02 octobre, 2024

Fiction n°079 – Juin 1960

Entrée de Joanna Russ dans le panthéon du PReFeG, une autrice qui saura "secouer les cocotiers" de l'ancienne phallocratie du milieu de la SF anglo-saxonne. Quelques textes exclusivement publiés ici aussi, dont une nouvelle de Idris Seabright, et une autre du toujours très remarqué Cyril Kornbluth.

 

Ne vous fourrez pas le clic droit dans l'œil ! 

Sommaire du Numéro 79 :


NOUVELLES


1 - Robert F. YOUNG, Une brise de septembre (Thirty Days Had September, 1957), pages 3 à 17, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM

2 - Idris SEABRIGHT, La Venue du Héros (The Hero Comes, 1956), pages 18 à 24, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM *

3 - Damon KNIGHT, Suite au prochain volume (To Be Continued, 1959), pages 25 à 35, nouvelle, trad. René LATHIÈRE

4 - Henri DAMONTI, Lettres à Juliette, pages 36 à 40, nouvelle *

5 - Joanna RUSS, Et le temps ne s'écoula pas... (Nor custom stale, 1959), pages 41 à 52, nouvelle, trad. Anne MERLIN *

6 - Cyril M.KORNBLUTH, Virginie (Virginia, 1958), pages 53 à 58, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

7 - Clément DENOY, Le Pion escamoté, pages 59 à 71, nouvelle *

8 - Kem BENNETT 1962 Gamma (A different purpose, 1958), pages 72 à 86, nouvelle, trad. Michel DEUTSCH *

9 - Rog PHILLIPS, Les Ogres (Homestead, 1957), pages 87 à 98, nouvelle, trad. Régine VIVIER *

10 - Octave BELIARD, Le Passé merveilleux, pages 99 à 115, nouvelle

11 - Jehanne JEAN-CHARLES, On n'est plus servi comme autrefois, pages 116 à 116, nouvelle *

12 - Suzanne MALAVAL, La Filleule du Diable, pages 117 à 119, nouvelle * 

CHRONIQUES


13 - (non mentionné), Notre référendum 1960 - Résultats du questionnaire d'avril, pages 121 à 122, chronique

14 - Patrick SCHUPP, Lettre d'Amérique, pages 125 à 127, article

15 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 129 à 137, critique(s)

16 - F. HODA, Le Testament d'Orphée, pages 139 à 140, article

17 - (non mentionné), Table des récits parus dans « Fiction » - 1er semestre 1960, pages 141 à 142, index


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.

En introduction, Fiction annonce une augmentation de tarif de 20 centimes (le numéro passe de 1fr.40 à 1fr.60), et lance parallèlement le second numéro de ses numéros spéciaux (que nous retrouverons ici très prochainement). Par ailleurs, le référendum mensuel et spécifique à chaque numéro perdure. Bref, on sent bien que la revue est soucieuse d'accomplir sa mission de diffusion des "littératures de l'étrange" dans les meilleures conditions de succès. C'est peut-être ce qui sera reproché plus tard à son rédacteur en chef, Alain Dorémieux, mais on peut noter malgré tout que l'effort est louable dans un contexte ardu.

Côté nouvelles, Une brise de septembre est une très belle fable de Robert F. Young, de nouveau sur l'acculturation et la médiocrité qu'engendrent les intérêts commerciaux quand ils prennent le pas sur la construction sociale de l'humain, comme en témoigne cet extrait, où l'on exprime comment transformer le citoyen en consommateur, et son éducation en conditionnement :

" Cinquante ans auparavant, les professeurs androïdes avaient paru la solution idéale au problème de l’éducation, de même que la réduction des dimensions et du prix des carrosseries de prestige, au début du siècle, avait résolu le problème économique. Mais si les androïdes avaient pallié la pénurie d’enseignants, ils n’en avaient que mieux souligné l’autre aspect du problème : le manque de locaux. À quoi bon avoir assez d’instituteurs quand on n’avait pas assez de salles où les faire enseigner ? Et comment pouvait on consacrer assez d’argent pour construire de nouvelles écoles quand le pays avait constamment besoin de nouvelles superautoroutes perfectionnées ? 
Il était absurde que la construction des bâtiments scolaires passe en priorité avant la construction des voies routières, parce que si l’on négligeait les routes on réduisait automatiquement le penchant du citoyen moyen à acheter des voitures neuves, ce qui affaiblissait l’économie, entraînait une récession et rendait la construction de nouvelles écoles plus aléatoire encore qu’avant.
Quand on y réfléchissait, on était obligé de tirer son chapeau aux marques de céréales qui patronnaient les émissions télévisées. En introduisant les télémaîtres et la téléducation, elles avaient sauvé la situation. Une seule institutrice dans une seule salle, avec un tableau noir d’un côté et un écran de télévision de l’autre, suffisait pour faire la classe à cinquante millions d’enfants, et si l’un de ces élèves n’aimait pas sa façon d’enseigner, il n’avait qu’à changer de longueur d’ondes pour trouver un des autres programmes téléducatifs commandités par l’une des autres sociétés vendeuses de céréales. (Il appartenait évidemment aux parents de veiller à ce que leur enfant ne sèche pas de cours ou ne saute pas dans une classe plus élevée avant d’avoir passé les examens-prime de la classe précédente.)

Mais ce qu’il y avait de plus avantageux dans cet ingénieux système, c’était le fait bienheureux que les compagnies céréalières payaient tout, délivrant ainsi le contribuable de l’une de ses plus onéreuses obligations et laissant son portefeuille plus disponible pour les taxes locales, les impôts sur l’essence, les péages et les achats d’automobiles à tempérament. Et tout ce que les compagnies céréalières demandaient en échange de leur dévouement à la cause publique, c’était que les élèves – et de préférence leurs parents aussi – consomment leurs produits. "

Un contexte de colonie extraterrestre rend possible le paradigme " être prisonnier des mythes et de ses représentations. "  La venue du héros est une nouvelle très exotique d'Idris Seabright.

On connait ce paradoxe temporel qui questionne l'origine d'une invention si on la dévoile dans le passé à son supposé inventeur… Dans Suite au prochain volume, par Damon Knight, c'est à un auteur qu'on présente ses ouvrages avant qu'il ne les écrive. On repensera à "La gloire de Morniel Mathaway" de William Tenn (in Galaxie 28) qui part d'un postulat identique.

On repense à Kafka ("La littérature de l’insolite, de l’absurde, de l’irréel était pour lui l’antidote de la vie qu’il menait") dans Lettres à Juliette, par le nouveau venu Henri DamontiUn style épistolaire assez bien mené mais qui pourrait être plus explicite pour favoriser l'identification aux sentiments des personnages.


" Le matin, Freda se levait quand l’horloge électrique indiquait exactement 8 heures et demie, elle cuisait un petit déjeuner d’œufs brouillés et de « vrai » bacon. À 9 heures et demie, elle éveillait Harry et tous deux prenaient leur petit déjeuner. Tandis que la Maison lavait la vaisselle et faisait les lits, ils faisaient leurs mots croisés du matin (un chacun) et lisaient ensuite jusqu’à l’heure du déjeuner. Ils avaient toujours le même menu pour déjeuner, et également pour dîner (ils dînaient après avoir fini leurs livres.) Après dîner, ils regardaient un film enregistré. Et puis, à minuit sonnant, ils allaient se coucher. Le lendemain matin, Freda se lèverait à 8 heures et demie précises, et le surlendemain matin, elle se lèverait encore à 8 heures et demie précises, et le matin suivant… "

Vivre dans une stase, un temps définitivement arrêté, dans le confort automatisé d'une Maison - jusqu'aux pantoufles automatiques - n'induit pas que s'arrête le temps au-delà de cette stase. Avec Et le temps ne s’écoula pas…, par Joanna Russnous faisons un cauchemar feutré dans un style presque enfantin qui décrit bien l'infantilisation d'une société de confort n'aspirant qu'à la fin de l'Histoire.

Cyril M. Kornbluth s'amuse dans Virginie à imaginer une organisation secrète des grosses fortunes et la met en action au travers de l'initiation d'un jeune héritier. Toujours cocasse et pince-sans-rire, concis et un brin subversif, le postulat central pourra rappeler celui des "Tribulations d'un chinois en Chine" de Jules Verne.

Sur un scénario un peu bâti à la "va-comme-je-te-pousse", Le pion escamoté, par Clément Denoy,  est une histoire de temps hors de ses gonds qui hésite trop entre la SF et le fantastique, et un ton trop "vieille école" pour devenir saisissant.

1962 Gamma, a contrario, est très réaliste et se rapproche certainement de la réalité que vivra Youri Gagarine le 12 avril 1961 avec le vol du satellite habité Vostok 1. La grande différence en étant la durée : 6 jours pour cette nouvelle quand le 1er homme dans l'espace aura survolé la planète durant 1h48. Ici, la solitude et la contemplation "sans filtre" du cosmos en sont les principaux obstacles, et Kem Bennett interroge la finalité de ce déploiement technologique.

Avec un certain humour noir, Rog Phillips imagine dans Les ogres les conséquences que l'adversité pourrait dessiner sur les pionniers de Mars. Pas tout à fait SF mais bien amusant (le titre hélas dévoile presque tout).

Après les contes ultra-courts, et le banc d'essai aux jeunes auteurs français, Fiction inaugure une nouvelle rubrique intitulée "Le rayon des classiques". La première fournée est très prometteuse, avec Le passé merveilleux d'Octave Béliard.  Posé par la revue comme l'inventeur du paradoxe temporel ("À ce titre, sa nouvelle est une œuvre de référence qui mérite d’intéresser tous les amateurs."), l'auteur mène très bien son récit, avec tout le charme du merveilleux scientifique, dans un style qui n'est pas devenu suranné. Béliard rend même à César l'honneur du voyage dans le temps en citant "La machine à explorer le temps" de Wells :

" (…) s’il y a dans ce roman quelque idée raisonnable, pourquoi trouvez-vous étrange que j’aie pu la réaliser ? Et si ce n’est qu’un tissu d’absurdités, pourquoi félicitez-vous l’auteur de son ingéniosité ? »

— « Un romancier est un amuseur qui n’est pas tenu de demeurer dans les bornes du possible. »

— « Et croyez-vous qu’une chose concevable puisse n’être pas possible ? Non, mille fois non ! Concevoir une idée, c’est prouver qu’elle n’est pas absurde et qu’entre elle et sa réalisation il n’y a que des difficultés pratiques. Ces difficultés, je les ai connues, et, quelles qu’elles fussent, j’en vins à bout… pour mon malheur, hélas ! » ajouta-t-il en retombant dans sa mélancolie. "

On n’est plus servi comme autrefois, par Jehanne Jean-Charles, inverse les perspectives sociales et les intérêts de classes. Une potacherie.

La filleule du diable, par Suzanne Malaval, est une fable au ton paysan, bien composée tant dans le style que le langage, malgré une fin un peu abrupte.

Pour les chroniques, notons que l'équipe de Fiction s'étoffe de nouveaux noms (et de nouvelles rubriques ?). Lettre d’Amérique par Patrick Schupp, qui sera journaliste dans la revue de cinéma "Séquences" à partir de 1965, fait état de l'actualité cinématographique SF aux Etats-Unis. On ne retrouvera cette rubrique que dans  le n°82, de septembre 1960, puis le n°86 de janvier 1961.

On aura déjà remarqué la signature de Pierre Strinati accolée à celle de Demètre Ioakimidis pour l'article sur Arthur Gordon Pym (in Fiction n°74). Cet auteur suisse fera dès 1963 entrer la bande dessinée dans le champ critique de Fiction, et organisera des conventions SF en Suisse à dater de 1970.

Pour terminer, nous saluerons une fois de plus l'érudition fort agréable de Demètre Ioakimidis avec un texte, dans la revue des livres, sur "Les navigateurs de l'infini" de Rosny Aîné qui pourrait lui faire office de préface.

Nous évoquions les critiques faites à posteriori à Alain Dorémieux. Citons tout d'abord cette note qui apparaît assez régulièrement dans les pages de Fiction :


ENVOIS DE MANUSCRITS


En raison du très grand nombre de manuscrits français qui nous sont envoyés, nous signalons que nous sommes dans l’impossibilité de les examiner avant un délai de quatre mois. Nous prions donc les auteurs de bien vouloir s’abstenir de nous adresser une réclamation avant l’expiration de ce délai. Nous nous excusons à l’avance de ne pouvoir répondre à ceux qui ne tiendraient pas compte de cette recommandation.


Rappelons également que les manuscrits non retenus ne sont pas rendus, sauf s’ils sont accompagnés de timbres.


Dans quelques temps de l'avenir, la variante d'une telle note signée par Dorémieux (dite "des patates") provoquera sa révocation…

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