acception très large accordée au mot « pourraient »), tout en partant du principe que le lecteur cherche davantage à se distraire qu'à potasser un examen de physique. »

J'ajouterai que cette position ne vaudrait rien, à mon sens, si le résultat ne montrait la merveilleuse faculté qu'a Wyndham de passer l'imaginaire au crible de la réalité. Je ne goûte, en effet, que modérément la science-fiction dite réaliste, formule qui ne sert souvent qu'à masquer la pauvreté et le vide. C'est pourquoi je me plais à souligner ce que la réussite de Wyndham me semble avoir d'exemplaire.

En fait, s'il fallait trouver une parenté à Wyndham, ce serait plutôt du côté de Wells que des science-fictionnistes modernes qu'il faudrait la chercher. « Le péril vient de la mer » rappelle souvent, par le ton et par l'optique, « La guerre des mondes ». Wyndham est d'ailleurs le premier à le noter, puisqu'il déclare avoir été influencé de façon décisive dans sa carrière par H. G. Wells et « La guerre des mondes » en particulier. 

Selon certains fanatiques de la SF, ce serait là la marque d'une inexcusable faiblesse, l'œuvre de Wyndham relevant d'un genre nettement démodé, voire dépassé. À cela je répondrai qu'il vaut mieux, aujourd'hui, écrire comme écrivait Wells en 1892 que comme le font beaucoup d'auteurs américains de SF en 1958.

Je ne pense pas que cela soit probant, mais je crois bon de souligner que, comme Wells et comme Clarke précisément, Wyndham est anglais. Cela se sent notamment dans un goût du détail et une minutie caractéristiques. Qu'il en résulte une certaine lenteur, je ne le nie pas, mais ce défaut britannique est à mes yeux moins grave que celui qui consiste à écrire comme avec ses pieds.

A. D.

La réédition en 1973 chez Denoël donnera lieu dans le Fiction n°236 (Août 1973) à une plus laconique critique de Serge-André Bertrand :

"Encore une réédition d’un « Rayon Fantastique » de 1958, dans une traduction nouvelle et probablement plus complète (mais, n’ayant pas l’ancienne sous les yeux, je ne peux l’affirmer). Mort aujourd’hui, Wyndham est un auteur qui reste un peu méconnu dans notre pays. Il représente pourtant, avec sa minutie, son réalisme teinté d’humour, son goût pour les cataclysmes « en douceur », un moment important de la science-fiction britannique. Il a ouvert la voie au Ballard de The drowned world et de The drought, ce qui n’est pas une mince référence. Le péril vient de la mer est l’un de ses plus beaux romans et, vingt ans après sa rédaction, il tient magnifiquement le coup."


Quelques extraits du ce roman, usant d'un style réaliste et pseudo-journalistique, sauront sans doute séduire le lectorat. Dans un premier temps, ce roman daté de 1953 dans sa version originale ne laissera pas d'évoquer nos problématiques actuelles liées au changement climatique. Inévitablement, il y est question d'écologie, mais ce terme était encore très nouveau (on a même pu lire dans les anciens numéros de Fiction une référence à l'oecologie - qui est son ancienne acception). 

"(...) l’on renonce pour l’instant aux bombes atomiques. On ne peut les utiliser que dans des endroits très écartés, et, même ainsi, la radioactivité se propage largement. Ils tuent une énorme quantité de poissons sans la moindre utilité, et en rendent davantage encore radioactifs. Les experts des pêcheries, des deux côtés de l’Atlantique, ont fait un foin terrible, en disant que les bombardements avaient empêché certains bancs de poissons de parvenir en temps voulu aux endroits prévus. Ils ont accusé les bombes de bouleverser l’écologie – Dieu sait ce que c’est – et de troubler les migrations régulières. Quelques-uns déclarent bien qu’il n’y a pas suffisamment de données pour affirmer que les bombes en sont à l’origine, mais que néanmoins il y a une cause, et que cela peut avoir un retentissement sérieux sur le ravitaillement. En conséquence, personne ne pouvant dire ce que l’on attendait au juste de ces bombes, et leur seul effet consistant à tuer ou à affoler des quantités de poissons, elles ne sont guère en faveur pour l’instant."

Les protagoniste principaux du Péril vient de la mer sont un couple de journalistes travaillant pour le concurrent direct de la BBC (la EBC). Mike et Phyllis Watson (exaspérés par les sempiternelles allusions gratuites à Sherlock Holmes dont on ne cesse de les abreuver) sont ainsi très souvent en dialogue, ce qui rythme les phases de réflexions du récit et dynamise le propos par des élans parfois polémiques. Ils sont quoi qu'il en soit de très attachants personnages.

" (...) on dirait brusquement qu’on entre dans une nouvelle catégorie… Ce gros paquebot plein de types comme tout le monde, inoffensifs, de femmes, d’enfants en train de dormir paisiblement, nettoyé ainsi, en quelques secondes, au milieu de la nuit ! Cela relève pour ainsi dire d’une autre sorte d’événement. Tu comprends ce que je veux dire ? Les marins prennent toujours des risques dans leur métier ; mais les passagers de ce paquebot n’avaient rien à y voir. J’ai l’impression que ces choses d’en bas, ce n’était qu’une hypothèse intéressante à laquelle je croyais à peine, et que, tout d’un coup, elles ont acquis une affreuse réalité. Je n’aime pas ça, Mike. Brusquement, je me suis mise à avoir peur. Je ne comprends pas tout à fait pourquoi. »

  Je me suis levé et l’ai entourée de mon bras.

  « Je sais ce que tu veux dire. Je crois que ton sentiment est logique… il ne faut pas nous laisser abattre. »

  Elle a détourné les yeux vers moi.

  « Pourquoi logique ? a-t-elle demandé, intriguée.

  — Parce qu’il fait partie de l’évolution que nous subissons : c’est la réaction instinctive. L’idée d’une intelligence étrangère dans cette histoire nous est intolérable, nous sommes contraints de la haïr et de la redouter. Nous ne pouvons faire autrement… Même notre propre intelligence, lorsqu’elle déraille un peu, chez les ivrognes et chez les dingos, nous inspire des craintes assez peu rationnelles.

  — Tu veux dire que cela ne me ferait pas la même impression si je savais que c’était l’œuvre, mettons des Chinois ?

  — Tu ne crois pas ?

  — Je n’en suis pas sûre.

  — Eh bien, quant à moi, je peux dire que j’étoufferais d’indignation. À la nouvelle de ce coup bas, j’aurais au moins une vague lueur du « qui, comment, pourquoi », pour me guider. Dans le cas présent, je n’ai qu’une idée très nébuleuse de « qui », je ne sais pas « comment », et quant au « pourquoi », j’ai un pressentiment qui me glace d’horreur, si tu veux tout savoir. »

  Elle a posé sa main sur la mienne.

  « Je suis heureuse que tu me le dises, Mike ; je me sentais bien seule hier.

  — Mes airs protecteurs ne sont pas destinés à te faire illusion, mon amour. Ils sont destinés à me tromper moi-même. »

  Elle a réfléchi.

  « Il faut que je me souvienne, a-t-elle fait d’un air gros de sous-entendus, que je ne suis pas encore sûre d’avoir compris. » "

On pourrait imaginer beaucoup de gravité à la lecture de ces extraits et du sujet proprement dit du récit. Mais n'oublions pas que John Wyndham est anglais, ce qui le dote de façon quasi instinctive d'une culture humoristique solide et so british ! En témoigne cet extrait qui décrit avec délectation les avanies diplomatiques de cette période de Guerre Froide :

" Tout le monde était tombé d’accord sur le point qu’une arme du genre torpille, conçue pour servir d’escorte sous-marine aux bateaux, pourrait avantageusement parer aux attaques du type mines. On avait mis aux voix une proposition réclamant la mise en commun de tous les renseignements capables de faciliter la construction d’une telle arme.

  La délégation russe a soulevé des objections. Les projectiles téléguidés, faisait-elle observer, étaient, bien entendu, une invention des Russes ; qui plus est, les savants russes, pleins de zèle dans leur lutte pour la paix, avaient réalisé dans ce domaine des progrès bien supérieurs à ceux de la science occidentale opprimée par les capitalistes. On ne pouvait guère s’attendre que les Soviets fissent cadeau de leurs découvertes aux fauteurs de guerre.

  Le porte-parole de l’Ouest a répondu que, tout en respectant l’ardeur de la lutte pour la paix et la ferveur avec laquelle celle-ci était poursuivie dans chaque branche de la science soviétique, excepté, naturellement, la biologie, l’Ouest rappelait aux Soviets que cette conférence rassemblait des peuples que menaçait un commun péril et qui avaient résolu de l’affronter en coopérant.

  Le chef de la délégation russe a répondu avec franchise qu’il doutait fort, au cas où l’Ouest se serait trouvé en possession des moyens de contrôler par radio un projectile submergé, tels que les avaient découverts les ingénieurs russes, que l’Ouest se souciât de partager une telle connaissance avec le peuple soviétique.

  Le porte-parole de l’Ouest a assuré le représentant des Soviets que, puisque l’Ouest avait réuni cette conférence dans un but de coopération, il jugeait de son devoir de déclarer qu’en fait il avait réalisé ces moyens de contrôle auxquels le délégué soviétique avait fait allusion.

  À la suite d’une consultation hâtive, le délégué russe a annoncé que, s’il croyait à la vérité de cette prétention, il devrait également estimer qu’elle n’avait pu se réaliser que grâce à des mercenaires capitalistes qui avaient volé l’œuvre des savants soviétiques. Et, puisque ni une prétention mensongère ni l’aveu d’un espionnage couronné de succès ne prouvaient le désintéressement dont s’était targuée la conférence, il ne restait à sa délégation d’autre parti à prendre que celui de se retirer."

Alain Dorémieux ne s'y trompait pas quand il  évoquait la parenté de Wyndham avec H.G. Wells. Il faut dire que le style n'en est pas pour autant vieillot, car il repose bien souvent sur une mise en dialogue - un peu comme chez Asimov mais de façon moins artificielle cependant - ce qui rend vivant la grande perplexité et la sidération où se retrouve plongée l'humanité. Mais surtout, Wyndham profite au passage de sa position d'écrivain pour se faire passeur littéraire, et c'est bien là toute la moralité de son récit : l'humanité ne pourra se sortir de l'impasse des bouleversements climatiques qu'en tolérant de transformer ses modèles tout en conservant le désir de transmettre le savoir et la culture.

" Un jour, nous sommes allés à pied jusqu’à Trafalgar Square. C’était la marée montante, et l’eau atteignait presque le haut des murs au nord, au-dessous de la National Gallery. Nous nous sommes accoudés à la balustrade pour regarder l’eau qui baignait les lions de Landseer, en nous demandant ce que Nelson pouvait bien penser du spectacle que sa statue contemplait désormais.

  Juste à nos pieds, l’eau se frangeait d’écume et charriait une collection d’épaves d’une surprenante variété. Plus loin, fontaines, réverbères, feux de la circulation et statues émergeaient çà et là. Du côté opposé, vers ce que nous pouvions encore apercevoir de Whitehall, la surface de l’eau était lisse comme celle d’un canal. Quelques arbres se dressaient encore, chargés de moineaux pépiants. Les étourneaux n’avaient pas encore déserté l’église de Saint-Martin, mais les pigeons étaient tous partis, et les mouettes les remplaçaient sur nombre de leurs perchoirs habituels. Nous avons contemplé le tableau et écouté le clapotis des vagues sans rien dire pendant quelques minutes. Puis j’ai demandé :

  « Est-ce qu’un type n’a pas dit naguère : « Ainsi prend fin le monde, sans fracas mais dans une plainte ? »

  Phyllis a eu l’air scandalisé :

  « Un type ! C’est T. S. Eliot !

  — Eh bien, on dirait qu’il était inspiré, ce jour-là.

  — C’est le rôle des poètes d’avoir des intuitions.

  — Hum ! Il se pourrait bien aussi que le rôle des poètes fût d’avoir suffisamment d’intuitions pour fournir une citation en n’importe quelle circonstance, mais peu importe. En cette occasion, rendons hommage à T. S. Eliot ; »

  Tout à coup Phyllis a déclaré :

  « Je pense que je viens de franchir un autre stade, Mike. Pendant très longtemps on aurait pu croire qu’il y aurait quelque chose à faire pour sauver le monde qui nous était familier, à condition de découvrir quoi. Mais bientôt je crois que je vais en arriver à me dire : « Bon, c’est fini. Quel parti pouvons-nous tirer de ce qui nous reste ? » Mais tout de même je pense que ça ne me vaut rien de venir dans des endroits pareils.

  — Il n’y a pas d’« endroits pareils ». Celui-ci compte… comptait parmi les uniques. Voilà le malheur. Et il est un peu plus que défunt, mais pas encore prêt pour le musée. Bientôt peut-être nous pourrons nous dire : « Hélas ! Toute notre pompe de naguère a rejoint Tyr et Ninive »… Bientôt, mais pas encore tout à fait.

  — Tu parais être en excellents termes, contrairement à ton habitude, avec les muses des autres aujourd’hui. De qui était-ce ?

  — Eh bien, je ne suis pas certain que tu le classes parmi les muses… C’était de Kipling.

  — Oh ! pauvre Kipling. Bien sûr qu’il avait une muse, et sans doute jouait-elle bigrement bien au hockey, par-dessus le marché.

  — Mauvaise langue ! En tout cas, rendons également hommage à M. Kipling. » "



Pour terminer, nous ne pouvons que nous incliner devant la très pertinente analyse que Denis Guiot a produite à l'occasion de la parution du Livre d'Or consacré à John Wyndham, en 1987, chez Presses Pocket.

PRÉFACE de Denis GUIOT

VIVRE OU SURVIVRE

(Pour Orlane et Rémi)

« Après tout, nous sommes arrivés aux limités de notre progression évolutive, et cela depuis un certain temps et, à moins de végéter, il nous faut trouver le moyen de les franchir. »

(John Wyndham, Les Coucous de Midwich)

Question de langage

1951, l’année des Triffides. L’année de la notoriété – non parce que John Wyndham Parkes Lucas Beynon Harris a à nouveau changé de nom de plume (John Wyndham est sa cinquième signature en vingt ans d’écriture), mais parce qu’il a réfléchi, pendant les heures sombres de l’après-guerre où ses nouvelles ne se vendaient plus, aux limites des genres littéraires et aux moyens de les reculer.

En tant que genre parfaitement codé, la science-fiction des années trente utilisait toute une quincaillerie thématique (robots, fusées, bug-eyed monsters, voyages dans le temps, etc.) aisément identifiable par le fan moyen. John Beynon Harris débuta sous son véritable nom en 1931 dans Wonder Stories avec Le Troc des mondes (nos très lointains descendants nous forcent à échanger leur Terre tout usée contre la nôtre, encore en bon état), poursuivit avec Opération Vénus (les effets de l’environnement vénusien sur les colons qui occupent la planète), La Machine perdue (égaré sur la Terre, un robot extraterrestre finit par se suicider, car il est seul de son espèce), Passagère clandestine pour Mars (la découverte sur la planète rouge d’une civilisation à son déclin, qui a passé le flambeau de l’Évolution aux machines), autant de récits qui se pliaient aux règles en vigueur du genre tout en restant très personnels – et en laissant leur auteur libre de critiquer, dès le début de sa carrière, la « recherche du sensationnel » dans les magazines auxquels il collabore : « Pour trouver un public anglais à la scientifiction, explique-t-il dans la revue du même nom, je pense qu’il est nécessaire de retrouver un peu de cette simplicité première et de cette qualité convaincante qui semble avoir disparu de la production américaine [Scientifiction, avril 1937.]. » Le space-opera (qu’il baptisait « cosmic wild west stuff »), avec ses héros de l’espace et ses civilisations intergalactiques, avait le don de le faire sortir de sa réserve, pourtant toute britannique. Et lorsque, sous le nom de John Beynon qu’il utilisait pour sa production anglaise de l’époque, il en écrivit un, Passagère clandestine pour Mars, il ne se priva pas d’ironiser sur les conventions du genre. Voici par exemple comment est décrite la découverte de la passagère clandestine dans le coffre aux cartes de la fusée Gloria Mundi, en route pour Mars :

« Bon Dieu ! C’est une femme, dit-il d’un ton extrêmement hostile.

— Par exemple ! fit calmement Froud, tout à fait comme dans les films, hein ! C’est drôle tout de même comme ces choses-là se produisent. »

Et d’ajouter quelques pages plus loin :

« Voici du Romanesque avec un R majuscule. (…) L’apparition inattendue de toute jeune fille est toujours du romanesque » (p. 67-73).

La narration du voyage prend à contre-pied toute la tradition pulp « Nous nous sommes surtout intéressés, ici, au côté anecdotique, aux faits et gestes des personnages. (…) Mais si vous êtes tenté de vous dire : « Il me semble que ces gens ont beaucoup bavardé (chose qui pouvait être faite n’importe où) sans paraître se rendre compte qu’ils étaient les héros de l’un des événements les plus grands de l’histoire », permettez-moi de vous faire remarquer que si un voyage dans l’espace représente, par anticipation et rétrospectivement, une palpitante aventure, il est, m’a-t-on assuré, extrêmement fastidieux en soi-même » (p. 133-134).

Quant à la conclusion de l’aventure, laissons-la au journaliste Froud : « J’ai déjà eu des déceptions dans ma carrière, effectué des reportages qui ne valaient pas le dérangement. Mais de tous les fiascos que j’ai connus, celui-ci est bien le pire. Nous arrivons ici, nous sommes traqués par des machines loufoques, et renvoyés chez nous, par d’autres machines, un peu moins loufoques. Nous ne savons pas comment elles fonctionnent, ni qui les a faites. En bref, nous n’en connaissons rien, pas le premier bon sang de mot, et toute cette excursion est un défi au bon sens. (…) Si on appelle cela de l’exploration interplanétaire, parlez-moi donc d’archéologie… » (p. 243). En somme (et bien que le lecteur en sache plus que ce pauvre Froud) un authentique anti-space-opera [Sans être un chef-d’œuvre, ce roman mérite nettement mieux que l’assassinat en bonne et due forme perpétré par un certain M.T. dans les colonnes du n° 199 de Fiction, à l’occasion de la présentation de la nouvelle Le Règne des fourmis : « John Beynon se rend bientôt tristement célèbre en écrivant un des romans les plus lamentables que nous ayons eu l’horreur de lire : Passagère clandestine pour Mars, que le Rayon Fantastique à ses débuts s’est fait une joie de traduire. »] !

Ce qui intéresse, en fait, l’homme qui allait s’appeler John Wyndham, c’est la « fiction raisonnée » fondée sur la proposition : Qu’arriverait-il si…, le bouleversement de l’univers familier, l’analyse des situations de crise. « Plus l’histoire que j’ai à raconter est impossible, plus commun doit être le décor où je la place [H.-G. Wells, Une tentative d’autobiographie (Gallimard).]. » Non, ces lignes ne sont pas de l’auteur des Triffides, mais de H.G. Wells, que Harris lut très jeune et qui le marqua très profondément. « Dans toutes les histoires de ce genre, écrit Wells, l’intérêt vivant se trouve dans leurs éléments non fantastiques, et non pas dans l’invention elle-même (…). L’élément fantastique, la propriété étrange ou le monde étrange ne sert qu’à faire ressortir et intensifier nos réactions naturelles d’étonnement, de peur ou de perplexité (…). Ce qui rend ces inventions intéressantes, c’est leur traduction en termes ordinaires, et la stricte exclusion d’autres miracles de l’histoire (…). Pour que le lecteur puisse bien jouer le jeu, il faut que l’auteur de l’histoire fantastique l’aide de toutes les façons possibles et discrètes à domestiquer l’hypothèse impossible (…). Dès que l’hypothèse a été lancée, tout l’intérêt réside dans le regard jeté sur les sentiments humains et sur les façons de faire humaines, à partir du nouveau point de vue acquis [H.-G. Wells, préface à Sept romans célèbres de H.-G. Wells (Gollancz, 1934), traduit par Nelly Stephane dans les nos 681-682 de la revue Europe consacrés à Wells et Rosny Aîné.]. »

L’esthétique de la science-fiction véhiculée par les pulps et le fandom ne pouvait qu’irriter cet admirateur de Wells, le gêner dans sa créativité. La cassure de la guerre l’oblige à reconsidérer son ancienne manière d’écrire. Il lui faut dégraisser la science-fiction de son encombrant bric-à-brac thématique pour adolescents attardés, de ses belles princesses martiennes à la Burroughs, et de son puéril emballage pseudo-technologique gernsbackien, délaisser la pure idée desséchante au profit de l’humain, célébrer les noces du spéculatif et du psychologique. Pour survivre en tant qu’écrivain, il doit impérativement sortir, non de la science-fiction, mais des conventions du genre, afin de s’adresser, non plus à une poignée de fans, mais à un lectorat infiniment plus large qui ne s’attacherait plus de manière sourcilleuse au contenant mais adhérerait émotionnellement au contenu – un public issu de la middle-class et qui, malgré sa méfiance instinctive pour les « billevesées » de la S.-F., se retrouverait dans des histoires de crises racontées avec un souci minutieux du réalisme et de rares qualités d’observation. Question de langage, de communication. Dans Les Triffides, le narrateur s’étonne que son compagnon, Wilfred Cocker, s’exprime de manière différente suivant ses interlocuteurs et celui-ci répond : « Il y a des tas de gens qui ne comprennent pas que, si vous voulez qu’un homme vous prenne au sérieux, il faut que vous lui parliez dans son propre langage. Si votre langage est vulgaire et que vous citiez Shelley, il vous prendra pour un singe savant mais il ne prêtera aucune intention à ce que vous dites. Il vous faudrait pour cela parler la langue à laquelle il est accoutumé. Et l’inverse est également vrai » (p. 166).

Ainsi est né John Wyndham, au lendemain des années de guerre, de l’abandon du langage vulgaire du fan pour celui, respectable, de la middle-class britannique, son langage maternel.


Flash-back

Mais reprenons tout depuis le début. Knowle, petit village du Warwickshire (Angleterre). Le 10 juillet 1903, naît John Wyndham Parkes Lucas Beynon Harris, fils de George Beynon Harris, avocat originaire du Pays de Galles, et de Gertrude Parkes, sans profession. Deux ans après, John hérite d’un petit frère, Vivian. Mais le cocon familial se disloque en 1911 à la suite de la séparation des parents. John est confié à sa mère, et son enfance est marquée par de fréquents changements de résidences et d’écoles.

À dix-huit ans, il se découvre une vocation pour l’agriculture et les sciences naturelles, se passionne pour les lois de l’évolution, travaille dans une ferme, puis tente de suivre des cours de droit afin de reprendre la profession paternelle. Il échoue aux examens d’entrée à Oxford et atterrit… dans la publicité. En 1929, après avoir écrit sans grand succès quelques histoires de suspense et de surnaturel plus ou moins inspirées de Wells, il rencontre la science-fiction dans un numéro d’Amazing Stories et décide de s’y consacrer, ce qui implique de partir à la conquête des magazines américains puisqu’à l’époque il n’existe aucun magazine anglais.

La première apparition de John Beynon Harris dans le monde de la S.-F. est assez inattendue : il remporte en 1930 le concours lancé par la nouvelle revue d’Hugo Gernsback, Air Wonder Stories, qui est à la recherche d’un slogan. Future Flying Fiction, cela sonne bien et rapporte cent dollars à son auteur, mais n’aide guère le magazine, qui fusionne presque aussitôt avec Wonder Stories, un autre produit Gernsback. Un an plus tard, en 1931, dans le même Wonder Stories, paraît Le Troc des mondes. La nouvelle (qui ouvre ce Livre d’Or) plaît, mais suscite une violente controverse dans le courrier des lecteurs car certains fans découvrent des vices de forme dans le paradoxe temporel et les dénoncent avec virulence… sans se rendre compte que le véritable sujet du récit, très wellsien, est l’évolution de l’espèce humaine ! La notion d’évolution est à nouveau présente dans l’histoire de La Machine perdue incapable de s’adapter à son nouvel environnement (Amazing Stories, 1932). Les lecteurs sont enthousiastes : en prêtant des sentiments humains à un robot, on renouvelait le thème. Désormais la carrière de John Beynon Harris est bien lancée et son nom apparaît régulièrement au sommaire de Wonder Stories (mais The Cathedral Crypt, nouvelle fantastique, paraît dans Marvel Tales).

En 1935, il passe au roman avec The Secret People qui paraît en feuilleton dans la revue anglaise The Passing Show (une civilisation perdue vivant dans des cavernes situées sous le Sahara est menacée par un gigantesque projet d’irrigation du désert) et un roman policier, Foul Play Suspected. L’année suivante, toujours en feuilleton dans The Passing Show, sort Passagère clandestine pour Mars, que l’éditeur Newnes reprendra peu de temps après en édition reliée, tout comme The Secret People.

Le marché anglais est alors en pleine expansion. Délaissant les revues américaines, Harris se lance dans l’aventure sous le nom de John Beynon. Au cours de l’hiver 1937, Walter Gillings (un des fondateurs du fandom anglais) lance Tales of Wonder, le premier véritable magazine britannique de science-fiction. John Beynon sera présent à presque tous les sommaires, soit avec des nouvelles inédites, soit avec des reprises de ses premiers textes parus dans Wonder Stories. L’éphémère Fantasy aussi l’accueillera aussi régulièrement dans ses trois numéros d’existence (et même deux fois dans le numéro de juin 1939, sous deux pseudonymes différents !).

La supériorité de Beynon sur les autres écrivains anglais du genre est incontestable lorsque la guerre éclate, apocalypse engendrée par la folie humaine. De 1940 à 1942, il travaille à l’Office d’État de la Censure, puis il est affecté au Royal Signal Corps (service des transmissions) avant de participer au débarquement en Normandie. Pendant ces années noires sur lesquelles plane l’ombre de la destruction de l’Angleterre et de la civilisation, le nom de Beynon n’apparaît guère qu’une fois dans les magazines spécialisés, avec une de ses plus belles nouvelles, il est vrai : Météore. Fuyant leur monde devenu stérile, Onns et les siens débarquent sur la Terre. Pas avec des idées de conquête, oh non ! « Nous devons garder présente à l’esprit cette pensée qu’il serait atroce de frustrer une forme de vie, même étrangère à la nôtre, de sa propre planète. Si nous trouvons de tels êtres, notre tâche doit être de les enseigner, d’apprendre, de coopérer avec eux » (p. 54). Mais l’expédition est rapidement décimée par des « monstres énormes ». Onns se lamente : « Dieu fasse qu’au-delà des tunnels, ce monde de cauchemar retrouve un semblant de bon sens… Est-ce si terrible, ce que nous demandons ? Simplement de vivre, de travailler, de construire, dans la paix ? » (p. 62). Rien n’y fait et les extraterrestres sont détruits jusqu’au dernier par… un nuage d’insecticide, car nos malheureux visiteurs ne sont pas plus grands que des insectes et en ont même l’apparence. Sans la faculté de communiquer, les rapports entre espèces sont réduits à une lutte aveugle et seule survit celle qui est la plus adaptée à son environnement.

L’après-guerre et ses années de doute. Le monde a changé. L’homme aussi. John Beynon ne se contente plus d’ironiser sur la S.-F. de pacotille et ses scories, il la rejette carrément. Il ne peut plus, ne sait plus écrire comme il le faisait dans les années trente, avec succès pourtant. Ses nouvelles (essentiellement fantastiques) sont refusées. L’avant-guerre est devenu pour lui un monde lointain, mort, inaccessible, mythique, comme la Terre d’avant la catastrophe dans Le Temps du repos (qu’il publie en 1949) avec « ses immenses cités où vivaient des millions d’hommes (…) ; les grands navires qui ressemblaient la nuit à des palais illuminés ; les machines qui se déplaçaient sur le sol à des vitesses incroyables et celles qui volaient dans les airs, plus rapides encore ; les voix qui pouvaient atteindre l’autre extrémité de la Terre, et quantité d’autres merveilles ». Bloqué à jamais sur Mars, Bert, le colon terrien, s’emporte : « Le futur ! Quel futur y a-t-il sur Mars ? C’est une planète sénile, mourante. On y attend la mort avec elle. » Et Annika, la vieille Martienne, de répondre doucement : « La Terre n’avait-elle pas, elle aussi, commencé à mourir dès le premier refroidissement ? Pourtant, elle valait la peine d’y construire des cités, d’y faire naître des civilisations, n’est-ce pas ? » (p. 41).

Comme s’il suivait les conseils de la vieille Annika, John Beynon redémarra une nouvelle carrière. Petit à petit, le spectre de l’impuissance littéraire s’éloigne. Adaptation (incluse dans ce volume), au titre prémonitoire, paraît la même année. Et quelques mois plus tard, les lecteurs d’Amazing Stories, dans le numéro de septembre 1950, découvrent un « nouvel auteur », John Wyndham. Une nouvelle, L’Ève éternelle, met à nouveau en scène des colons terriens bloqués sur une planète étrangère – Vénus cette fois – par suite de l’explosion de la Terre. Seule femme fertile de la colonie, Amanda se retrouve dépositaire de la survie de l’espèce. Mais la jeune femme refuse de jouer le rôle d’Ève, d’« être la prime que l’on se dispute (…), la vache que s’adjuge le taureau vainqueur ». Elle s’exile dans la forêt vénusienne et tire sur tout mâle passant à portée de fusil. Jusqu’au jour où elle en rate un, le soigne et, bien sûr, en tombe amoureuse.

« Mais, s’insurge Amanda, cela n’a absolument rien à voir avec mes devoirs envers la collectivité, la postérité, l’histoire, les obligations morales, l’instinct atavique de la survie de la race ni avec quoi que ce soit d’autre. La seule chose qui est en cause, c’est ma liberté de choix. C’est comme ça parce que telle est ma volonté.

— Ouais, répond placidement Maisie. Enfin, c’est ton affaire, ma caille, et tu dois savoir de quoi il retourne. Pourtant, je ne serais pas du tout étonnée si on me disait que, dans le temps, l’autre Ève s’est tenu exactement le même raisonnement… » L’amour ne serait donc que le mécanisme qui permet d’assurer la perpétuation de l’espèce et donc sa survie ?

La nouvelle Guerre des Mondes

Elle débute le 6 janvier 1951 dans les pages de Collier’s. Mais laissons la parole à Walter Gillings : « Plus d’une fois, en dépit de son professionnalisme, Wyndham fut prêt à tout abandonner. Ce fut après un désespérant plagiat, alors qu’il ne produisait que peu ou même pas du tout, qu’il me remit le manuscrit d’un long roman, m’assurant de son pessimisme quant à sa valeur. À l’époque – c’était en 1950, la S.-F. atteignait son apogée chez les éditeurs américains et les nouveaux romans se vendaient comme des petits pains – je travaillais pour Dick Wylie, l’agent new-yorkais. Je n’allai pas jusqu’à la fin du manuscrit. Arrivé à mi-chemin, j’en retins les droits, certain que de toute façon, cela se vendrait. Et en effet, cela se vendit… en moins de quelques semaines, Doubleday en publia trois éditions successives, après parution en feuilleton dans Collier’s. C’était The Day of the Triffids. (…) Une édition anglaise suivit et la seule réédition chez Penguin vendit plus de cent mille exemplaires. Alors, bien sûr, vinrent les adaptations radiophoniques et cinématographiques [Walter Gillings, in Cosmos (mai 1969), traduit dans One Shot no 1.]. »

À quelques rares exceptions près, l’humanité est aveuglée par le passage d’une comète. Profitant de cette catastrophe, les Triffides – des plantes tueuses capables de se déplacer – attaquent l’homme et, très vite, la balance penche en faveur des végétaux car ceux-ci « sont adaptés à une existence sans vision, alors que nous ne le sommes pas ». L’équilibre du monde est chose précaire. Il dépend ici de l’existence d’un sens fragile, la vue, ailleurs de la légère pression d’un doigt sur un bouton rouge. Mais comment croire que le monde qui nous entoure, ce monde sûr et certain, puisse disparaître du jour au lendemain ? « Ce doit être, pensai-je, une des illusions les plus persistantes et les plus consolatrices de la race que de croire que “ça ne peut pas arriver ici”, et que ce petit coin bien à nous, dans l’espace et dans le temps, est hors d’atteinte des cataclysmes. Et voilà que ça advenait ici » (p. 89). Penché à la fenêtre, le narrateur – épargné par la comète – assiste à l’agonie de Londres envahie par les Triffides, avant de fuir la ville en compagnie de quelques autres rescapés. « Mon père m’avait un jour raconté qu’avant la guerre contre Hitler il avait pris l’habitude de faire le tour de Londres, les yeux plus grands ouverts que jamais, pour admirer des bâtiments qu’il n’avait jamais remarqués auparavant et leur dire adieu. J’éprouvais le même sentiment. Mais c’était pire. Beaucoup de gens avaient survécu à la guerre, mais ils avaient maintenant affaire à un ennemi qui ne les laisserait pas survivre » (p. 88).

Les Triffides plongent leurs racines littéraires dans La Guerre des Mondes de Wells et leurs autres racines dans le récent traumatisme nazi, le sentiment d’insularité anglais tout imprégné de masochisme (comme on le verra dans Les Coucous de Midwich, la hantise de l’invasion repose sur un fantasme de viol) et la tradition millénariste occidentale. Produite par des époques de confusion et de convulsions où l’homme est impuissant à maîtriser son propre destin, l’apocalypse annonce certes un monde meilleur, mais elle proclame d’abord et surtout la destruction de l’ancien. Invasions extraterrestres, catastrophes cosmiques, guerres nucléaires, tout est bon à l’auteur de science-fiction pour malmener l’humanité.

Placé dans un contexte de crise face à un rival implacable, l’homme doit faire preuve d’instinct de conservation. Pour cela, il faut oublier le passé, garder les yeux ouverts, ne pas attendre un nouveau plan Marshall. On peut refuser d’affronter la réalité, dire : « Ce doit être une sorte de rêve. Demain, ce jardin sera rempli de bruits. Les autobus rouges passeront là-bas, des foules de gens marcheront à pas précipités sur les trottoirs et les lumières nous éblouiront » (p. 113). Mais ces paroles ne ramèneront pas leurs auteurs en arrière. Aucune espèce n’est immortelle, aucune créature ne possède le privilège de dominer perpétuellement : les dinosaures l’ont appris à leurs dépens.

Placé dans un environnement revenu à la sauvagerie, le narrateur tente de se durcir : « Si tu ne luttes pas pour vivre ta propre vie en dépit de tout, tu ne pourras pas survivre. Seuls ceux qui seront assez durs pour s’en tenir à cette règle s’en sortiront » (p. 87). Les vieux préjugés n’ont plus cours, une nouvelle morale doit être élaborée en tenant compte de la nouvelle situation. Il ne s’agit pas de confondre force de caractère et refus de s’adapter. S’accrocher aux anciens standards de vie est suicidaire. Il n’y a plus de points de repère : « Nous devons avoir le courage moral de penser et de prévoir par nous-mêmes. » La morale classique, au service de l’individu, cède la place à une morale de l’espèce : « Nous devons examiner tout ce que nous aurons à faire avec dans l’esprit cette question : Est-ce un profit pour la survie de l’espèce ou bien un obstacle ? Si c’est un profit, nous devrons le faire, que ce soit ou non en conflit avec les idées dans lesquelles nous avons été élevés. Sinon, nous devrons éviter de le faire, même si cette omission doit jurer avec nos anciennes notions du devoir, et même de justice » (p. 123).

Autant de douloureux cas de conscience que Wyndham analyse avec réalisme, usant abondamment du débat contradictoire entre ses personnages pour étudier les problèmes sous tous leurs angles et en faire émerger une nouvelle éthique (« J’avais une sacrée faculté d’examiner les points de vue des deux côtés », fait-il dire au narrateur, p. 137). Passage à la limite, le roman-catastrophe fait craquer le vernis de la civilisation et ramène la vie à son niveau le plus primitif, celui de la survie.

Des Triffides à Chocky

Comme l’écrit Walter Gillings, « après Les Triffides, John Wyndham, pour autant que je sache, ne fut plus tourmenté par le mauvais sort (…). Jamais, depuis Wells qui fut toujours son modèle, il n’y eut d’écrivain de S.-F. anglais plus couronné de succès que lui [Walter Gillings, in Cosmos (mai 1969), traduit dans One Shot no 1.] ».

En 1952 paraît Le péril vient de la mer. Wyndham reprend exactement le même schéma que celui des Triffides, mais cette fois l’agression vient des profondeurs océanes, ce qui donne au roman une coloration curieusement lovecraftienne, qu’accentue le titre original choisi pour la publication en librairie, The Kraken Wakes. Par ailleurs, la profession des personnages principaux, Phyllis et Mike – reporters radiophoniques, donc témoins privilégiés plutôt que héros – permet à l’auteur de brosser la catastrophe à l’échelle mondiale et d’attaquer avec virulence les médias, plus soucieux de sensationnalisme ou de leur image de marque que d’efficacité réelle, et surtout les institutions politiques, préoccupées avant tout de leur propre sauvegarde plutôt que de celle de leurs électeurs.


Avec Les Chrysalides (1955), la menace ne vient plus de l’extérieur, elle s’incarne dans la chair de notre chair, nos propres enfants. La lointaine Tribulation (un conflit nucléaire majeur) a profondément affecté le patrimoine génétique de l’humanité. Celle-ci est devenue très pointilleuse en matière de conservation de l’espèce. Toute « Offense », c’est-à-dire tout individu déviant par rapport à la Norme, est considérée comme une manifestation du mal et doit être détruite, qu’elle soit végétale, animale… ou humaine. Car « le salut et dans la Pureté » et « la norme est l’image de Dieu » ! Découverts, David, le jeune narrateur, et d’autres télépathes comme lui doivent fuir la haine des villageois, de leurs parents même. Ils seront sauvés par un groupe de mutants parfaitement organisés et vivant très loin, en « Zélande », les Variants Supérieurs. Le roman dénonce avec vigueur la peur de la différence qui est à la base de tous les racismes. « Quand on est différent, les gens ordinaires ont peur de vous (…). Et plus on est bête, plus on croit que tout le monde devrait être pareil. Et quand on a peur, on devient cruel et on veut faire du mal aux gens différents », explique David à sa petite sœur Petra, condamnant sans ambiguïté le fanatisme des Norms (p. 193) ; mais il reconnaît que leur combat est logique du seul point de vue de la survie biologique de l’espèce, car il s’inscrit dans la Grande Roue de l’Économie Naturelle, même s’il est perdu d’avance puisqu’il n’y a pas de forme ultime à défendre, la seule place stable dans la nature étant « une place parmi les fossiles ».

Les coucous de Midwich (1957) reprend le thème des Chrysalides, mais en inverse le point de vue. Cette fois, le narrateur est du côté des dinosaures : c’est un habitant de Midwich dont la « suprématie » est menacée par la présence dans son village de ces enfants aux inquiétants yeux dorés. Grâce au film qu’en a tiré Wolf Rilla en 1960 (Le village des damnés), Les Coucous de Midwich est sans doute l’œuvre de Wyndham la plus connue. Dans la nuit du 26 au 27 septembre, le petit village de Midwich est isolé du reste du monde par un dôme invisible et tous ses habitants perdent conscience. Le lendemain, tout semble rentrer dans l’ordre, mais, quelque temps après, toutes les femmes découvrent qu’elles sont enceintes. Neuf mois plus tard, elles accouchent de trente garçons et de trente filles, de beaux enfants, certes, mais aux redoutables pouvoirs. D’où viennent-ils ? Quelle menace représentent-ils pour l’espèce humaine ?

Très tôt, Zellaby, un savant quelque peu excentrique, se rend compte que l’on a affaire à un cas de xénogénèse, c’est-à-dire que les femmes n’ont joué dans l’histoire qu’un rôle d’hôtesse, de mère porteuse. Les Enfants ont l’aspect du genre humain, mais ils n’en ont pas la nature. Ils sont une tout autre espèce vivante, et l’humanité se trouve bel et bien confrontée à une tentative d’invasion extraterrestre, même si nous sommes très éloignés des Martiens de Wells. Et à nouveau se pose le problème de la survie, car « les coucous sont des survivants très déterminés. Tellement déterminés qu’il n’y a qu’une seule chose à faire quand un nid en est infesté ». Seulement voilà, constate Zellaby, nous sommes des êtres civilisés, l’instinct de conservation va entrer en conflit avec nos principes moraux et, « comme la pauvre mère grive, nous allons nourrir et élever le monstre, et trahir notre propre espèce », (p. 123-124). Humanitarisme contre nécessité biologique, jusqu’au moment où le choix de la solution finale sera adopté.

Ses succès en librairie ne font pas délaisser la nouvelle à John Wyndham. De 1951 à 1954, il en écrira une bonne vingtaine – dont six ont été choisies pour ce Livre d’Or – tant pour les revues anglaises que pour les revues américaines, nouvelles souvent intimistes où l’humour (Indiscrets passe-temps de Pawley) voisine avec le sentiment (Ce rêve étrange et pénétrant), le fantastique (Abus de confiance), avec la S.-F. pure et dure (Péril rouge) ou allégorique (La Roue). Un premier recueil, d’inspiration fantastique, Jizzle, paraît en 1954, puis deux autres en 1956, Le Temps cassé et Tales of gooseflesh and laughter. 1956 est aussi l’année du Règne des fourmis, novella fameuse où la narratrice se réveille dans un monde où l’homme a complètement disparu et qui s’est adapté aux circonstances en développant des structures sociales calquées sur celles des fourmis. Hallucinations dues à la drogue ? Voyage dans le temps ?

Après une prépublication en 1958 dans New Worlds côté anglais et Fantastic côté américain, le cycle des aventures des membres successifs de la famille Troon est réuni en volume sous le titre The Outward Urge (La Saga des Troon, 1959 - non publié depuis sa parution dans le magazine "Au-delà du ciel" Nos 22 à 36 - de juillet 1959 à octobre 1960 - Note du PReFeG). Il s’agit d’une science-fiction technologique à la Clarke qui décrit les premiers pas de l’homme dans le système solaire, obsédé par « le chant des étoiles lointaines ». L’ambivalence de cette attirance quasi pathologique pour l’espace (« une sorte d’aspiration vers le haut et vers l’extérieur » doublée de l’« impression d’être une créature présomptueuse sortie de son élément naturel »), souligne l’ambiguïté de la nouvelle frontière, rêve de l’humanité mais aussi objectif militaire. Afin de ne pas désorienter ses lecteurs habituels avec ce récit de hard-science, Wyndham les prévient qu’il s’est fait assister, pour la partie technique, par un certain Lucas Parkes. Or Lucas Parkes n’est autre que… lui-même !

Nous arrivons au début des années 60. Wyndham ralentit sa production et adoucit sa thématique. Il abandonne les récits-catastrophes et les dures luttes darwiniennes pour des histoires nostalgiques au ton feutré qui ne sont pas sans rappeler Robert Young : ainsi nœud dans le temps et La Quête aléatoire, incluses dans son tout dernier recueil Consider her ways and others, et dont la deuxième clôt notre Livre d’Or.

Certes, L’Herbe à vivre (1960) pourrait être considéré comme un roman-catastrophe : quand, grâce à une substance tirée du lichen (l’antigérone), on multiplie par deux ou trois la durée moyenne de l’existence, il faut s’attendre à de sacrés bouleversements sociaux ! Et ce sont toujours des préoccupations « évolutionnaires » qui sous-tendent le livre : « En fait, dit Diane, ce que nous avons découvert votre père et moi est une nouvelle étape de l’évolution, une sorte d’évolution synthétique. Le seul progrès évolutionnaire accompli par l’homme en un million d’années. Cette découverte va changer toute l’histoire à venir. J’avais bien compris auparavant que si la vie n’était pas aussi courte, les gens verraient qu’il vaut la peine de faire un peu plus d’efforts pour améliorer ce monde » (p. 95). Mais le « struggle for Life » ne se déroulera pas entre espèces vivantes. C’est aux institutions que l’homme doit s’attaquer, car « elles sont le produit des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons et elles sont faites pour survivre à nos existences limitées en remplaçant continuellement les éléments usés » (p. 96). L’ennemi, ce n’est plus l’Autre, mais l’Institution : ce n’est plus le biologique qui régit le monde, mais le politique.

Autre révolution copernicienne dans la vie de l’écrivain : à soixante ans, John Wyndham épouse une institutrice en retraite, Grace Isabel Wilson. Dès lors, son nom n’apparaîtra plus que rarement. Il avait auparavant participé, en 1962, à Realm of Perhaps, un programme de la BBC, en compagnie de Ted Carnell, Kingsley Amis et Brian Aldiss. Puis une ou deux nouvelles de ci, de là, un ou deux articles sur la science-fiction où il défend ce qu’il nomme la « fiction raisonnée », et Chocky, l’histoire de Matthew, un enfant qui parle dans sa tête avec un extraterrestre. Chocky fut d’abord une nouvelle parue dans Amazing Stories (mars 63), puis (en 1968) un roman, émouvant point d’orgue de la carrière de John Wyndham. Car peu de temps après, le 11 mars 1969, disparaissait John Wyndham Parkes Lucas Beynon Harris.

Nature de la catastrophe 

[J’emprunte ce titre à la remarquable préface, signée Robert Louit, du Livre d’Or de Ballard, et plus précisément au chapitre consacré aux cataclysmes ballardiens.]

Un mois avant sa mort, la BBC adapte à la télévision La Quête aléatoire dans la série Out of the Unknown. À cette occasion, Wyndham publie dans le Radio Times un article incisif intitulé « La Science-fiction a-t-elle un avenir ? », où il fustige tour à tour le space-opera (infantile), la new-thing (prétentieuse) et la hard-science (ennuyeuse). « Son ironie sonnait souvent comme de l’intolérance, reconnaît Walter Gillings ; mais il était sincèrement convaincu que l’intrigue de base d’une histoire et la peinture des caractères étaient tout ce qui importait quelle que soit l’idée de base, qui pouvait même être très simple dans son essence [Walter Gillings, in Cosmos (mai 1969), traduit dans One Shot no 1.]. » Adoptant une démarche proche des sciences expérimentales – et qui caractérise tout à la fois la littérature conjecturale et un certain courant littéraire britannique imprégné de la pensée scientifique du XIXe siècle, – Wyndham développe l’hypothèse initiale jusqu’à ses extrêmes limites et observe ce qui se passe. Plantes qui marchent, coucous extraterrestres, qu’importe si l’idée de base est absurde ! N’en déplaise aux fans obtus qui n’avaient vu dans Le Troc des mondes qu’un paradoxe temporel boiteux, « l’élément fantastique wellsien » n’est là que pour servir de catalyseur à l’expérience ; il est délivré par l’auteur « exactement comme un imprimeur délivre le mot imprimé. Il n’a pas à croire ce qu’il écrit » (Wilfred Coker dans Les Triffides, p. 167). N’en déplaise aussi aux amateurs de « dogmatisme touffu et monotone », l’extravagance de la métaphore initiale n’est pas incompatible avec une réflexion pertinente et rigoureuse. Comme le signale malicieusement Zellaby dans Les Coucous de Midwich, « on doit faire une distinction entre le contenant et le contenu » ! Diana surenchérit dans L’Herbe à vivre : « Nous sommes au XXe siècle, il vaut ce qu’il vaut. Ce n’est pas l’âge de raison, ni même le XIXe siècle, c’est l’ère du boniment, l’époque des moyens détournés » (p. 101).

Qu’est-ce que la science-fiction sinon un moyen d’alerter les gens, de leur faire toucher du doigt certains problèmes ? L’auteur de science-fiction est un rêveur qui rêve un peu plus loin que le commun des mortels, un peu plus en couleurs aussi et qui, au petit matin, se souvient et veut faire partager son rêve. Dormir, rêver peut-être… Rêver, par exemple, que notre monde si familier peut basculer à tout moment dans l’horreur car « depuis le six août mil neuf cent quarante-cinq, la marge de survie s’est amenuisée d’une manière terrifiante » (Les Triffides, p. 119). Rêver aux dinosaures et aux futurs Seigneurs de la Terre : « Si l’on n’est pas aveuglé par sa propre indispensabilité, il faut bien admettre que, tout comme les rois de la création qui nous ont précédés, nous sommes appelés à être un jour remplacés. Cela pourra se produire de deux façons, soit par nous-mêmes, par autodestruction, soit par l’invasion d’une espèce que nous ne pourrons domestiquer faute de moyens techniques suffisants » (Les Coucous de Midwich, p. 190).

Que l’on ait affaire à des cataclysmes naturels, à la folie humaine ou à une agression extraterrestre, il n’y a pas lieu d’invoquer la Malédiction Divine ou le Châtiment Suprême – l’homme puni pour ses péchés d’orgueil et d’égoïsme – ni de verser dans la superstition. La catastrophe se contente d’interpeller l’homme dans sa fragilité et de lui rappeler durement qu’il, n’est qu’un simple maillon dans la grande chaîne de l’Évolution : « Il y a eu d’autres rois de la Terre avant nous. Et certains dans une position plus solide que la nôtre. Il y a eu, par exemple, une grande variété de dinosaures, ce qui aurait dû leur assurer de larges chances de survie. En revanche, tous les œufs humains se trouvent pratiquement dans le même panier (Le péril vient de la mer, p. 176).

Les seules chances de survie de l’humanité résident dans ses capacités d’adaptation. Tout comme l’apocalypse, qui est l’annonce de temps meilleurs après la destruction du monde impur, la catastrophe peut être l’occasion pour l’homme d’une renaissance, à condition qu’il ne s’obstine pas dans les mêmes ornières et ne regarde pas sans cesse en arrière, comme l’explique à David son oncle Axel : « Qu’ont donc fait les Anciens pour provoquer ce désastre terrifiant sur eux-mêmes et le monde entier ? (…) La Tribulation a rendu le monde différent (…). Que gagnerons-nous à le reconstruire exactement semblable pour revenir à une nouvelle Tribulation ? » (Les Chrysalides, p. 114). Il est significatif de noter que le titre de l’édition américaine des Chrysalides est Re-birth. Bâtir un monde nouveau, c’est, d’abord, bâtir un homme nouveau. Après avoir constaté que le monde familier s’était effacé d’un seul coup, gommé par le passage de la comète, le narrateur se surprend à en éprouver comme du soulagement : « Je pense que cela provenait du fait que j’étais confronté avec quelque chose de nouveau pour moi. Tous les vieux problèmes, les problèmes usés et rebattus, à la fois personnels et généraux, avaient été résolus par un coup puissant. Le ciel seul savait ce que seraient les autres problèmes à venir – et il semblait qu’il y en aurait beaucoup – mais ils seraient nouveaux. J’apparaissais comme mon propre maître, et non plus comme la dent d’un engrenage. Cela pourrait aussi bien être un monde plein d’horreurs et de dangers auxquels j’aurais à faire face, mais je pourrais les affronter de moi-même – je ne serais jamais plus tiré de droite et de gauche par des forces et des intérêts que je ne comprenais pas et dont je ne me souciais pas » (Les Triffides, p. 62).

C’est l’esprit pionnier qui souffle dans ces lignes, dans ce refus de sombrer avec un monde qui agonise « sans fracas mais dans une plainte », selon l’expression de T.S. Eliot, comme l’Angleterre post-victorienne, qui se souvenait d’avoir été au sommet d’un empire colonial sur lequel le soleil ne se couchait jamais et qui n’était plus qu’une nation usée et indécise, repliée frileusement sur elle-même et bafouée par son arrogant rejeton : les USA. « Nous ne sommes plus que quelques survivants apathiques, dit Vaygan le Martien, condamnés à terminer notre vie dans une prison que nous avons nous-mêmes édifiée (…). Nous sommes nés vieux. Je n’ai jamais connu la joie, l’énergie, l’ambition qui sont l’apanage des jeunes, et pourtant j’en ressens l’absence, et je sais que j’ai été frustré de mon héritage (…). Nous ne pouvons rêver que du passé. Je devrais m’estimer heureux, comme les très vieilles gens, mais je ne le suis pas (…). Malgré ma raison, je suis ulcéré d’avoir été placé par le Destin dans un monde qui se meurt et où l’existence est informe. Ce n’est pas le réveil de quelque souvenir oublié qui m’agite, c’est un appel inconnu, ou peut-être la douleur stérile de l’impossibilité d’accomplissement » (Passagère clandestine pour Mars, p. 230).

L’esprit d’entreprise a déserté l’Angleterre qui végète dans son « superbe isolement », métaphoriquement étouffée par la gelée sanglante de Péril rouge (dans ce Livre d’Or), assiégée par les Triffides, anéantie par le blocus des Bathites, violée par les Coucous. Wyndham place dans la bouche du narrateur des Triffides cette phrase terrible : « Vous avez parlé comme un pionnier. Comme un pionnier plutôt que comme un Anglais » (p. 190) et cingle férocement dans Le péril vient de la mer l’impuissance de son pays : « Il semble que nous soyons frappés actuellement d’une telle stérilité administrative, d’une telle carence d’invention, d’une telle paralysie des corps constitués que nous nous révélons incapables d’assurer la sécurité aux populations de nos côtes » (p. 199).

Mais ses personnages ne s’endorment pas dans les bras des sirènes entropiques. Car si la catastrophe bouleverse le paysage extérieur, elle bouleverse aussi le paysage intérieur, perçant la muraille des refus et des idées toutes faites, transcendant l’ancien conditionnement, obligeant à élaborer de nouvelles relations avec l’environnement : « Nous parlons avec désinvolture de vaincre tel ou tel obstacle naturel ; mais examinez ce que nous faisons en fait, et vous verrez que, le plus souvent, c’est nous que nous adaptons » (Adaptation). Wyndham annonce Ballard, même si ce dernier « se défend vigoureusement d’en avoir pris la suite et affirme au contraire avoir inversé la tradition du roman-catastrophe ». Dans sa préface au Livre d’Or consacré à cet auteur, Robert Louit écrit des lignes qui pourraient parfaitement s’appliquer à l’auteur des Triffides : « Le bouleversement du décor entraîne celui des rapports et l’émergence d’une nouvelle logique. L’homme chez Ballard ne change pas le monde, mais le monde, qui change, le change. Alors que le reste de l’humanité perd ses points de repère traditionnels et s’affole, lui, il s’adapte et trouve une liberté toute neuve » (p. 29). Tout comme Ballard, Wyndham écrit « des histoires de “transformation” plutôt que des histoires de “catastrophe” » (p. 28). Les deux auteurs s’intéressent au processus d’adaptation qui permet à un individu d’accepter le monde extérieur. Mais Ballard débouche sur un univers esthétique « et symbolique, tandis que Wyndham se réclame du darwinisme : « Lynchez Darwin et vous aurez prouvé l’impossibilité de l’évolution ! » ironise Zellaby dans Les Coucous de Midwich (p. 132).

À l’ombre de Darwin

La théorie de Darwin s’appuie sur les concepts de la variante aléatoire (la nature tâtonne) et de la sélection naturelle à travers la survie du mieux adapté. C’est la lutte de tous contre tous, l’existence considérée comme une marche en avant impitoyable qui permet aux plus aptes d’aller le plus loin. La seule finalité pour une structure vivante étant de maintenir sa propre structure, lorsque deux espèces différentes aux besoins différents évoluent dans la même niche environnementale, le conflit est inévitable. C’est ce qu’explique Mike à Phyllis :

« L’instinct d’autodéfense se braque contre l’idée même d’une intelligence étrangère, et non sans d’excellents motifs. Il est difficile d’imaginer une espèce intelligente, si elle n’est une pure abstraction, qui ne se préoccuperait pas de modifier son milieu, pour l’améliorer à son usage. Mais il est peu vraisemblable que ces deux types d’esprit possèdent des conceptions identiques en matière d’amélioration… si peu vraisemblable que cela nous conduit à cette hypothèse : si deux espèces intelligentes dont les exigences diffèrent existent sur une seule planète, il est inévitable que, tôt ou tard, l’une extermine l’autre. »

Phyllis a réfléchi là-dessus.

— Cela fleure un darwinisme assez sinistre, Mike, a-t-elle remarqué.

— Sinistre n’est pas un terme objectif, chérie. C’est simplement la façon dont les choses se passent d’habitude » (Le péril vient de la mer, p. 83).

Wyndham se soumet au diktat de la biologie. Soumis à une « pression de nécessité », l’homme n’est qu’un instrument entre les mains de l’évolution : sa destinée s’inscrit dans celle de l’espèce, et sa seule finalité est de survivre. Pour cela il ne doit pas s’arrêter d’avancer, jamais, car « la qualité essentielle de la vie, c’est de vivre ; la qualité essentielle du vivant, c’est le changement ; le changement, c’est l’évolution (…). Le statique, ennemi du changement, est ennemi de la vie » (Les Chrysalides, p. 261). La catastrophe oblige à un saut évolutif. S’adapter ou mourir, comme notre lointain ancêtre qui, jadis, « quitta l’eau pour la terre ferme et s’y adapta au point de ne pouvoir rejoindre les siens. C’est le processus que nous convenons d’appeler progrès. Il est inhérent à la vie. Si vous l’arrêtez, vous arrêtez aussi la vie » (Adaptation).

Mais ce credo évolutionniste, lorsqu’il se dévoie en darwinisme social, conduit à un dangereux pragmatisme pour lequel la fin justifie les moyens. C’est en effet au nom de la « pression de nécessité » que les Nains du Troc des mondes nous spolient de notre Terre (sans haine ni malveillance, simplement parce que leurs besoins sont supérieurs aux nôtres), que la solution finale est employée dans Opération Vénus pour se débarrasser des Wots (« Il semble que ceux-ci aient évolué à rebours ; ils n’auraient pas tardé à redevenir de véritables sauvages, bien au-dessous du niveau des Gorlaks. Nous devons les supprimer tous, dès maintenant ; sinon nous ne serons jamais en sécurité ») et que l’on débouche sur l’eugénisme (« L’espèce mérite d’être préservée », Les Triffides, p. 123). En occupant le même espace que le mien, en ayant le même projet que le mien, c’est-à-dire survivre, l’Autre – tout comme moi – est engagé dans une recherche de dominance qui en fait un ennemi potentiel : « Toute forme intelligente domine, et par conséquent survit, grâce à son intelligence : une forme d’intelligence rivale constitue forcément, de par son existence même, une menace de domination, et par conséquent une menace d’extermination. Toute forme intelligente constitue son propre absolu ; et il ne peut exister deux absolus » (Le péril vient de la mer, p. 214). Cette « obligation biologique » de survivance s’exerce aussi vis-à-vis de nos descendants que nous ressentons souvent comme des étrangers, des êtres d’une autre espèce, prêts à nous supplanter et contre lesquels nous devons nous défendre. « Nos enfants sont des monstres, et c’est de notre faute puisque nous n’avons su ni les élever convenablement, ni leur préparer un monde décent ; le mieux que nous puissions souhaiter, puisqu’ils ne sont plus humains, c’est encore qu’ils disparaissent, vite et bien ; plutôt périsse la vie que vive cette engeance [Gérard Klein, préface à Histoires de mutants (La Grande Anthologie de la Science-Fiction, Le Livre de Poche).]. » Telle est, selon Gérard Klein, la morale des Coucous de Midwich.


Non content de prôner haut et fort les mérites de la sélection naturelle, le darwinisme généralisé – ou sociobiologie – réduit les rapports humains à de simples mécanismes physico-chimiques, transformant l’homme en une « machine biologique ». C’est cette obéissance aveugle à la loi biologique qui pousse Wyndham à écrire dans Passagère clandestine pour Mars : « L’amour n’est jamais que notre mécanisme spécial de perpétuation de l’espèce (…). Ce qui nous conduit, c’est la volonté de puissance et l’amour est son humble servant » (p. 200). Il va jusqu’à « démontrer » (mais c’est le journaliste Froud qui parle) l’infériorité intellectuelle de la femme : « Nul ne peut nier que le besoin le plus impérieux de la femme – je fais comme vous, docteur, je généralise – soit la création (…). Mais la Nature, cette intrigante bien connue, a veillé à ce que les moyens de la femme soient rigoureusement limités. En d’autres termes, elle s’est dit : “D’accord… Permettons à la femme de créer, mais que ce soit quelque chose qui ne concerne que la production d’enfants (…).” Personnellement, j’estime que c’est mesquin de la part de la nature. Elle a enfermé quantité de femmes appartenant à un monde intéressant, dans des compartiments fort peu intéressants. Parce que, comprenez-vous, ce piège perfide a exigé de rogner fortement la faculté de penser des femmes, pour les maintenir dans leur besogne » (p. 128-129).

Mais Wyndham fait l’erreur de croire en la neutralité de la science. Or celle-ci est une activité humaine, et en tant que telle ne saurait, a priori, se tenir en dehors du champ de l’idéologie, surtout un certain darwinisme qui, en appliquant aux sociétés humaines la même grille qu’à l’animal, prend position sur le terrain philosophique. Et les valeurs qu’il véhicule (existence d’une hiérarchie absolue de l’humanité, apologie inconditionnelle de la lutte comme facteur de progrès) ne correspondent pas aux idées de Wyndham qui n’a rien du Heinlein d’Étoiles, garde-à-vous ! du Van Vogt de La Faune de l’espace [Dont le titre original est The voyage of the Space Beagle. Le « Beagle » est le nom du brick sur lequel s’embarqua Darwin pour son fameux voyage autour du monde (1831-1836).] ou de tout autre partisan d’un darwinisme social pur et dur. Il n’y a pas de space-opera conquérant et belliqueux chez notre auteur. Ce n’est qu’à regret, et sous la pression de la nature, qu’il considère l’autre comme un envahisseur et un compétiteur ; car, en fait, l’autre est indispensable : « Priver de compagnie une créature grégaire, c’est l’estropier, outrager sa nature » (Les Triffides, p. 216). Wyndham se trouve ainsi écartelé entre sa peur de la solitude (qui « vous prouvait que vous n’étiez qu’un atome dérivant dans l’immensité (…), ne vous laissant jamais oublier que personne n’était là pour aider ou s’occuper de vous », Les Triffides, p. 216) et la peur de l’Autre, son obsession du paradis perdu et sa propension à aller de l’avant, une certaine frilosité conservatrice et un profond désir d’adaptation. L’utilisation de certaines techniques narratives (plusieurs personnages utilisés comme porte-parole, narrateurs superposés, mise en abîme du récit) révèlent d’ailleurs sa nature profondément divisée.

Au fil de son œuvre, après avoir – fidèle en cela à sa méthode expérimentale – longuement » chauffé » l’hypothèse évolutionniste dans le creuset de la science-fiction, Wyndham se rend compte que le sociobiologisme conduit à une impasse, et le dénonce – non sans ambiguïtés – dans Le Règne des fourmis. La nouvelle décrit une société hiérarchisée et hyper-spécialisée avec sa caste des mères, d’énormes pondeuses qui passent leur vie allongées, celle des servantes, nombreuses et de petite taille, celle des ouvrières, amazones à la force musculaire impressionnante, et la classe dirigeante composée des femmes les plus instruites, le corps médical. L’équilibre atteint permet à l’organisme social de survivre, au prix de l’amour, de l’art, de la poésie. Mais des fourmis ont-elles besoin de ces choses-là ? Dans l’éternel conflit entre l’inné et l’acquis, la nature et la culture, Wyndham donne désormais la priorité à l’éducation – question de communication – et semble faire siens ces propos d’Henri Laborit : « En résumé, je suis tenté de dire que le rôle de l’homme sur la planète est uniquement politique. Son rôle est de chercher à établir des structures sociales, des rapports interindividuels et entre les groupes qui permettront la survie de l’espèce sur le vaisseau cosmique [Henri Laborit, Éloge de la fuite, p. 107 (Folio essais).]. » C’est bien ce que tente Diana dans L’Herbe à vivre. En donnant l’antigérone à l’humanité, elle permet à celle-ci de se débarrasser de ses institutions sclérosantes et d’accéder ainsi à la sérénité : « Il nous faut une vie plus longue avant qu’il ne soit trop tard. Pour nous donner le temps d’être sages, et maîtres de notre destinée ; pour que nous puissions dépasser le stade où l’on agit comme des animaux prodigues, pour nous permettre enfin de nous civiliser (p. 99). »

L’aberrante « démonstration » de l’infériorité intellectuelle de la femme exprimée dans Passagère clandestine pour Mars s’inscrit parfaitement dans la logique du darwinisme social qui trouve dans la biologie les fondements des disparités sociales. Selon Gustave Le Bon, en effet, « tous les psychologistes qui ont étudié l’intelligence des femmes ailleurs que chez les romanciers ou les poètes reconnaissent aujourd’hui qu’elles représentent les formes les plus inférieures de l’évolution humaine et sont beaucoup plus près des enfants et des sauvages que de l’homme civilisé (…). On ne saurait nier, sans doute, qu’il existe des femmes fort distinguées, très supérieures à la moyenne des hommes, mais ce sont là des cas aussi exceptionnels que la naissance d’une monstruosité quelconque, telle par exemple qu’un gorille à deux têtes, et par conséquent négligeables entièrement [Fondateur de la psychologie sociale, Gustave Le Bon est l’auteur de La Psychologie des foules (1895). Cité par Stephen Jay Gould dans Le Pouce du panda (Le Livre de Poche).] ». Wyndham se rend compte à quel point une telle démarche est sans fondement et s’en démarque nettement. D’ailleurs ses personnages féminins, même Jeanne la passagère clandestine, infirment cette conception injurieuse. La femme wyndhamienne est traitée sur un pied d’égalité avec son partenaire masculin et possède le même statut narratif que lui (il y a beaucoup de véritables couples dans l’œuvre de notre auteur). Adulte et responsable, « en contact mystique et ombilical avec l’arbre de vie lui-même » (Les Coucous de Midwich, p. 190), elle est souvent l’œil du cyclone, le point d’ancrage dans la réalité, tandis que l’homme est assailli de doutes. Que l’on se souvienne de Phyllis dans Le péril vient de la mer.

C’est la société et elle seule qui est responsable du statut inférieur de la femme. Car « les femmes ont toutes les capacités, à condition qu’elles prennent la peine de s’en servir », écrit, avec force, John Wyndham dans Les Triffides (p. 182). Mais ayant plus besoin de consommatrices que de productrices, notre société mâle, passant de la contrainte à la duperie, a glorifié le rôle de la femme au foyer, le faisant paraître enviable, démontrant que la seule façon pour une femme de se réaliser était de se marier et s’appuyant pour cela sur la notion d’amour romanesque exploité à longueur de colonnes dans la presse du cœur, avec la complicité de certaines femmes, « celles qui sont contentes d’elles-mêmes et dont la profession est d’être femmes ». « Ce que je n’aime pas en nous, dit Diana, c’est cette complaisance avec laquelle nous acceptons d’être dirigées, la facilité avec laquelle on peut nous faire vouloir n’être rien de mieux que des squaws, des citoyens de second ordre, la facilité avec laquelle on nous apprend à vivre dans la dépendance de quelqu’un, au lieu d’être nous-mêmes » (L’Herbe à vivre, p. 53).

Le temps du repos

Finalement, plus qu’une grille théorique pour comprendre le monde et l’affronter, le darwinisme – drame de l’espèce humaine – est, pour Wyndham, une manière de rejouer sur le mode fantasmatique son propre drame, la séparation de ses parents à l’âge de huit ans, traumatisme dont toute son œuvre porte les stigmates.

La déchirure du cocon familial expulse l’enfant dans un univers hostile, effrayant, où il se sent isolé, dénué de toute protection, comme l’astronaute dont le vaisseau vient de s’écraser sur Mars : « J’étais seul. Silhouette microscopique et dérisoire au milieu de cette immensité désertique sous les faibles rayons du soleil, brillant dans un ciel mauve (…). On ne voyait rien de menaçant, rien qui fût susceptible de vous effrayer, sauf la pire de toutes les choses, la peur absolue. Insidieuse, irrationnelle. La peur à l’état brut, semblable à celle qu’on éprouve la nuit dans son lit d’enfant. C’était cela : je retombais en enfance. Tout ce que j’avais appris depuis semblait s’évanouir. Je me retrouvais sans défense, désarmé devant l’incompréhensible. Je n’avais plus qu’une envie, rentrer en toute hâte dans le vaisseau comme pour m’y blottir », (La Saga des Troon).

Mais il n’y a plus de havre chaud et tiède, rien que l’absence et la désolation. La cellule familiale a éclaté, tout comme a explosé la Terre, contraignant les colons à demeurer sur une planète étrangère. L’extérieur le menace, le punit, comme s’il avait désiré le départ du père afin de posséder la mère pour lui tout seul : les mâchoires invisibles et claquantes de monstres revenus pour se venger, (Le Monstre invisible, inclus dans ce Livre d’Or), l’humanité aveuglée par une comète, l’engloutissement par une immonde gelée sanglante, la fascination pour l’« ultime vision » wellsienne (« Vous vous rappelez ces crabes monstrueux découverts par le Voyageur du Temps, de Wells, en atteignant un monde à l’agonie ? Sales bêtes – j’en rêvais tout enfant », confie Froud dans Passagère clandestine pour Mars, p. 136), les cauchemars du jeune David dans Les Chrysalides (« Mon père tenait Sophie d’une main de la même façon que le veau qui se débattait. Il leva l’autre main et, en abaissant le couteau, celui-ci étincela à la lumière du soleil levant, comme il l’avait fait en coupant la gorge du veau », p. 54) sont autant de fantasmes évidents de castration nés de la culpabilité œdipienne.

Culpabilité aussi pour n’avoir pas su empêcher le naufrage familial. Bien sûr, le petit John n’y est absolument pour rien, mais l’inconscient n’en a cure et exhale une débauche d’images crépusculaires, hantise obsessionnelle de l’impuissance : Mars et ses habitants apathiques, la Terre moribonde du Troc des mondes, le futur « mortellement monotone » de l’héroïne de Chronoclasme, la société stérile dans De Caïphe à Pilate, la planète agonisante que fuient Onns et les siens dans Météore, l’impasse évolutionnaire des Norms, « la longue course lente et inévitable du délabrement et de l’affrontement » des Triffides, l’étouffement progressif de l’humanité par les Bathites, la disparition des dinosaures et celle, à venir, inéluctable, de l’espèce humaine…

En rationalisant ces angoisses et en les transmutant en une force vitale, le discours darwinien a eu une fonction déculpabilisante. Par contre, il s’est opposé à la réunification du moi, car cet autre, dénoncé comme un ennemi implacable censé barrer la route de la survie, est en fait une partie du moi, celle qui refuse d’admettre la réalité de la catastrophe – qui est, bien sûr, l’explosion de la cellule familiale. Comment pouvoir réellement s’adapter quand on est obligé de se combattre soi-même, de se diviser ? Anne, la jeune mutante des Chrysalides, meurt d’avoir voulu renier sa véritable nature. Il faut avoir le courage de s’accepter pleinement, tel que l’on est, sinon on sera toujours quelqu’un d’inadapté. Recueillie par des êtres à la peau bleu turquoise, Jannessa, la petite Terrienne, se lamente parce qu’elle a la peau blanche : « Je veux être comme tout le monde, et je suis un monstre ». Mais ses espoirs de normalité seront cruellement déçus lorsqu’elle retrouvera les siens (Adaptation).

Car chaque individu est un univers différent. Faire acte de mimétisme, se modeler sur l’environnement, se conformer à la norme pour éprouver un sentiment béat d’appartenance, c’est se mutiler gravement. « Jamais nous ne commettrions l’énormité de nous imaginer que nous pouvons devenir identiques et égaux comme des pièces de monnaie », dit la Zélandaise dans Les Chrysalides (p. 261). Jouer les caméléons, ce serait endosser des vêtements neufs sur des habits couverts de vermine (image utilisée par Wyndham pour condamner notre société qui exploite chaque découverte comme un jouet, négligeant sa véritable valeur, son sens, et l’appliquant telle quelle sur un système sclérosé).

S’adapter, ce n’est pas vivre contre le monde, mais avec lui. Ce qui ne veut pas dire l’approuver, mais simplement l’accepter tel qu’il est, sans haine ni peur. Car se réconcilier avec le monde, c’est se réconcilier avec soi-même. La véritable adaptation nécessite de pouvoir jauger lucidement sa propre situation tant physique que psychique et d’agir en conséquence, sans se battre à l’infini contre les moulins à vent de son inconscient dans une lutte perdue d’avance. C’est ce que fait Miss Felicity Fray qui, au spectacle d’une petite fleur mutante née d’une irradiation accidentelle, abandonne son attitude obscurantiste envers la science (Fleur sauvage).

Bert le Terrien n’en est pas là : il n’a toujours pas intégré en son for intérieur la destruction de la Terre, même s’il semble s’être fait à sa nouvelle vie, cabotant sur les canaux martiens et s’arrêtant de-ci de-là dans les villages indigènes. Car tout son être n’est qu’un nœud de tensions, un noyau de refus et de rancune contre la Terre qui l’a abandonné. « À présent l’expérience, ce n’était plus simplement une vie qui devrait être vécue, mais un témoignage de protestation contre les voies du Destin. » Le sentiment d’injustice, d’impuissance qui l’accable, le mure dans une carapace chitineuse qui l’isole des autres et l’exclut du monde.

« Annika dit :

— Pourquoi ne restes-tu pas avec nous, Terrien ? Il est temps de te reposer (…)

— Je ne suis pas chez moi ici. Je ne suis chez moi nulle part. »

Et Bert repart sur son bateau poussif, laissant sur la berge la jeune Zaylo aux yeux embués de larmes dans les bras de sa mère, Annika, qui la console : « Il est parti, mais la force vient de la vie ; il ne peut pas être plus fort que la vie. Il reviendra bientôt, très bientôt, je crois (…). Quand il viendra, sois douce avec lui, ma Zaylo. Ces Terriens ont des corps robustes, mais au fond d’eux-mêmes, que sont-ils ? Des enfants perdus… » (Le Temps du repos, p. 45).

Wyndham mettra des années à exorciser ses peurs, à ne plus être hanté par l’image mutilée de son enfance, à revivre dans la clarté le cataclysme initial, à abandonner sa rude carapace d’insensibilité, de méfiance et de cynisme, à se rendre compte que survivre n’est pas vivre, et à accepter la douceur des choses : « On existe par échange. On vit en donnant et en recevant » (Le Temps du repos, p. 43). « Vivre, c’est un acte continu qui ne se répète pas ; un acte dont on doit avoir conscience à chaque instant, que l’on dorme ou que l’on s’éveille… » (Fleur sauvage, p. 213). L’amour n’est plus « le mécanisme de perpétuation de l’espèce », ni l’humble serviteur de la volonté de puissance. L’amour, c’est « lorsque les esprits ont appris à se mêler, lorsqu’aucune pensée n’est totalement sienne et que chacun a pris bien trop à l’autre pour être entièrement soi seul ; lorsque l’on a commencé à voir avec le même outil, à aimer avec un seul cœur, à apprécier d’une seule joie ; lorsqu’il peut y avoir des instants d’identité et que rien n’est séparé de l’autre bien longtemps en dehors des corps » (Les Chrysalides, p. 223). L’amour, c’est la communication idéale, l’évolution sublimée et l’évasion de l’ancien conditionnement.

Et Chocky vint…

La réunification de la personnalité (ou processus d’individuation au sens jungien) libère un flot d’énergie qui, auparavant, était utilisé à maintenir érigées les barrières de défense – défense contre certains éléments indésirables du moi, défense contre l’autre, ce qui revient au même car la peur de l’autre est la projection de la peur de la mauvaise part de soi. La survie étant la finalité de toute espèce vivante, cette énergie est toujours utilisée pour maintenir la structure, mais les moyens changent. L’accent passe de l’évolution de l’organisme à la co-évolution de cet organisme et de son environnement : le système fermé « espèce » s’ouvre par inclusion dans un système beaucoup plus vaste, celui de la « vie ». La survie n’est plus une lutte contre l’autre, mais une lutte avec l’autre. On passe ainsi de la stricte évolution biologique fondée sur le « struggle for life » à l’évolution cosmique fondée sur l’entraide universelle et la circulation de l’information. Comme l’écrit le généticien Albert Jacquard dans L’Éloge de la différence « Il s’agit de reconnaître que l’autre nous est précieux dans la mesure où il nous est dissemblable. Et ce n’est pas là une morale quelconque résultant d’une option gratuite ou d’une religion révélée, c’est directement la leçon que nous donne la génétique. » Car « rien sur la planète ne peut croître si ce n’est par convergence [Teilhard de Chardin, cité par Marilyn Ferguson dans Les Enfants du Verseau, p. 294 (Calmann-Lévy).] ».

Tel est le message de Chocky, cet extraterrestre invisible qui « vit » dans le petit Matthew, lui parle, l’éduque, le sauve de la noyade. Chocky, c’est une réponse digne de Sturgeon aux Coucous de Midwich. La seule survie qui importe, ce n’est pas celle, limitée, de l’espèce, mais celle de la vie intelligente, de toute vie intelligente, si rare, si précieuse : « C’est la seule chose qui donne un sens à l’univers. Elle est sacrée, doit être développée, nourrie et choyée. Sans rien, rien ne commence, rien ne finit, il ne peut y avoir autre chose de toute éternité que les bafouillages du chaos… L’instruction de toutes les formes de vie intelligente est donc un devoir sacré. La plus mince étincelle de raison doit être ventilée dans l’espoir d’une flamme. Il faut briser les chaînes de l’intelligence contrecarrée. L’intelligence bornée doit recevoir la possibilité de s’élargir. L’intelligence supérieure doit servir de leçon » (p. 430). (Faut-il rappeler que l’année de la publication de la nouvelle, Wyndham s’est marié avec une enseignante ?) Pragmatique, Chocky ajoute : « Les formes de vie intelligente sont rares. Chaque forme doit quelque chose à toutes les autres formes. De plus certaines formes sont complémentaires. Personne ne peut déterminer les potentialités d’une forme de vie. Aujourd’hui nous vous aidons à surmonter vos obstacles ; et il est possible que votre développement vous permette dans l’avenir de nous aider, ou d’en aider d’autres, à surmonter certains obstacles » (p. 432).

Il est caractéristique que pour son dernier roman, Wyndham mette en scène un enfant, pas un mutant, ni un coucou, non, mais un gamin de douze ans avec ses angoisses brûlantes, ses jeux et ses désillusions, qu’il décrit avec beaucoup de finesse et de tendresse dans son environnement familial. Chocky est l’histoire d’une transformation, celle de Matthew qui aborde le monde des adultes après une déchirure, mais plus encore celle de John Wyndham qui, après une longue route de doutes et de luttes, peut enfin s’arrêter et accéder au repos, l’esprit en paix.

Il est de retour chez lui.

Denis GUIOT

Œuvres de John Wyndham parues en français :

Les Coucous de Midwich (roman, science-fiction) (1959 - Présence du futur n°28)

Le Temps cassé (recueil de nouvelles, science-fiction) (1959 - Présence du futur n°34

L'Herbe à vivre (roman, science-fiction) (1962 - Présence du futur n°64)

Les Triffides (roman, science-fiction) (1974 - OPTA Anti-mondes n°15)

Les Chrysalides / Chocky (recueil de romans, science-fiction) (1976, OPTA C.L.A. n°62)

La Machine perdue (recueil de nouvelles, science-fiction) (1976 - Le masque Science-fiction n°37)

Le Règne des fourmis (avec "La Révolte masculiniste" de William TENN) (anthologie, science-fiction) (1984 - Etoile double, Denoël)

Le Livre d'Or de la science-fiction : John Wyndham (recueil de nouvelles, science-fiction) (1987 - Presses Pocket)

John Wyndham dans Fiction et Galaxie :

BONUS PReFeG : Touristes des temps futurs (Pauwley's Peepholes / Operation Peep, 1951) , pages 42 à 64, nouvelle, trad. Georges H. GALLET

in "Escales dans l'infini" - Anthologie, HACHETTE/GALLIMARD - Collection "Le rayon fantastique" 3/1954


  • La Guenon (Nouvelle, Collier’s, 8 janvier 1949) Jizzle, 1949

in Fiction n° 32, OPTA 7/1956

  • Boomerang (Nouvelle, Galaxy Science Fiction, décembre 1951) Pillar to Post, 1951

in Galaxie (1ère série) n° 51, NUIT ET JOUR 2/1958

  • Nœud dans le temps (Nouvelle, Argosy (UK), mars 1961) A stitch in time / Stitch in time, 1961

in Fiction n° 94, OPTA 9/1961

  • Adaptation (Nouvelle, Astounding Science Fiction, juillet 1949) Adaptation, 1949

in Fiction spécial n° 11 : Chefs-d'œuvre de la science-fiction, OPTA 5/1967

  • L'Ève éternelle (Nouvelle, Amazing Stories, septembre 1950) The Eternal Eve, 1950

in Fiction n° 181, OPTA 1/1969

  • Le Règne des fourmis (Nouvelle, Sometime, Never, anthologie anonyme. London : Eyre & Spottiswoode, 1956) Consider Her Ways, 1956

in Fiction n° 199, OPTA 7/1970

  • Une vie en suspens (Nouvelle, Galaxy Science Fiction, décembre 1968) A life postponed, 1968

in Galaxie (2ème série) n° 79, OPTA 12/1970

  • Opération Vénus (Nouvelle, Wonder Stories, mai 1932) The Venus Adventure, 1932

in Fiction spécial n° 19 : L'âge d'or de la science-fiction (3ème série), OPTA 12/1971


Prochains bonus :

2 commentaires:

  1. Étrange coïncidence de voir évoquer un danger venant de la mer et H.G. Wells dans ce sujet alors que je suis en train de lire "Les prédateurs de la mer" un recueil de nouvelles de cet auteur...

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  2. Comme l'écrit Chad Mulligan dans son Lexique de la Déliquescence : "Coïncidence : tu ne faisais pas attention à l'autre moitié de l'événement".
    Wells étant une référence centrale pour Wyndham, il est très certain que "Les prédateurs de la mer" ait été une influence majeure pour lui.
    Quant à mon choix de lire et proposer Wyndham pour ce solstice de Printemps (pour "la seconde moitié de l'événement") : j'ai eu envie d'ambiance maritime après avoir assisté à la pièce "La tempête" de Shakespeare, au Théâtre du Voyageur (Asnières).

    Merci pour ton commentaire Ludo. Au plaisir !

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