Ward Moore s'amuse et Matheson catéchise, tandis que les auteurs et autrices francophones fréquentent les lisières de la folie, pour ce numéro de l'été 1962. On notera que, pour quelques uns des auteurs de ce numéro, il s'agira de leur dernière publication dans Fiction - on sent qu'une page se tourne dans le domaine de l'étrange, comme le soulignera en vilipendant Alfred Bester dans sa chronique..
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Sommaire du Numéro 104 :
1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 3, bibliographie
NOUVELLES
2 - Ward MOORE, Le Rebelle (Rebel, 1962), pages 4 à 12, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM
3 - Rick RUBIN, La Chatte interplanétaire (The Interplanetary Cat, 1961), pages 13 à 17, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM *
4 - Richard MATHESON, Le Voyageur (The Traveller, 1954), pages 18 à 28, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM
5 - Katherine MacLEAN, L'Équilibre naturel (Interbalance, 1960), pages 29 à 36, nouvelle, trad. Arlette ROSENBLUM *
6 - Brian ALDISS, Le Monde vert - 5 / ...et revivre à jamais (Evergreen, 1961), pages 37 à 75, nouvelle, trad. Michel DEUTSCH
7 - Zenna HENDERSON, Tournez la page (Turn the Page, 1957), pages 76 à 82, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *
8 - Roland TOPOR, Orages, pages 83 à 87, nouvelle
9 - Ilka LEGRAND, Fleur de cimetière, pages 88 à 97, nouvelle *
10 - John NOVOTNY, À malin, malin et demi (A Trick or Two, 1957), pages 98 à 105, nouvelle, trad. Daniel MEAUROIX
11 - René BARJAVEL, L'Homme fort, pages 106 à 115, nouvelle
CHRONIQUES
12 - Gil SARTÈNE, Réalisme fantastique ou fantastique idéalisme ? (à propos de "Planète"), pages 117 à 122, article
13 - Jacques GOIMARD, L'Œuvre exemplaire d'A. E. Van Vogt (2), pages 123 à 131, article
14 - (non mentionné), Le Prix Jules Verne 1962 / Club des bandes dessinées, pages 133 à 133, article
15 - Alfred BESTER, Livres d'Amérique, pages 135 à 138, chronique, trad. Demètre IOAKIMIDIS
16 - F. HODA, Infidèle fidélité, pages 139 à 143, article
* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.
Le rebelle est une petite potacherie de Ward Moore, une fois n'est pas coutume chez cet auteur, qui s'amuse ici à inverser l'échelle des valeurs sociales et professionnelles (à la manière de Robert Sheckley dans "Tu seras sorcier", in Fiction n°18). Cela donne un discours qui nous laisse entendre des choses en creux, mais on aurait peut-être aimé lire aussi la description de cette société où le discours dominant est d'être principalement axé sur la pratiques des arts.
Une autre histoire d'humour, ici au sujet de la Dévoration, fléau cosmique qui engloutira tout… On s'attend un peu trop à la chute de La chatte interplanétaire, histoire gratuite signée Rick Rubin. Dommage car elle est écrite avec beaucoup d'humour.
Plus sérieusement maintenant. Richard Matheson tente, certes à travers Le voyageur, de démystifier le moment mythologique de la crucifixion de Jésus de Nazareth, mais ce n'est, en bon protestant, que pour rendre l'Homme seul encore plus surhumain. Michael Moorcock reprendra ce thème dans un esprit plus iconoclaste dans "Voici l'homme", en 1969. Cette même année, Kilgore Trout explorera aussi ce thème dans un obscur roman maintenant disparu : "Jesus and the time-machine" (dont le titre reste hypothétique - plus d'informations à ce sujet ici.)
Petite discussion sur L'équilibre naturel entre deux jeunes gens dans un cadre post-apo, comme pourrait en écrire Julia Verlanger. La fin que lui compose Katherine MacLean est trop abrupte cependant pour décrire un monde en reconstruction. On saluera l'autrice dont c'est la dernière publication dans la revue.
« Nous servir de monture est le sort de ceux de sa race. Préparé très jeune à cet office, il ne connaît ni ne souhaite rien d'autre. » Voilà qui rappelle le roman de Carol Emshwiller "La monture" (édité en 2002, mais sans doute composé bien avant). Quoi qu'il en soit, au détour de ce dernier épisode de Le monde vert de Brian Aldiss, on apprend que le feuilleton publié par Fiction était une version antérieure et non refondue par l'auteur du roman.
Demeure toutefois la sensation qu'Aldiss a bifurqué pendant son écriture, et qu'il a cherché à rassembler les morceaux à la fin. Si certaines coupes seront en effet bienvenues, il pourrait manquer certains développements à d'autres moments. Mais ne boudons pas notre plaisir ! La lecture d'ensemble de ce Monde vert est très agréable, et puisque ici les protagonistes aspirent à la paix, et que l'on sait qu'ils n'y cultiveront pas leur jardin pour autant (ce serait plutôt l'inverse), on accepte qu'ils tournent le dos au changements malgré tous les signes indiquant la toute fin des temps - sur Terre tout au moins.
Une très jolie nouvelle que Tournez la page, sur les capacités des enfants à intégrer l'imagination dans la construction de la vérité, à l'image des contes de fées. Et toujours cette présence de la pédagogue atypique mais bienveillante, comme le fut sans doute Zenna Henderson elle-même, institutrice de son métier.
Côté francophonie, à présent : Comment peut-on savoir si l'on est fou ? Existe-t-il un moyen de se rendre compte ? Cette question que se pose avec justesse Roland Topor dans ces Orages rappellera la problématique que posera Philip Dick dans "Les clans de la lune alphane" deux ans plus tard. Très bien mené.
Du fantastique encore, mais qui n'intervient qu'en dernier recours, et une narratrice qu'on pourrait penser sujette à caution, sont les ingrédients bien salés de Fleur de cimetière, une romance malheureuse et avortée. On retrouve - pour la dernière fois dans la revue - les thèmes obsessionnels d'Ilka Legrand : l'emprise, et la conscience surnaturelle du règne végétal. On pourra aussi repenser à "Vertes pensées" de John Collier (in Fiction n°19).
Une autre potacherie, celle-ci traduite par Alain Dorémieux sous pseudonyme ; un poil machiste, si l'on ose le dire ainsi, mais l'honneur est sauf, dans À malin, malin et demi de John Novotny. Cette nouvelle sera la seule de Novotny reprise dans une anthologie ("Histoires parapsychiques" - de la série de la Grande Anthologie de la Science-Fiction, volume sous la direction de Demètre Ioakimidis).
Pour sa dernière parution dans Fiction, (et malgré l'annonce qui perdurera quelques numéros de la parution à venir de la nouvelle "La fée et le soldat"), René Barjavel nous conte l'histoire de L'homme fort, un surhomme - donc - et même un super-héros à la française, qui exerce son invincibilité sur le fait de guerre, afin d'assurer une paix universelle. Comme le dit l'histoire : "c'était un rêve".
Nous évoquions la chronique Livres d'Amérique d'Alfred Bester en introduction. On ne peut pas dire que Bester souhaite se faire des amis. Voyons cette phrase, par exemple : "Et il nous reste une question à poser : une femme peut-elle écrire des romans d'action véritablement convaincants ?" Ooooh, tout de même, Monsieur Bester, le jeu vaut-il la chandelle de se mettre à dos 50 % de l'espèce humaine ? Lisez donc Leigh Brackett, pour commencer...
Mais ne faisons pas notre Goimard en commentant des critiques qui ont plus de soixante ans d'âge. Plus "professionnellement" pour sa part, Bester note que les grands thèmes de la science-fiction semblent s'épuiser, et que de mauvais auteurs s'y accrochent toutefois comme un singe à un pain de sucre.
" On peut évidemment prétendre, au sujet des broutilles susmentionnées, que nous nous trouvons dans une période de transition. La science-fiction a utilisé la majorité des concepts scientifiques et, en ayant épuisé la substance, elle doit nécessairement marquer un temps d'arrêt. Le point est contestable ; cependant, si on l'admet, notre réponse est simple : cessez dans ce cas d'écrire de la science-fiction. Pour l'amour du ciel, taisez-vous si vous n'avez rien à dire. "