Quittons pour un instant la visite de nos glorieuses années 50 pour un petit rapprochement dans le temps, à l’occasion de cette « fête du travail » 2023.
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Dans L’imprécateur, nous nous trouvons à l’orée de la grande crise pétrolière de 1974, en pleine euphorie de l’expansion économique à l’américaine, avec son lot de « multinationales » et de transformation de toute une vision du travail. C’est le temps du passage des « Relations humaines » aux « Ressources humaines » ; et si leurs directeurs demeurent des DRH, leurs fonctions ont été habilement déplacées d’une gestion des relations entre les travailleurs à une exploitation de ceux-ci devenus ressource, au même titre que l’énergie, l’argent, les matières premières.
« C’était le temps où les pays riches, hérissés d’industries, touffus de magasins, avaient découvert une foi nouvelle, un projet digne des efforts supportés par l’homme depuis des millénaires : faire du monde une seule et immense entreprise. » (Chapitre I)
Bref, nous voici à l’époque où l’assaut d’une idéologie du travail (re)gagne[1] les rivages de l’Europe, une idéologie de la gestion nommée « management ».
« (…) la voie de la gestion conduit à ce qu’on appelle le management. Le management consiste à dépouiller le plus possible les plans, les chiffres, les organisations, les transactions, en somme toutes les décisions imaginables, de leurs facteurs émotionnels. » (Chapitre IV)
Rosserys & Mitchell, géant multinational aux capitaux d’origine américains, spécialisé dans la vente et l’emballage d’engins et de produits agricoles, occupe un énorme « building » à deux pas du Cimetière du Père Lachaise à Paris (pour s’en faire une idée, le film de Jean-Louis Bertucelli qui adaptera le roman en 1977 situera ces bureaux dans la Tour Montparnasse, près du Cimetière éponyme). A la suite du décès accidentel de l’un de ses cadres supérieurs, le narrateur, directeur adjoint des relations humaines, se voit mandaté par son patron, Mr de Saint-Ramé, d’organiser la veillée funèbre. Mais dès après la visite de rigueur à la jeune veuve, le narrateur sent que les choses lui échappent : un mystérieux « rouleau » est distribué anonymement à tous les employés, on annonce la visite surprise des représentants américains (supérieurs hiérarchiques et idéologiques) pour le jour même, et dans la nuit, la veillée se déroule finalement avec tous les employés dans le hall du building sans que l’on sache qui a organisé cette funèbre mascarade. Pour couronner l’ensemble, une fêlure est signalée dans l’un des piliers porteurs des fondations du bâtiment.
On l’aura compris, « L’imprécateur » joue allègrement avec les allégories. Sous couver d’emprunter aux codes d’une enquête policière (le narrateur étant vite poussé à débusquer le responsable – jugé unique – des maux qui frappent la « holding »), c’est vite à travers des symboles, des visions fantasmatiques, des impressions fugaces de menaces voilées, de pièges à déjouer, de propos à décoder et d’intuitions à suivre ou à redouter, que le narrateur – depuis une maison de repos d’où il produit le récit des « événements » - nous dépeint un monde du travail phagocyté par des intérêts qui n’ont plus rien d’humain, des idéaux factieux, une « invisibilisation » des réelles unités de production supplantées par le spectacle de cadres plus ou moins supérieurs plus portés sur leurs carrières individuelles que sur le déploiement de compétences professionnelles.
« Être secrétaire général d’une société holding, c’était apparemment pouvoir mettre son nez partout et, atout non négligeable, assister aux Grands Conseils, fût-ce en subalterne, donc se faire connaître des présidents et des administrateurs. Les autres cadres soutenaient que le secrétariat général était une voie de garage, un titre pompeux ne voulant rien dire, une position de laquais des présidents de sociétés. » (Chapitre VI)
« Leur inimitié fondamentale venait de ce qu’ils étaient tous des cadres d’état-major, des cadres du staff pour reprendre le terme des théoriciens de l’époque, tous salariés par Rosserys & Mitchell, tous semblables, sachant et ignorant à peu près les mêmes choses, promis au même type de réussite, soumis aux mêmes aléas, rapidement bloqués par les mêmes limites.
À peine l’un d’eux était-il recruté par la firme que, selon son salaire et son poste, il devenait illico un collègue et un ennemi. La haine était donc à la fois artificielle et permanente. Artificielle car elle excluait l’insulte et la bataille physique puisque personne n’avait volé la femme de personne. Permanente, car, n’étant pas enracinée dans le terreau de sanglants ressentiments, elle pouvait dès lors se répandre sans risque de provoquer des rixes et de furieuses mêlées. Je songeai aussi à leur incapacité de se concentrer sur un sujet de discussion donné. La moindre allusion au secteur d’activités de l’un d’eux déplaçait immanquablement le débat vers ce secteur. Un chien avait-il mordu une fillette ? Oui. Avec ses dents de devant ? Oui. Non ! s’écriait alors celui qui s’occupait des dents de devant, jamais un chien ne mord totalement ainsi. Et il s’ensuivait une longue diversion permettant au spécialiste de rappeler que, s’il était cher payé, ce n’était pas pour des prunes. En échange, il respectait son collègue des dents latérales et, pour rien au monde, il n’aurait émis une opinion dans ce domaine. Ils se conduisaient tous comme des molosses gardant un minuscule territoire autour de leurs niches. Cet état d’esprit finissait par rendre secondaire le véritable objet d’une discussion. C’est ainsi qu’il était possible d’organiser une réunion sur n’importe quel ordre du jour. » (Chapitre VI)
On notera que René-Victor Pilhes (ancien publicitaire avant de ne se consacrer qu’à son activité d’écrivain dès « L’imprécateur ») n’a pas l’air de prendre son sujet au sérieux. Il use de formules toute faites et récurrentes, créant un effet d’humour de répétition qui rappelle celui de Kurt Vonnegut, lui aussi ancien publicitaire. En témoigne les « comme on disait en ce temps-là » pour appuyer les néologismes en vogue et les dénigrer comme s’ils étaient désormais passés de mode (ce qui « n’est pas faux »). Mais, en y regardant de plus près, c’est en réalité d’un humour sardonique qu’use Pilhes, conscient tout de même de la gravité de son sujet, ou tout du moins de l’universalité que le thème du travail prétend occuper auprès de tout un chacun. Sardonique plutôt que cynique, donc, c’est en manipulant un narrateur jamais nommé avant la fin du livre que Pilhes déploie son numéro de ventriloque (et l’on parle là vraiment de ce qui touche les tripes) – ce qui lui permet un récit à la première personne au ton faussement désaffecté.
Sans affect car c’est ce que l’on demande au narrateur : d’enquêter froidement, puis de restituer les faits (un enchaînement d’événements tout d’abord sordides pour dériver à grande allure vers le plus débridé du grotesque), mais cette désaffectation demeure empreinte d’un malaise – et le narrateur ne semble pas être armé pour le comprendre. Dès le début, l’importance d’une conscience historique et politique est posée comme un outil indispensable à l’analyse des situations, mais savoir d’où l’on vient et ce que l’on fait ne semble pas suffire pour l’entendement du narrateur, qui malgré son esprit vif, semble assister à un déploiement de l’étrange et de l’inquiétant.
« Au cimetière, Henri Saint-Ramé prononça un discours surprenant auquel je ne prêtai pas une attention suffisante. Je le regrette amèrement aujourd’hui, mais j’étais vraiment contrarié ce jour-là par la morgue et la cupidité des empires économiques et financiers de l’époque, dont les égarements, le fol orgueil menaient à la destruction les sociétés libres d’où ils étaient issus, dont pourtant ils se réclamaient, qu’ils prétendaient défendre et même incarner, auxquelles ils avaient dérobé leur pouvoir extravagant, sociétés libres que ces empires poussaient vers la décadence. Des millions de jeunes filles et de jeunes gens des pays industrialisés, dégoûtés des assassinats perpétrés par ces puissances financières internationales et de leur insolence politique, écœurés de payer si cher la liberté de consommer, tournaient innocemment leurs espoirs vers des socialismes travestis et d’impitoyables dictatures. Les démocraties de ce temps-là paraissaient à bout de souffle. Ainsi, un pays d’Amérique du Sud qui s’appelait le Chili fut un jour poignardé dans le dos par les financiers de Wall Street et leurs complices des beaux quartiers de Santiago. Les hommes d’État de l’Occident, ne sachant, par manque d’imagination et de caractère, comment se dépêtrer à l’intérieur de leurs propres pays des menaces communistes ou révolutionnaires, tremblèrent à l’idée de risquer une apologie du front populaire chilien en condamnant l’assassinat. Ils choisirent donc la lâcheté. Ces considérations expliquent pourquoi je n’accordai pas sur le moment tout l’intérêt qu’il méritait au discours ambigu prononcé par l’un des dirigeants les plus stéréotypés de l’époque devant la tombe ouverte de son collaborateur et au milieu d’une foule de travailleurs et de cadres qui avaient envahi le champ de repos de Saint-Cloud. Voici, à peu près retransmis, ce panégyrique :
« Le cadre qui gît au fond de cette tombe n’est pas un cadre ordinaire. Tout d’abord, et je supplie le Ciel de ne voir là aucune trace d’effronterie, Roger Arangrude était un cadre de la société Rosserys & Mitchell. Il assumait brillamment, depuis deux ans, les responsabilités du marketing de nos engins destinés à nos amis belges, néerlandais et luxembourgeois. Il avait accompli cette mission avec tant de bonheur que nous étions sur le point de lui confier la charge écrasante de la direction du marketing de notre firme, lorsqu’un soir, il fut rappelé à Dieu sur le boulevard périphérique nord. Ne doutons pas un seul instant qu’en dépit du magnifique avenir qui s’ouvrait à lui dans sa vie terrestre, Dieu médita de lui en offrir un bien supérieur dans son royaume. Tel est le sens qu’il convient de donner à la foi quand on la possède. (…) Certes, Roger Arangrude, j’en suis absolument convaincu, aurait atteint les sommets de sa profession ; fauché en pleine force et en pleine ascension, il n’était encore qu’au seuil de la célébrité dans le monde des affaires. Alors, pourquoi la multitude émue s’est-elle déplacée ? Eh bien, c’est que tout simplement nous enterrons ce matin un caractère exemplaire de notre civilisation libre et industrialisée. (…) C’est que, je vous l’ai dit au début, le cadre que nous inhumons n’est pas un cadre ordinaire. Quelles que fussent son assiduité, son ardeur au travail, elles ne l’entraînèrent jamais à sacrifier ce pourquoi un homme doit vivre, c’est-à-dire la culture, la méditation, l’amour. Roger Arangrude passait de longues veillées en compagnie de sa femme et l’un faisait à l’autre, et vice versa, la lecture des poèmes fondamentaux de l’humanité. (…) Où sont les cadres qui, de nos jours, lisent des poèmes ? Roger Arangrude ne rentrait pas chez lui pour dîner en silence, embrasser ses enfants, tirer très vite de son journal quelques idées politiques et économiques vulgaires ; il ne regardait pas l’œil vide ou goguenard son écran de télévision à tout propos. Il se repaissait chaque année d’une dizaine de romans modernes, de trois ou quatre ouvrages de politique ou d’économie qu’il annotait soigneusement, il relisait en vacances au moins un grand roman classique, et malgré cela, il ne travaillait pas seize heures par jour ! Sa dernière relecture était Guerre et Paix. Où sont les cadres qui ont lu ou, a fortiori, relu ce livre d’une extrême épaisseur ? (…) Il était agréable à ses chefs de savoir, lorsqu’ils écoutaient ses lumineux exposés sur la grue à tomates, que, sous ce crâne, la mécanique commerciale en perpétuel mouvement était huilée par les soupirs d’Anna Karénine ou les murmures de Boris et Natacha. J’y puisais quant à moi un réconfort indicible.» (Chapitre XIII)
On pourra être étonné par des passages de ce genre où les dirigeants eux-mêmes exhortent leurs subordonnés à suivre des exemples de singularité, plutôt que de conformité. C’est en fait qu’il ne faut jamais perdre de vue que, dans ces milieux où se diffuse cet énorme pouvoir sur la marche du monde (ici l’agriculture industrielle à l’échelon mondial), les enjeux sont tels que les ambitions personnelles dépassent la norme. Mais si trop de singularités compromettent l’unité de l’action, il n’y a rien d’étonnant toutefois à louer la singularité d’un collègue, rival potentiel, une fois mort. Décrire et comprendre sa singularité, c’est alors la porter soi-même un peu, à moindre frais ; c’est endosser son présupposé pouvoir.
Dans ce milieu de l’entreprise, dans cette partie si invasive du « monde du travail », il s’agit donc de savoir manœuvrer sa propre barque, savoir décrypter, et bien entendu savoir crypter, c'est-à-dire cacher, et mentir.
Le narrateur est très vite confronté à la résolution d’un problème qui semble vouloir dévoiler et rétablir la vérité : un rouleau de papier a été déposé de manière anonyme sur le poste de travail de chaque employé, de chaque cadre, de chaque dirigeant. Le contenu pourrait être pris pour une sympathique petite leçon de sciences économiques un tantinet gauchiste, mais la mort ayant frappé un cadre supérieur, l’ambiance est à la peur et à la suspicion.
S’échauffe alors l’inimitié naturelle des collaborateurs (rivaux) entre eux, et l’hypocrisie ambiante qui en découle commence à se fendiller (à l’instar des piliers porteurs du bâtiment). On doit débusquer un coupable et pour cela comprendre la vérité, mais le tissu de mensonges et de contre-vérités est tramé si serré qu’il tient valeur de réalité, et qu’il devient impossible de débrouiller le vrai du faux, le réel du fantasme, les objectifs des complots.
« — Messieurs, commençai-je, nous avons un quart d’heure pour échanger nos impressions au sujet de cette espèce de tract. Je me permets de vous rappeler ou de vous apprendre que, jusqu’ici, cet incident n’a donné lieu à aucune délibération de la direction générale et qu’au surplus, si nous ne disposons ce soir que de quinze minutes, cela est dû aux circonstances tragiques que vous connaissez tous et non à une attitude délibérée de la direction qui, vous ne l’ignorez pas, est prête à tout moment à parler de n’importe quel sujet. Monsieur Le Rantec, vous aviez demandé ce débat, je vous passe la parole.
Ceux qui, aujourd’hui, seraient outrés de compter de ma part autant de mensonges en si peu de temps doivent montrer de l’indulgence à l’auteur de ces lignes : il accumule les circonstances atténuantes. En particulier, le ton que je m’efforce de retranscrire fidèlement était tout à fait normal en ce temps-là au sein des entreprises. Il ne trompait personne. Ainsi, les cadres réunis dans mon bureau ce soir-là ne croyaient pas un traître mot de ce que je leur déclarais au sujet de ce rouleau. La façon même dont j’avais présenté la discussion, les longs euphémismes utilisés pour assurer que le parchemin n’avait pas retenu l’attention de la direction générale prouvaient tout le contraire. Semblablement, le rappel d’une politique de libre expression à l’intérieur de la société traduisait plus son usage discursif, un procédé verbal, qu’une réalité. » (Chapitre VI)
La pratique du mensonge est donc prise comme compétence de survie professionnelle, compétence poussée au comble par les dirigeants ; atteindre le sacro-saint stade ultime de l’impunité, et pouvoir faire éclater ses mensonges au grand jour sans en être inquiété, dans des summums de vulgarité déclenchant de grossières et bruyantes crises d’hilarité.
Mais un mensonge plus insidieux dévore la pensée du narrateur, celui de ne plus arriver à se croire soi-même, à faire confiance en son entendement humain. Car le roman est aussi l’histoire, plus souterraine et subtile, de l’écriture d’un compte-rendu.
« Les gens qui cherchent les traces de ce que je fus et de ce que j’ai vécu m’ont visité ce matin. Ils sont pleins de prévenances. Cependant, ma création les laisse sceptiques. Dès le début, ils ne m’avaient pas caché que mon récit leur procurait un vif plaisir, qu’il était de nature à tenir en haleine citoyennes et citoyens, mais qu’il était hasardeux de l’appuyer sur une réalité historique. Ils me demandent où j’en suis de mon travail, me promettent de revenir bientôt et de m’alerter aussitôt qu’ils auront découvert du nouveau, puis ils m’embrassent et cèdent leur place au médecin. Celui-ci, lui aussi affectueux et attentionné, m’examine longuement. Après, il hoche la tête. Personne ne me contrarie jamais. Une fois pour toutes, j’ai été averti : mes aventures valent par leur romanesque, leur intensité, mais elles se rapportent à des faits inconnus. Je suis vivant, je mange, je bois, mais les noms de lieux et d’individus que je cite depuis ma résurgence n’évoquent rien. Devant mon obstination à désigner des endroits précis, ils doutent parfois d’eux-mêmes. En revanche, d’apparentes inexactitudes renforcent leur incrédulité. Ainsi, je fais inlassablement allusion à des procès ; or aucun procès de ce genre n’est en cours ni en perspective. Au fond, je suis persuadé qu’eux et moi nous sommes également indécis et troublés. Eux ne réussissent pas à m’identifier et à expliquer ma présence ; moi, je ne sais pas où je suis. Je me suis habitué à ce climat d’incertitude et me suis résolu à écrire. J’espère avoir la force de pousser jusqu’au bout mon ouvrage. Ce qui me réconforte, c’est que l’extrême perfectionnement technique que je côtoie ne paraît nullement entamer l’importance de la création d’un livre. Ou ces gens me mentent et m’abusent, ou écrire semble les transporter. D’où vient qu’ils attribuent tant de valeur à un acte solitaire si peu productif ? Peut-être l’apprendrai-je avant que la mort enfin ne me saisisse à la dernière ligne, au terme d’un effort ultime pour chanter la péroraison. » (Chapitre VIII)
Le doute persiste : le récit du narrateur est-il une fiction ? Une hallucination ? Voire, et c’est là tout le mérite de Pilhes, une prémonition ?
« L’histoire des peuples et des entreprises montre qu’il est impossible de faire entendre normalement des propos prémonitoires. Ils apparaissent toujours aux contemporains des tragédies comme fantaisistes, déplacés et, quelquefois, déments. Plus tard, à la faveur de lamentables épilogues, on admet qu’ils étaient intelligents. » (Chapitre XII)
Nous voilà ainsi sur le terrain des Cassandre, si cher à toute une frange de la « Speculative Fiction ». René-Victor Pilhes, on le sait, était aussi un militant de gauche, et syndicaliste. Il connait les mécanismes de la lutte des classes, et si émerge une nouvelle classe, dans un tertiaire qui enfle dans ces années 70 comme un soufflé au fromage, cette émergence ne parvient que peu à cacher la sempiternelle précarité du travail de ce « prolétariat intellectuel des entreprises géantes, c’est-à-dire à la masse des cadres et, plus particulièrement, de ceux qui emballent et qui vendent »
Que prédit Piles, exactement, à ce monde de l’entreprise en proie à la mutation de sa gestion en management ? Rappelons un peu le contexte de cette année 1974. « Les Arabes ne veulent plus nous vendre de pétrole, le saviez-vous ? » Dès le mois d’Octobre 1973 (par représailles au soutien américain à Israël durant la Guerre du Kippour), l’Organisation des pays Producteurs et Exportateurs de Pétrole déclare un embargo sur leurs ventes. S’ensuit ce que l’on a appelé le « Choc pétrolier » (coïncidant avec la fin des accords de Bretton Woods qui garantissaient l’étalonnage du dollar sur la valeur de l’or).
« Plus que jamais l’avenir du monde apparaîtrait à la merci des statistiques, des pourcentages d’augmentation du prix des betteraves, de la baisse de la longe de porc, des parités fixes ou ajustables. Des voix s’élèveraient plus haut que jamais pour dire : aujourd’hui, il n’y a plus d’éloquence. L’émotion et le verbe doivent être proscrits. Il faut exporter tant de tonnes d’acier en tant de temps si nous voulons préserver la croissance et l’emploi. Pour exporter, nos prix doivent être compétitifs, et, pour qu’ils le soient, il faut faire flotter le franc puisqu’on sait qu’il flottera à la baisse. Ainsi nous exporterons plus facilement et sans dévaluer. Les yeux brillants de satisfaction, le front haut et bombé, le geste élégant, les grands technocrates de l’économie occidentale tiendraient donc encore ce discours rudimentaire et peu inspiré en faisant croire ou, pis, en croyant eux-mêmes qu’ils accomplissaient là une prouesse intellectuelle proche du génie. Oui, plus d’émotion, plus d’éloquence, car l’éloquence et l’émotion n’entraient pas dans les calculs et freinaient l’exportation. L’imposture prendrait cette fois des dimensions inégalées. Quelle aubaine ! Les pays producteurs de matières premières se révoltant tout à coup contre les abus orgueilleux des lutins hantant depuis vingt ans les administrations et les ministères remettaient à l’ordre du jour le « serpent monétaire », le prix du baril, la politique des coûts et des revenus, les réserves monétaires ! Et les lutins technocrates, à qui le mal de vivre dans les cités cyclopéennes, la destruction de la nature, le courroux des jeunes et des intellectuels avaient fait passer un mauvais quart d’heure, étaient remis en selle par la crise qui venait d’éclater ce jour-là : on aurait plus que jamais besoin de leurs compétences secrètes, et la voie du pouvoir qui s’était quelque peu rétrécie devant eux se rouvrait, s’élargissait de nouveau. Que deviendraient les peuples s’ils étaient abandonnés par ceux qui savaient comment se fixait le prix du baril de pétrole ? N’étaient-ils pas les seuls à saisir pleinement cette question ? Pourquoi ne pas supprimer Montesquieu dans les programmes de nos écoles au profit de l’étude du baril, du demi-baril et de la pinte d’huile de noix de coco ? » (Chapitre XXI)
Plutôt que mettre à mal toute une organisation du travail centrée sur la nécessité d’user des énergies fossiles, le « Choc pétrolier » a bien en effet remis en selle (après les mouvements de contestation de la fin des années 60) des technocrates désaffectés et sans l’once d’une culture autre qu’économique. Les années 80 seront un paroxysme de ce règne des affaires et des Golden-boys, des self-made-men et des décomplexés du « tout pour le fric ».
Mais Pilhes va encore un peu plus loin dans sa vision des trajectoires empruntées.
« Et il se trompait encore et plus lourdement en traitant à la légère le cas de sa firme française, car ce que ce cas annonçait, c’était une crise bien plus grave que la pénurie de pétrole ou la hausse des matières premières : la crise des cervelles, l’ère du meurtre au sein des entreprises géantes, américaines et multinationales, et par là l’ère du meurtre dans les sociétés postindustrielles, mal assises sur leurs ordinateurs et suantes des richesses volées. » (Chapitre XX)
La violence inhérente à un travail dénué de sens, un sens pour l’humanité s’entend, trouve sa justification dans le cynisme assumé des grands entrepreneurs :
« (…) vous avez autant que moi la haine de l’humanité, le goût de la puissance oppressive et, pour vous comme pour moi, les hommes ne sont que des petits poteaux, les prairies ne sont que des surfaces du sol qui donnent de l’herbe, les montagnes sont avant tout des pierres et des minerais, la mer n’est jamais qu’un réservoir de sel, d’énergie et de poissons.» (Chapitre XX)
« (…) eux sont puissants parce qu’ils sont riches, moi je suis puissant parce que le profit ne m’intéresse plus, parce que le jour viendra où moi ou mes successeurs nous obligerons les gouvernements à autoriser Rosserys & Mitchell à lever des armées !
— Lever des armées ! m’exclamai-je, incrédule.
— Eh oui ! ça vous étonne ? Et pourtant vous verrez. Nos biens seront menacés partout dans le monde, car nous aurons suscité la haine et la jalousie des peuples ; aucun État, pas même l’État américain, n’aura les moyens ni la volonté de défendre ces biens quand ils seront attaqués ; voyez où nous a conduits la guerre du Viet-nam ! Imaginez que partout, en Asie, en Afrique, en Amérique latine, nos biens soient attaqués, nos influences combattues, nos agents spéciaux assassinés ! Comment voulez-vous que les puissances occidentales, même unies, même coalisées, puissent défendre nos intérêts sur 60 ou 200 champs de bataille du type Viet-nam ou Angola ! Les moyens des États sont trop faibles et, de plus, les gouvernements ne seraient pas assez motivés car leurs peuples finiraient par exiger d’eux la paix, le retrait des troupes ; non, les démocraties occidentales sont incapables de nous défendre. Tandis que, si j’organise à l’échelle mondiale les moyens colossaux des trois ou quatre multinationales les plus puissantes, si j’arme des mercenaires sur place, si je fais combattre des Boliviens multinationaux bien payés contre des Boliviens nationaux traqués et squelettiques, si je dresse des régiments indonésiens contre les étudiants et les maquisards de la campagne de Djakarta, alors je gagne, alors je deviens le maître du monde, alors les gouvernements de l’Occident, libérés du souci guerrier, pourront calmer leurs peuples, s’occuper des lois sociales, de l’urbanisme, de la circulation. » (Chapitre XX)
Pilhes pose alors la question du « comment en sommes-nous arrivés là ». La faute en est, semble-t-il, malheureusement au manque d’imagination des technocrates, à leur « inculture terrible » (comme dirait Tchekhov).
« Il reste que le débat qui se déroula ce jour-là (…) traduisit à la perfection la mentalité des cadres d’état-major de ce temps-là. Dans le meilleur des cas, ils prenaient conscience des dangers que faisait courir aux libertés un monde axé sur la production, la vente et la monnaie. Mais ils ne trouvaient jamais les ressources nécessaires pour pousser jusqu’au bout leurs analyses. Ils espéraient jusqu’au dernier moment qu’un minimum de morale serait respecté. C’est cette psychologie excluant le caractère qui conduisit des forces politiques bien pensantes, mais au fond rongées d’égoïsme, à ouvrir la voie du pouvoir aux cohortes fascistes. Et, quand celles-ci se furent emparées des leviers de gouvernement, elles oppressèrent aussi celles-là. Combien de démocrates-chrétiens ou autres regrettèrent alors d’avoir transigé avec les scélérats bottés ! » (Chapitre XXIV)
Suivant son allégorie de la recherche d’un responsable unique de ce qui freine l’entreprise, d’un bouc émissaire, Pilhes lâche le morceau : il y a bien une idéologie qui sous-tend tout ce déploiement d’énergie, qui l’oriente vers des buts aculturés et cyniques, qui inscrit cette vision d’une entreprise unique et mondiale comme une utopie du management.
« (…) comment, à l’ère des ordinateurs, du télétraitement, de la gestion intégrée, de la direction par objectifs, se pouvait-il qu’un haut responsable américain proposât de créer un tribunal spécial au sein de l’entreprise afin de juger un collaborateur dans les sous-sols et de le punir ? Les sociétés multinationales, ces mécaniques fameuses qui gommaient les frontières, écrasaient de leur poids de malheureuses nations pauvres et bâillonnées, sécrétaient-elles par surcroît le fascisme à l’intérieur ? Interdire la révolution ou la démocratie aux pays pauvres, distiller le fascisme dans les nations riches, cela par le truchement de leurs puissantes firmes du monde entier, étaient-ce les deux missions qu’elles s’assignaient ? Certes, la première avait été depuis longtemps mise au jour, mais la deuxième ? Elle était moins apparente, plus subtile. L’étranglement du Chili, le monde l’avait vu. Il avait appris le meurtre un beau matin avec la même stupeur qu’il avait éprouvée en apprenant l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie. Mais le poison, progressivement, patiemment inoculé dans l’âme des jeunes cadres hollandais, allemands, français, espagnols, italiens, japonais ou autres, travaillant dans leurs filiales soumises à une loi spéciale, acquérant des réflexes spécifiques, ce poison-là était tout aussi dangereux et préparait de vastes ravages dans les démocraties occidentales. À cette époque, un jeune cadre quittant sa famille et son pays pour entrer et réussir dans une filiale de Rosserys & Mitchell-International quittait vraiment en effet et sa famille et son pays. Il entrait dans un univers vivant en marge des familles et des nations, avec ses lois et ses règlements écrits et non écrits. Ce jeune cadre avait désormais deux constitutions à respecter : celle de son pays et celle de la compagnie géante, américaine et multinationale, qui l’engageait, qui le formerait, qui le modèlerait, qui le paierait cher. Jusqu’au jour où le jeune homme, devenu spécimen, n’hésiterait pas en toute conscience, au nom du monde libre et de la prospérité économique, à réclamer le châtiment d’un collègue, dans le huis clos des ténèbres souterraines de sa firme, à un tribunal de directeurs et de cadres promulguant le meurtre au nom de la suprématie financière et économique mondiale, au nom des intérêts supérieurs de l’entreprise. La raison d’État avait déjà, durant des siècles, fait couler beaucoup d’encre, suscité beaucoup de polémiques, sauvé bien des nations, mais aussi couvert bien des crimes. Voici qu’on s’acheminait lentement mais sûrement vers la Raison d’Entreprise. » (Chapitre XXIV)
En conclusion, la lecture de cet Imprécateur n'offrira rien de bien nouveau sur la réflexion autour du monde du travail pour nos "années vaches". Toutefois, il est à noter que René-Victor Pilhes a su entrevoir très tôt les dysfonctionnement du management qui ne seront déplorés qu'un quart de siècle plus tard. C'est ainsi à comprendre toute une époque par le prisme d'un littérateur baroque mais éclairé, facétieux mais lucide, sardonique mais jamais cynique, que cette lecture contemporaine de "L'imprécateur" nous invite.
Rapport du PReFeG :
- Relecture
- Rares corrections orthographiques et grammaticales
- Mise au propre et noms des fichiers html
- Mise à jour de la Table des matières
- Mise à jour des métadonnées (date d'édition)
Ce roman a été adapté trois ans plus tard, en 1977, par Jean-Louis Bertucelli. Les têtes d'affiche y sont nombreuses et talentueuses : Jean Yanne, Michel Piccoli, Jean-Pierre Marielle, Jean-Claude Brialy, Michael Lonsdale, et l'apparition de Marlène Jobert en veuve éplorée et candide.
Le film est visionnable grâce aux bons soins de nos amis archivistes de L'UFSF, et c'est ICI !
Prochain bonus : Un miroir pour les observateurs.
[1] Le management gagne ou regagne l’Europe, car à en croire les travaux de l’historien Johann Chapoutot : « Libres d’obéir » (Gallimard – 2020), le management à l’américaine s’est renforcé dès les années 50 des visions nazies de la gestion de et par une administration réformée. Pilhes, lui, concluera plus naïvement que le management mène au fascisme d’entreprise, comme si l’idéologie planait tel un vautour au dessus de l’action des hommes.
Bonjour, impossible d'accéder au fichier en suivant le lien...
RépondreSupprimerBonjour.
SupprimerProblème à priori réglé (une apostrophe et deux accents aigus dans le titre, c'était trop pour le protocole...).
Si ça coince encore, un clic droit, ouvrir le lien dans un nouvel onglet, et actualiser la page pour débloquer le téléchargement, ça devrait fonctionner.
Désolés pour ce problème technique, et merci beaucoup de nous l'avoir signalé.
Bonne lecture !
merci
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