21 mars, 2023

Cadeau bonus : « Encore un peu de verdure » - Ward Moore 1947 (VF 1975)

Les joies du printemps, ses canicules précoces, ses graminées allergènes, ses épandages massifs… tout ce charmant décorum est à la fête aujourd’hui 21 Mars.

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Nous ne serons pas en reste, et nous vous proposons en cadeau bonus aujourd’hui un roman tout à fait dans le ton grinçant et entêté qui a pu faire le charme de tout un pan de la science-fiction, surtout durant les années 70. Seulement voilà : « Encore un peu de verdure », le roman en question, s’il a bien été publié en France en 1975, date en réalité de 1947. Saluons ici l’acuité du regard de son auteur, Ward Moore, qui a su très tôt pressentir les soucis générés par la nécessité de rendre à la planète un rendement de production alimentaire maximum – souci né surtout des conséquences désastreuses de la Seconde Guerre Mondiale, entre autres le rationnement qui a subsisté en Europe jusqu’au seuil des années 50.

Quatrième de couverture de l’unique édition de 1975 (Denoël – Collection Présence du futur n°194) - Traduction de Jane FILLION.

 Voulez-vous devenir l'homme le plus riche du monde ? Alors répondez simplement à la personne qui a fait passer cette petite annonce : « Ai mis au point un procédé de mutation artificielle des plantes. Mettez ce procédé en application. »

     Oui, mais méfiez-vous : vous resterez peut-être seul au monde, contraint de vivre sur mer, car les herbes folles auront ravagé votre très chère Terre !


Ward Moore, dont nous avons pu apprécier le ton faussement immoral, voire cynique, dans les numéros
23 et 24 de Fiction,  est né en 1903, et/ou est élevé selon les biographies à Montreal ou dans le New Jersey. Il est déjà âgé de plus d’une quarantaine d’années quand il écrit « Encore un peu de verdure ». Son roman le plus connu, « Bring the jubilee », traduit en 1977 sous le titre « Autant en emporte le temps », est une uchronie dans laquelle le camp sudiste aurait gagné la Guerre de Sécession.

« Encore un peu de verdure », intitulé en anglais « Greener than you think » / « Plus vert que vous ne le pensez », aurait pu s’intituler « Tout pour le blé ». On y retrouve la cruauté de l’auteur de nous confronter à un narrateur dénué de moralité et d’empathie, nommé Albert Weener. L’homme, dont le parcours vers la fortune pourrait un tant soit peu être considéré comme « tiré par les cheveux », agit en fait comme une allégorie du libéralisme : tout peut, même dans l’adversité, devenir prétexte à profit. La réduction du territoire de la planète entière pousse en effet Weener à amasser des biens non plus pour en faire commerce, mais pour son usage propre.

L’invasion de « l’herbe du diable » est elle-même une allégorie d’une planète en souffrance – non pas par la destruction de la nature, mais par une nature rendue folle par les agissements de l’homme, une nature poussée à l’absurde du déploiement de sa vitalité. Pas d’idéologie, pas de politique : la vie, en effaçant toute possibilité de diversité et de singularité, équivaut à la mort de tout le reste.

Un récit cruel, donc, parfois peut-être un peu erratique, mais qui pousse en creux son lecteur à pencher vers un peu plus d’humanité, de défense de la vie à l’état de nature, et du rejet de l’uniformisation.

Le numéro 32 de Fiction, à l’occasion de la publication de sa nouvelle Cercle vicieux, évoquait le roman en ces termes :

Ward Moore fut naguère le héros d'une fausse manœuvre qu'on pourrait intituler d'un titre de série noire : « Pas de verdure pour Denoël » ! En effet, son ouvrage « Encore un peu de verdure », qui fut annoncé dans la collection « Présence du Futur », n'y a pas paru et n'y paraîtra pas pour des raisons dans lesquelles nous ne pouvons entrer ici sous peine d'excommunication…

Nous n’en savons malheureusement pas plus sur ces menaces éditoriales. Toujours est-il qu’il faudra en effet attendre 1975 pour voir le roman paraître enfin.

C’est Jean-Pierre Andrevon qui s’y collera pour la recension de l’ouvrage dans le numéro 261 de Fiction, en Septembre 1975 :

En ces temps de cataclysmes tant littéraires que cinématographiques dont on nous abreuve et qui sont signes des temps (les crises suscitent toujours des « réponses » artistiques qui amplifient, déforment, métaphorisent les phénomènes réels, en même temps qu'elles font fonction de catharsis), il est frappant de constater combien souvent la végétation est mise à contribution : Les triffides, Les fleurs de Février, Encore un peu de verdure (en attendant Terre brûlée de John Christopher, qui mijote dans l'énorme cuve gestative du C.L.A.) relatent tous des avatars de l'herbe en folie : elle devient intelligente et mobile chez Windham, elle est sensitive et hypnogène chez Harker, elle croît à une vitesse folle chez Moore, elle crève chez Christopher. A la vue de ces exemples, il serait donc tentant, pour un chroniqueur frappé, tel votre serviteur, par le démon triomphant de l'écologie, de faire le lien entre les ouvrages cités et les périls actuels qui menacent l'environnement...

Hélas ! trois fois hélas ! trois des quatre ouvrages, justement, ont une moyenne d'âge qui les rejette hors de ce champ (c'est te cas de dire !) : Encore un peu de verdure date de 1947, Les triffîdes de 1950, Terre brûlée de 1954. Seul, Les fleurs de Février accuse un copyright de 1970. Faut-il alors faire machine arrière et ne voir, dans cette prolifération végétale, qu'une pure coïncidence ? Pas davantage... Car l'ennemi qui a médiatisé les peurs diffuses de l'humanité a de tout temps été la Nature, souvent dangereuse et prompte à se révolter (ouragans, volcans, raz de marée, tremblements de terre), et la science-fiction a, depuis ses origines, accaparé cette peur, renchérissant sur elle sans forcément y chercher des justifications écologiques. A ce titre, l'herbe n'a pas d'autre signification que les calamités naturelles évoquées plus haut, elle est simplement un signe : le catalyseur du récit. Et malgré ça, ces récits de fin du monde sont parfaitement accordés à leur époque : 47, 50, 54, c'est la guerre froide et la peur atomique. C'est la peur du cataclysme en grand — qui prend ici une forme allusive, métaphorique. (…)

Encore un peu de verdure présente un développement rigoureusement linéaire : parce qu'une vieille folle, Miss Francis, a inventé une sorte de fertilisant miracle, le Métamorphosant, parce qu'un représentant de commerce sur la touche, Albert Weener, en a fait l'essai sur la pelouse miteuse d'un paisible citoyen d'un bas-quartier de Los Angeles, le monde subit une invasion contre laquelle science et technique ne peuvent rien, et périt étouffé. C'est aussi simple que cela : l'herbe des Bermudes (dite aussi herbe-du-diable), touchée par le produit de Miss Francis, devient si robuste et croît avec une telle rapidité que rien ne peut s'opposer à son avance. Los Angeles est bientôt recouverte, puis les Etats-Unis, puis le reste du monde. Aussi simple que cela, vous disais-je... Et bien plus drôle que vous ne pourriez le penser ! ! En fait, Encore un peu de verdure (Greener than you think en anglais — pour pasticher le Darker than you think de Jack Williamson) est un vrai chef-d'œuvre d'humour noir — pardon, d'humour vert ! — et, je vous le dis tout net, un vrai chef- d'œuvre tout court. L'auteur a délibérément choisi le style comédie pour nous conter sa peu banale fin du monde, écrite à la première personne par la plume de Weener lui-même qui, près de sa fin, a décidé de coucher son histoire sur le papier. Le récit de la montée de l'herbe, fait par un irresponsable égoïste et mégalomane, devient une loufoquerie colossale, une hénaurmité digne des plus beaux exemples de l'humour à l'américaine qui ne craint pas, contrairement à celui à l'anglaise qui se chausse en daim, de marcher avec de gros sabots. En l'occurrence, ces sabots sont ceux du spectacle et de la satire.

Spectacle, Encore un peu de verdure a le souffle des grandes productions cinématographiques, avec mouvements de foule, vues aériennes, technicolor, grand écran et son stéréophonique, sans oublier quelques incidentes au récit, comme cette Troisième Guerre mondiale au cours de laquelle bon nombre de divisions russes débarquées sur le sol américain (Ô scandale !) sont avalées en douceur en profondeur par l'herbe-du-diable. D'ailleurs, tout commence à Los Angeles, dont Hollywood n'est qu'un quartier : cet ancrage ne trompe pas.

Satire, le roman l'est de l'arrivisme individuel à l'américaine, et du capitalisme collectif à l'américaine, l'un suscitant l'autre (raccourci simpliste mais efficace) et les facteurs étant intégrés dans la seule personnalité de l'abominable Weener, qui fait tranquillement fortune avec la production d'un aliment de synthèse dont le brevet a été escroqué à un naïf, tandis que le monde croule, ou plutôt se rétrécit irrévocablement autour de lui. On n'oubliera pas de sitôt sa phrase favorite : Dans la limite du raisonnable, bien entendu, qui fera désormais pendant, dans les annales de la SF, au C'est la vie de Kurt Vonnegut Jr.

On croit toujours que les traductions ont épuisé le fond classique anglo-saxon. Celle du roman de Moore, qui s'est faite avec le confortable retard de 28 ans, nous prouve qu'il y a encore du fameux à glaner dans ce fond-là...

Rapport du PReFeG :

  • Relecture
  • Rares corrections orthographiques
  • Mise au propre et noms des fichiers html
  • Mise à jour de la Table des matières

 

  • Autres ouvrages de Ward MOORE

o   Autant en emporte le temps (1977, roman, science-fiction) Bring the Jubilee, 1953

DENOËL  Présence du futur, n° 229 - Février 1977

o   Frank Merriwell à la Maison Blanche (1974, nouvelle) Frank Merriwell in the White House, 1973

LE PASSAGER CLANDESTIN Collection Dyschroniques - Novembre 2014

o   Sous le caducée (1981, roman, science-fiction) Caduceus Wild, 1978

LIVRE DE POCHE (Paris, France), coll. SF (1ère série, 1977-1981) n° 7068

 Pour les nouvelles de Ward Moore publiées dans Fiction et Galaxie, c’est ICI.

Prochain bonus : La sortie est au fond de l'espace.

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