Keith Laumer, 28ème pilier de notre panthéon, fait une entrée en force dans Fiction comme dans Galaxie en cette année 1964. En qualité de piliers, comptons aussi Fritz Leiber qui nous gratifie d'un roman écrit six ans auparavant, le retour de Philip K. Dick dont on ressort des tiroirs les nouvelles des années 50, et Damon Knight pour une courte nouvelle, récente quant à elle. Ces piliers accompagnent et abritent un récit de Daniel Keyes, l'auteur du best-seller "Des fleurs pour Algernon", avec une vision très impressionnante de lucidité sur ce que l'on n'appelait pas encore les "intelligences artificielles".
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Sommaire du Numéro 4 :
1 - Fritz LEIBER, Guerre dans le néant (The Big Time, 1958), pages 2 à 49, roman, trad. Elisabeth GILLE, illustré par Virgil FINLAY
2 - Keith LAUMER, Tonnerre lointain (The Long Remembered Thunder, 1963), pages 50 à 80, nouvelle, trad. Michel DEMUTH, illustré par Virgil FINLAY *
3 - Philip K. DICK, L'Imposteur (Impostor, 1953), pages 81 à 93, nouvelle, trad. Pierre BILLON
4 - Cordwainer SMITH, La Mère Hitton et ses chatons (Mother Hitton's Littul Kittons, 1961), pages 94 à 114, nouvelle, trad. Pierre BILLON, illustré par Virgil FINLAY
5 - James McCONNELL, Condamnation à vie (Life Sentence, 1953), pages 115 à 126, nouvelle, trad. Pierre BILLON, illustré par Dick FRANCIS *
6 - Damon KNIGHT, Citoyen de seconde classe (The Second-Class Citizen, 1963), pages 127 à 135, nouvelle, trad. Pierre BILLON, illustré par Norman NODEL *
7 - Daniel KEYES, Le Procès de la machine (A Jury of Its Peers, 1963), pages 136 à 156, nouvelle, trad. Pierre BILLON, illustré par STALLMAN
* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.

" Croyez-moi, une opération temporelle n'a rien d'une amusette et, pour commencer, il n'y a pas une personne sur cent qui puisse supporter d'être arrachée à sa ligne de vie pour devenir un Dédoublé – un Démon, veux-je dire – aux yeux grands ouverts, encore moins un Soldat. Que faut-il à un être qui revient mal en point d'un dur combat ? Un individu qui s'occupe de lui, qui partage ses peines, qui lui remonte le moral, et tant mieux si cet individu appartient au sexe opposé : cela, c'est quelque chose qui dépasse les histoires de races.
C'est la base même de notre existence, à nous, Hôtes et Hôtesses ; c'est aussi l'explication des curieuses méthodes qu'emploient les Stations de Récupération. Le terme « Hôtesse » peut induire en erreur, mais moi, il me plaît. Il ne suffit pas à une Hôtesse de savoir mettre de l'ambiance – quoique cette qualité lui soit indispensable – elle doit être aussi infirmière, psychologue, actrice, mère, ethnologue et quantité d'autres choses plus compliquées, ainsi qu'une amie sur qui on puisse compter. "
(Guerre dans le néant - Chapitre 5 : SID SORT SES FANTÔMES - extrait)
Très bavard, presque théâtral (un lieu unique et une action continue, et un passage en alexandrins assez envoûtant), Guerre dans le néant de Fritz Leiber semble vouloir poser les bases conceptuelles d'un ensemble de nouvelles à suivre. Un enjeu se révèle peu à peu, mais l'on attendra la suite avant de pouvoir en juger l'intérêt.
De l'action, une enquête, des enjeux cosmiques quasi lovecraftiens…. Tonnerre lointain, dans un style simple et séduisant restitué par Michel Demuth, nous propose un divertissement fort agréable, composé par le "petit nouveau" Keith Laumer, qui rejoint les piliers de notre collection.

" Peut-être, en d'autres temps, lorsqu'il n'y aurait plus de guerre, les hommes n'agiraient pas de la sorte, ne précipiteraient pas un homme à la mort parce qu'ils avaient peur. Tout le monde avait peur. Chacun était prêt à sacrifier l'individu à la peur collective.
Ils allaient le sacrifier parce qu'ils n'avaient pas la patience d'attendre que la preuve de sa culpabilité fût établie. Ils n'en avaient pas le temps. "
Philip K. Dick, jeune quand il écrit L'imposteur, est déjà au travail sur les faux-semblants et les apparences trompeuses, sur la paranoïa aussi, sur être "malgré soi", sur ce qui fait de l'homme un robot et du robot un homme, ou sur l'antienne "tous ont tort et je connais la vérité". Cette petite nouvelle en est presque une quintessence.

Il y a déjà dans La mère Hitton et ses chatons un très bon condensé des éléments qui seront développés dans le cycle de nouvelles des "Seigneurs de l'Instrumentalité". Cordwainer Smith agence ainsi entre eux : la substance à freiner le vieillissement (le "stroon") et les élevages ovins qui en sont l'origine, la toute-puissance des dynasties familiales qui en sont les propriétaires, les unités de production à l'échelle planétaire, les rivalités qui tendent les rapports des peuples dans les colonies de la galaxie, et - comme souvent en toile de fond dans ce cycle - la tendre cruauté envers un règne animal asservi, modifié, aliéné, et aimé pour ses dociles performances.
Il est aussi question dans Condamnation à vie de vivre éternellement ; un grand rêve humain, pourquoi pas. Mais y être condamné pour payer ses crimes devient un calvaire, car contrairement à la nouvelle précédente, il ne s'agit pas ici de freiner le vieillissement, mais de vieillir sans fin, sans pouvoir mourir. Outre l'emprisonnement à peine évoqué ici, le plus terrible est en réalité de ne plus s'appartenir, et de voir son corps livré aux raccommodages récurrents et aux expériences d'une médecine qui sait ramener les morts à la vie, encore et encore. L'auteur, James McConnell, est, rappelons-le, psychologue et biologiste, et théoricien d'un étayage chimique des comportements. Grand bien lui fasse, si ce n'était - tout comme dans "Les statues dormantes" de Michel Ehrwein (in Fiction Spécial n°5) - qu'on pourrait y lire "en creux" un plaidoyer en faveur de la peine de mort.

Toujours en écho à Cordwainer Smith quant aux rapports de l'homme à l'animal, la courte nouvelle Citoyen de seconde classe rappelle inévitablement le roman de Arthur C. Clarke "Les prairies bleues", et pourrait même en être le prologue. Damon Knight y remet en question le dressage pour rapprocher les espèces animales de "l'humanité", comprendre "les asservir", sous les apparences d'accueillir ces autres espèces dans le cénacle anthropomorphique. Mais on y laisse la place à la revanche douce amère que la gent animale - ici les dauphins - seraient à même de prendre sur notre espèce si celle-là venait à perdre le contrôle de la situation.

On se souvient peut-être de "Plus besoin d'hommes", une nouvelle de Clifford D. Simak parue dans le n°17 de Galaxie - 1ère série. L'affaire rebondit :
Sera considéré comme un délit pour tout membre du corps enseignant employé par l'État de New Jersey le fait de défendre, d'exposer, d'enseigner, de déclarer, d'affirmer et de faire courir de quelque façon que ce soit, dans l'État souverain du New Jersey, la doctrine fausse, hérétique, athée et anti-sociale de la « pensée ordinatrice », selon laquelle des ordinateurs électroniques et leurs circuits posséderaient la faculté de penser indépendamment de la volonté de l'homme, ou seraient capables de corriger, d'influencer, de modifier ou d'exprimer de telles pensées indépendamment de la volonté de l'homme.
Voilà posé le ressort dramatique de ce récit du très subtil Daniel Keyes, Le procès de la machine. Comme dans Le pianiste déchaîné de Kurt Vonnegut, l'humanité y déplore trop tard s'être laissée remplacer par la machine dans l'exercice des tâches ingrates. Aussi les pouvoirs publics légifèrent-ils pour encadrer et borner la mécanisation.
Keyes pose donc le problème du remplacement de l'agent humain par la machine, et celui de l'automatisation de son labeur. Mais en très juste visionnaire (il imagine déjà un super-ordinateur de taille réduite à celle d'une machine à écrire), "l'extension du domaine du remplacement" gagne les rivages de l'intellect. Penser, enseigner, transmettre, voire créer, pourraient à leur tour être considérés comme des tâches ingrates et laborieuses, et la tentation de déléguer leur exécution à "la pensée ordinatrice" demeure (ne serait-ce que pour voir).
En 1964, nous étions là en pleine science-fiction. De nos jours, ces questionnements ne nous semblent plus si incongrus ni fantasmatiques ; reste à se demander si l'on pourrait, par exemple, remplacer les chargés de cours par des "intelligences artificielles", si l'on ne pourrait pas d'autant remplacer les élèves par d'autres machines en formation. Mais à bien y réfléchir, "penser" est une chose, et "réfléchir" une autre. Keyes ne va pas jusqu'à remplacer le tribunal chargé de déterminer si la machine pense ou non, (même si le titre en v.o. - "A jury of its peers" - le laisse supposer) mais il pose bien la problématique qui fait passer l'outil pour un rival, un "marteau sans maître".
Après "la pensée ordinatrice", après "l'intelligence artificielle", nous en viendrons sans doute à l'avenir à nous poser des questions sur la "personnalité de synthèse", si l'avatar obtient valeur de vecteur individualisant la machine. Pour le moment, admettons que manque encore à la machine la capacité de prendre des initiatives autrement que par réflexe. "I'm sorry Dave, I'm affraid I can't do that".
Mais ne nous montrons pas trop amers. Comme l'écrit Keyes lui-même dans cette très intéressante nouvelle : "son sermon contenait des parcelles de vérités semblables aux tessons de bouteilles dont il avait garni le sommet du mur qui entourait sa vie". Et aussi : "Qu'il s'agisse d'un homme ou d'un ordinateur, le proverbe est toujours vrai : fais ce que dois, advienne que pourra."

Dans l'article "Galaxie et ses lecteurs", la rédaction, après avoir acquis les droits d'exploitation du champ "Galaxy" américain, annonce avec fierté avoir mis la main sur de nombreuses nouvelles, et prévoit faire la part belle à une douzaine d'auteurs, pour le moment. Nous avons anticipé, puisque nous savons lire dans l'avenir du passé, et mesuré ce qui sera effectivement publié, et dans quelle mesure ces publications feront ou non l'apanage exclusif de ce Galaxie - 2ème série.
Voici pour les auteurs cités, les chiffres de leurs publications à venir. Deux "pétards mouillés" tout d'abord :
Arthur C. Clarke : 4 nouvelles seulement nous attendent, une seule paraîtra dans Galaxie.
Murray Leinster : 4 nouvelles également (une seule dans Galaxie) et un roman (dans Galaxie).
Les "honorables piliers" continueront d'être bien servis.
Damon Knight : 12 nouvelles à venir, un peu plus de la moitié pour Galaxie.
Cordwainer Smith, 1 novella dans Galaxie, et 12 nouvelles, au trois quart dans Galaxie.
J.T. Mclntosh : un vieil habitué tant dans Fiction que dans Galaxie, 14 nouvelles et un roman à venir, celui-ci dans Galaxie, le reste pour deux tiers dans cette revue aussi.
Philip K. Dick : 17 nouvelles à venir, un tiers seulement dans Galaxie.
Brian W. Aldiss : 18 nouvelles et un roman à venir, partagé également entre Fiction et Galaxie.
Gordon R. Dickson : 24 nouvelles à venir, 14 le seront dans Galaxie.
Keith Laumer : le "petit nouveau", 24 nouvelles à venir, presque exclusivement dans Galaxie.
Poul Anderson : déjà très bien servi par Fiction, 26 nouvelles à venir, un tiers seulement dans Galaxie.
Fritz Leiber : 32 nouvelles et trois romans à venir (une vraie manne !), partagé également entre les deux revues.
Robert F. Young : champion toutes catégories avec plus de 50 nouvelles à venir, dont la grande majorité sera pour Fiction.
On le constate, l'aubaine éditoriale profitera aussi beaucoup à Fiction, qui continuera (et c'est légitime) de publier des auteurs anglo-saxons aux côtés des français. Toutefois, si notre galaxie s'appelle la Voie Lactée, la revue ne serait rien sans ses deux Roberts : on y retrouvera beaucoup Robert Sheckley et Robert Silverberg.
Saluons pour finir le vœu pieu de retraduire la nouvelle de Robert Sheckley "Un billet pour Tranaï", qui "d'une longueur de 38 pages dans son texte original, fut ramenée à 20 pages." La promesse sera tenue, mais pas avant le n°36 d'Avril 1967.