05 novembre, 2025

Fiction n°129 – Août 1964

Dans ce numéro d'été 1964, pour une fois, ce sont les auteurs anglo-saxons qui présentent les textes les plus rares : Evelyn E. Smith ou Ron Goulart, ainsi que les plus furtifs John Anthony West ou Russell Kirk... On appréciera une magnifique nouvelle de J. G. Ballard qui commence à trouver ses thèmes propres.

Charmant village de Fiction !

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Sommaire du Numéro 129 :


1 - (non mentionné), Nouvelles déjà parues des auteurs de ce numéro, pages 6 à 6, bibliographie


NOUVELLES


2 - J. G. BALLARD, La Forêt de cristal (The Illuminated Man, 1964), pages 7 à 35, nouvelle, trad. René LATHIÈRE

3 - Evelyn E. SMITH, Cher petit Gregory (Little Gregory, 1964), pages 36 à 56, nouvelle, trad. Michèle SANTOIRE *

4 - Bryce WALTON, Les Gardiens de la Paix (The Peace Watchers, 1964), pages 57 à 73, nouvelle, trad. Pierre BILLON *

5 - Ron GOULART, Un justicier trop parfait (Into the Shop, 1964), pages 74 à 84, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

6 - Robert LORY, Rendez-vous à dix heures (Appointment at Ten O'Clock, 1964), pages 85 à 90, nouvelle, trad. Pierre BILLON *

7 - Christine RENARD, De profundis, pages 91 à 101, nouvelle

8 - BELEN, Lorsque la femme parée..., pages 102 à 105, nouvelle

9 - Russell KIRK, Le Manoir de Sorworth (Sorworth place, 1962), pages 106 à 126, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

10 - John Anthony WEST, La Fiesta de Managuay (The Fiesta at Managuay, 1961), pages 127 à 140, nouvelle, trad. Christine RENARD *

CHRONIQUES


11 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 141 à 151, critique(s)

12 - Jacques GOIMARD, L'Écran à quatre dimensions, pages 153 à 155, article

13 - Roland STRAGLIATI, Notes de lecture, pages 157 à 159, critique(s)


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


La forêt de cristal est une fort belle nouvelle de J. G. Ballard, qui entame sa série de mondes catastrophés, après "Le monde englouti" paru cette même année. Ici, c'est l'arrêt progressif de l'écoulement du temps qui cristallise peu à peu notre planète, dans un foisonnement de jeux de lumières prismatiques sans cesse rappelés. Pour une fois, le traducteur René Lathière ne s'en sort pas trop mal, et l'on peut supposer que le style travaillé de Ballard l'aura fait progresser.

 

On s'amuse toujours beaucoup avec le ton faussement naïf qu'adopte Evelyn E. Smith. Ici, une gouvernante est enrôlée pour veiller sur le Cher petit Gregory, un enfant...qui n'a rien d'enfantin. Jouant un peu avec les codes du fantastique et ceux de la science-fiction, on n'est jamais dupes mais on s'y laisse prendre avec humour.


C'était avec appréhension que nous avions abordé la lecture de la nouvelle intitulée Les Gardiens de la Paix, les deux précédentes de Bryce Walton ayant été difficiles à apprécier. Ici, on est en droit de se laisser aller à goûter à cette histoire de société humaine (très "american way of life") d'où toute émotion négative est chimiquement bannie. Tout y repose sur le conditionnement en Clinique et la surveillance des Gardiens de la Paix, avec l'oubli en couvercle sur la marmite de l'inconscient. Pour filer la métaphore, la soupe est bonne mais passablement commune, et Walton insiste trop et sans aucun style sur les quelques ingrédients communs qu'il semble penser avoir découvert. Bref, son eau chaude rappellera de meilleures œuvres : "Le piéton" ou certains passages de "Fahrenheit 451" de Ray Bradbury, ou les futurs "Rapport minoritaire" de Philip K. Dick ou le film "Demolition man" et son monde d'où la violence est bannie.


Ron Goulart, lui, possède ce qui manque à Walton : une bonne dose d'humour. Dans Un justicier de trop, la surveillance et l'exercice du maintien de l'ordre sont confiés à des machines capables d'initiatives. Les policiers chargés d'être les agents principaux d'une enquête se retrouvent en fait obsolètes et simples subalternes. Ce ne devrait pas être le cas, mais ces prises d'initiatives de la machines sont ici perçues comme des dysfonctionnements monomaniaques - et c'est là que réside tout l'humour de Goulart : sans pousser son anticipation jusqu'au point de singularité, il constate que l'homme a construit lui-même les instruments de son déclassement en escomptant sur une infaillibilité mécanique. Mais sans doute que le maintien de la loi et de l'ordre, et l'exercice de la justice, réclament davantage que cela.


Comment aimer un jour sans fin, ou plutôt une boucle du temps revécue sans relâche ? Rendez-vous à dix heurespetite histoire au style forcément répétitif mais bien menée par Robert Lory, nous propose une résolution.


Riche idée de Christine Renard que cette histoire de jeune fille qui se fait passer, De profundis, pour une morte afin de faire croire à un fantôme… Jusqu'à ce que le fantôme lui apparaisse ensuite. On retrouve les thèmes et les ambiances favoris de cette autrice.


Lorsque la femme parée… de Belen, n'intéressera peut-être que les amateurs de grivoiseries.



Comme chez Henry James, on ne sait jamais ce qu'il faut croire en abordant Le manoir de Sorworth. La narration de cette histoire de manoir écossais hanté peut prêter à sourire, et malgré une fin un peu fade, l'ambiance que dresse Russell Kirk peut emporter les plus sensibles des lecteurs.


La fiesta de Managuay nous emporterait bien, si ce n'était une fin trop abrupte et qui désole un peu cette ambiance de carnaval de mendiants et d'éclopés toute sud-américaine dans son surréalisme concret. Dommage, on avait bien apprécié les nouvelles précédentes de John Anthony West.



En bonus, nous vous proposons de découvrir un second roman de John Taine, après "Germes de vie" qui constituait l'une de nos toutes premières publications. Comme de coutume, la critique de Demètre Ioakimidis est appropriée, donne envie de lire le roman, mais sans se laisser aller à la complaisance.


Notre bonus !

John Taine - L’étoile de fer

Eric Temple Bell, qui naquit en Écosse en 1883 et mourut aux États-Unis en 1960, enseigna les mathématiques à l’Institut de Technologie de Californie, et publia plusieurs ouvrages sur cette science ainsi que sur son histoire. Sous le pseudonyme de John Taine, il écrivit un bon nombre de romans et quelques nouvelles se rattachant à la science-fiction. Cette Étoile de fer, ainsi qu’il est précisé dans la présente édition, parut pour la première fois en 1930.

Il est assez remarquable que ce mathématicien ait principalement été attiré, dans ses œuvres d’imagination, par les sciences biologiques. Comme Germes de vie, précédemment paru dans la même collection, c’est à cette science que se rattache cette Étoile de fer. Comme le titre l’indique, c’est un débris céleste qui est au centre de l’action – ou, plus exactement, du mystère : une météorite de composition inhabituelle, tombée en Afrique équatoriale, provoque d’étranges mutations par son rayonnement. Les êtres humains, sous son influence, suivent une évolution à rebours, devenant des singes, perdant la plus grande part de leur intelligence alors qu’ils ne conservent que l’instinct. C’est l’histoire de l’expédition qui découvrira l’explication qui forme la plus grande partie du livre. Le récit est mené avec le métier que les anglo-saxons désignent de l’adjectif compétent, et c’est effectivement ainsi que l’on peut qualifier l’auteur. Il tire un emploi logique et cohérent d’un thème valable, et le présente à son lecteur de manière à éveiller sa curiosité dès les premières pages. Le personnage de l’ancien missionnaire Swain, chez lequel l’homme paraît encore lutter avec le singe, est dessiné avec beaucoup de fermeté.

Mais le roman trahit son âge, indubitablement. Cela tient simplement au fait que la science-fiction a évolué depuis que Bell-Taine a écrit cette Étoile de fer. En 1930, le thème des mutations était moins familier que de nos jours, et le lecteur de 1964 ne peut s’empêcher de trouver que l’auteur « tire à la ligne » : l’explication des divers mystères présentés lui apparaît en général beaucoup plus vite qu’aux personnages, et les marches que l’auteur impose à ceux-ci à travers les forêts équatoriales fatiguent ceux qui lisent au moins autant que les membres de l’expédition. Il faut remarquer, en outre, qu’un préjugé racial certain – il est souvent question des Africains sous les termes de « brutes » et de « sadiques » – n’est pas fait pour gagner la sympathie du lecteur.

À relever, à l’actif, la très bonne traduction de Christine Renard. Celle-ci possède deux qualités que l’on ne rencontre pas toujours chez ses confrères : elle connaît l’anglais, et elle aime la science-fiction.

Demètre IOAKIMIDIS

29 octobre, 2025

Fiction n°128 – Juillet 1964

Fiction poursuit sa publication des nouvelles de Cordwainer Smith, avec bonheur, et propose deux nouvelles sur le mythe du "Juif errant" - un des plus célèbres immortels. Il est d'ailleurs beaucoup question de voie de survie et de "guérir de la mort" dans ce numéro.

Chimère Cimer !

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Sommaire du Numéro 128 :


1 - (non mentionné), Nouvelles déjà parues des auteurs de ce numéro, pages 6 à 6, bibliographie


NOUVELLES


2 - Cordwainer SMITH, Boulevard Alpha Ralpha (Alpha Ralpha Boulevard, 1961), pages 7 à 35, nouvelle, trad. Pierre BILLON

3 - Harry HARRISON, Planète de survivance (Survival Planet, 1961), pages 36 à 48, nouvelle, trad. Pierre BILLON *

4 - Doug MORRISSEY, Nouvelle lune (New Moon, 1958), pages 49 à 74, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

5 - Miriam Allen DEFORD, La Cage (The Cage, 1961), pages 75 à 91, nouvelle, trad. Michel DEMUTH

6 - J. G. BALLARD, Le Vinci disparu (The Lost Leonardo, 1964), pages 92 à 109, nouvelle, trad. Pierre BILLON

7 - Claude-François CHEINISSE, Le Vieux, pages 110 à 116, nouvelle *

8 - Jean CASSOU, Guérir de la mort, pages 117 à 131, nouvelle *

CHRONIQUES


9 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 132 à 146, critique(s)

10 - Jacques GOIMARD, Les Jeux et les ris, pages 147 à 155, article

11 - Jean-Paul TOROK, Du vampirisme comme un des beaux-arts, pages 155 à 157, article

12 - COLLECTIF, Tribune libre, pages 158 à 159, courrier


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Partout, hommes et femmes travaillaient avec une volonté farouche à construire un monde plus imparfait.

Après des siècles d'une vie parfaitement contrôlée grâce à la machine, deux Seigneurs (à la fois gouverneurs et programmeurs) réforment ce contrôle total et s'en remettent à l'imprévu et hasard pour combattre l'ennui suicidaire où s'était enlisée l'humanité. Ce contexte est délicatement évoqué par un couple de personnages dont on a réformé les personnalités pour en faire deux "français" (si, si !), nommés Paul et Virginie… Bien entendu, il est question de redécouvrir les sentiments humains depuis une éducation et des valeurs intériorisées artificiellement, et de leur donner sens à travers les expériences concrètes de l'émerveillement et du péril. Et comme dans le roman de Bernardin de Saint-Pierre, on sent venir le drame. Avec ce Boulevard Alpha Ralpha, Cordwainer Smith commence à dessiner une Histoire de l'Humanité à venir fascinante, car elle semble avoir déjà résolu tous les problèmes posés par les autres auteurs de S.F.


Une courte nouvelle ensuite à propos d'une planète destinée à être détruite par un ancien Empire esclavagiste. Après la chute de celui-ci, on mène l'enquête sur les raisons de cette destruction programmée. Bien qu'écrite en 1961, on retrouve chez Harry Harrison et dans Planète de survivance le charme galactique des nouvelles des décades précédentes.


Un vaisseau en perdition et son équipage privé de mémoire suite à un dysfonctionnement du système d'hibernation. Nouvelle lune dessine un cauchemar dans une ambiance délétère bien orchestré par Doug Morrissey.


Un généticien fait se développer une race d'insectes qui résisteraient aux radiations si une apocalypse nucléaire venait à détruire l'espèce humaine. Un peu poussive, ce qui n'est pas dans les habitudes de Miriam Allen Deford, l'histoire de La cage manque de tenue dans ses péripéties et de danger dans ses enjeux pour nous emporter tout à fait.


J. G. Ballard propose avec Le Vinci disparu une histoire tout à fait dans le style d'Avram Davidson, où le vol d'une toile monumentale au Louvre cache en réalité des "repentirs" - d'autant plus cocasses que le De Vinci volé est en réalité… inventé !


Ballard évoque le mythe du Juif Errant en en faisant un richissime duc aux identités multiples, comme un Cagliostro. Claude F. Cheinisse en fait Le vieux, un bourlingueur des mers, et évoque avec la création de l'Etat d'Israël la fin de l'errance de tout un peuple. On assiste un peu aux débuts conflictuels d'un exode et de la constitution d'un état qui se superpose à une colonie britannique - rien d'étonnant que la crise diplomatique y paraisse permanente. On croirait lire du Jean Ray - l'antisémitisme fort heureusement en moins.


D'un style plus insolite que fantastique, assez proche de celui de Marcel Béalu, Jean Cassou nous invite à Guérir de la mort, et propose ses remèdes à la peur de la mort : l'amitié, l'amour, la répétition des gestes quotidiens, mais aussi l'imagination du danger là où il n'y a qu'étrangeté que l'on peut traverser en demeurant intact, ou encore... le meurtre. Etrange et plus profond qu'il n'y parait.



Dans la Revue des livres, Gérard Klein divulgâche un peu la découverte d'un roman de Herbert W. Franke devenu difficile à trouver de nos jours. Nous vous le proposons en bonus (par un clic sur la couverture de l'ouvrage).

BONUS !
Herbert W. FrankeLa cage aux orchidées

 

Deux groupes, sur une planète inconnue, se disputent une ville, ou plutôt le secret d’une ville. Deux garçons et une fille progressent vers le centre de cette ville énigmatique, avec des allures de voyous. Ils brûlent de l’enthousiasme de la découverte et, en même temps, de l’excitation du jeu. Car ils luttent contre l’autre équipe. Leur quête n’a rien de scientifique. Ce qu’ils cherchent, c’est à connaître, avant les autres, le visage, l’apparence des êtres disparus qui peuplèrent la planète et construisirent la ville ; c’est, au fond, à atteindre la dernière case de ce singulier jeu de l’oie. Tous les coups sont permis. Même les coups bas. La mort est la rançon de l’imprudence.


Une mort temporaire, toutefois, même si elle ne renie rien de la souffrance et de l’angoisse ! À peine le premier essai a-t-il sombré dans la destruction que le second commence. Nos héros immortels s’affrontent comme des enfants sur un terrain de jeu ; mais avec des armes un peu plus sérieuses qu’une chaîne de vélo. Ils se traquent dans la ville déserte, s’exécutent, recommencent, attentifs à démêler le sens du labyrinthe entre deux combats. Leurs loyautés sont changeantes, leurs passions instantanées. Leurs vies sont les foulards qui s’échappent des ceintures de grands jeux. Tout est irréel. La ville n’est qu’une occasion de faire semblant d’être, d’avoir peur, de souffrir. Voilà pour le premier thème : des blousons noirs se disputant le trésor de l’inconnu, non pour le posséder, mais pour le ravir. Des gamins éventrant un cheval de bois, une poupée pour découvrir ce qu’ils contiennent, et s’arrachant les morceaux. Des jeux stériles et somme toute impitoyables.


Le second thème concerne la ville elle-même. Car ils pénètrent en elle, d’abord poussés dans l’aventure par le souci de triompher, puis évoluent lentement vers la recherche du secret. Et la ville se défend bien, à force d’illusions. Ses habitants semblent l’avoir abandonnée, sous le couvert de défenses efficaces, pour de bon, sans même laisser derrière eux le signe de ce qu’ils furent. Convertie en luna-park, la ville oubliée accueille ses nouveaux parasites. Elle est morte au dehors et ses murailles comme ses demeures s’effondrent sous la caresse du temps et sous l’impact des météores. Mais elle vibre encore, à l’intérieur, d’une vie mécanique, génératrice de rêves. Car la progression de nos héros vers le cœur de la ville est aussi une démarche vers une illusion toujours plus perfectionnée. Un point pressé dans la muraille, et des scènes immuablement recommencées surgissent d’un passé inappréciable. Est-ce vers le rêve, dans la profondeur centrale de la ville, que se sont évadés ses habitants ?


Troisième thème. Si nos héros risquent leur vie, s’ils se massacrent avec générosité, s’ils ne reculent pas, pour fracturer les serrures de la ville, devant des expédients aussi considérables qu’une bombe atomique, c’est qu’ils ne risquent rien et qu’ils agissent en somme par procuration. Leurs corps sont à l’abri sur une planète lointaine, la Terre, et ce sont des marionnettes à leur image qu’ils manipulent au milieu des dangers. D’où le Jeu. La ville tout entière est devenue un billard électrique géant.


Rien n’est interdit parce qu’on n’est pas, physiquement, présent. Et lorsque nos héros, saisis à la fin par la curiosité au point de conclure des alliances, percent enfin le secret de la ville, c’est pour découvrir que ses habitants ont le visage de leur propre avenir, qu’ayant été au bout de l’illusion que dispensent sans effort, dans l’immobilité, des machines protectrices, ils ont renoncé tout à fait à la vie, et baignent dans l’inaccessible nirvana biologique. Réduits à un état larvaire, ils sommeillent dans des cryptes. L’explosion déclenchée par les humains pour tenter d’atteindre le cœur de la cité en a tué quelques-uns ; et c’est l’occasion d’un étrange procès où deux de nos héros humains s’entendent condamner à une mort que nul, sur ce monde, ne peut leur infliger. Réveillé par l’accident, toutefois, l’un d’eux s’arrachera à l’illusion du jeu et s’avancera, titubant, vers la réalité, si faible que ses chances de l’atteindre, et plus encore de la vaincre, apparaissent négligeables.


Le sujet de ce livre est donc l’aliénation. C’est un sujet aujourd’hui commun, et plus particulièrement peut-être dans la littérature allemande, que cette aliénation infligée à l’homme par la machine et par la civilisation, qui l’extraient toutes deux de la nature. En cela, le livre de Herbert W. Franke, qui s’enfonce dans le pessimisme en concluant à la quasi impossibilité pour une espèce intelligente d’échapper au mirage, n’est pas d’une originalité remarquable. Il a toutefois le mérite de nous présenter deux stades de l’aliénation qui sont au-delà du nôtre. Dans le premier, celui des humains, quoique le contact du réel ne soit plus immédiat, la communication demeure possible et, avec elle, le refus et la conscience. Les équipes luttent l’une contre l’autre, même si c’est dans le cadre d’un jeu. Dans le second, au contraire, le rêve est devenu le mur étanche qui circonscrit d’irréversibles solitudes. L’homme – car c’était bien d’hommes qu’il s’agissait – a accompli son orbe. Rejeté au début des temps, ou, du moins, de son temps, de la nature inconsciente, incapable à la fois d’assumer cet exil et de résoudre cette contradiction, il s’est échappé avec un succès croissant dans l’irréalité par les truchements successifs du langage et de la machine. Ne pouvant supporter d’être exclu de l’univers extérieur, il s’est réfugié dans l’autre, l’interne, au point de succomber tout à fait à l’éternelle tentation du solipsisme. Soucieux de réduire les conflits et résultant lui-même d’innombrables conflits, il se nie et s’achève en atteignant son but. Il sort alors de l’Histoire, non pour atteindre un monde de plus grande réalité, mais de moindre connaissance. Devenu aveugle et sourd, insensible, protégé, il cesse même de rêver, et retourne à l’obscure et fragile rumination du protoplasme. Soucieux d’abolir toute agression, il s’enferme lui-même dans une cage indestructible, la cage aux orchidées.


Ce procès que Herbert W. Franke intente à l’homme par la voix impassible des machines est, on le voit, à la fois de nature métaphysique et de signification sociale. D’un côté, il condamne presque irrémédiablement ce qui est jeu en nous, c’est-à-dire aussi création, mystère, invention et rêve, qui nous détournent avec une louche sollicitude à la fois du monde et des autres. De l’autre, il s’attaque au temps présent et rejette cette épaisseur technique qui nous écarte du réel. Ces engins, ces illusions parfaites sont nos voitures et nos films qui contiennent certes les germes de tous les solipsismes. Le spectacle est une procuration, et déjà l’effet de ces interpositions se fait sentir : la violence est tolérée mieux et plus que jamais (tolérée et non subie), parce qu’elle est contemplée plus souvent qu’elle n’est ressentie ; il y a dans la conduite automobile une redoutable irréalité qui débouche quelquefois sur l’interruption d’un destin. La ligne de démarcation entre le rêve et la réalité oscille au point que le rêve s’empare parfois entièrement de l’être, tandis que le réel ne lui laisse plus qu’un goût de cendres insupportable. Au demeurant, notre réalité quotidienne ne peut lutter à armes égales avec l’imaginaire, parce que l’écran même dont l’homme social s’entoure pour mieux se protéger contre l’incertitude du temps neutralise pour lui le sel des choses.


Si la dureté des circonstances de la vie aliène, leur morne douceur aliène tout autant. Les blousons noirs ne sont que d’éternels guerriers, oubliés d’un combat qui se mène sans eux, ailleurs ou avant eux, et auquel ils n’ont eu et n’auront pas de part. Puisque la réalité leur refuse un défi à la dimension de l’énergie humaine, il leur faut en trouver un dans l’inutile. En bref, l’homme cherche à surmonter les malédictions des dieux, mais, y étant parvenu, il se perd faute d’adversaires. Les décadences, selon l’évangile de Franke, résultent, pour une société ou pour un homme, de la satisfaction de leurs propos. Un homme qui accomplit son destin meurt. Une société s’immortalise dans l’absence, ou disparaît.


Roman désespéré, au fond, malgré la ligne d’horizon qu’il dévoile à la fin, le livre de Franke est sans doute profondément imprégné de la situation de l’Allemagne contemporaine, c’est-à-dire de celle d’une société sans idéal, ou plutôt sans défi autre que celui de vieux revenants, d’une société écrasée par la sécurité. En quoi il intéresse et inquiète, car il témoigne d’une crise morale si grave et si profonde qu’on ne lui voit d’issue que dans la quête d’on ne sait quel mystère et l’irruption d’on ne sait quel délire absurde et brutal. La bourgeoise Allemagne est proche des blousons noirs en ce qu’elle ne se conçoit pas d’autre avenir que celui de la vacance. Et c’est ce mal, si l’on ne vient combler ce loisir, qui s’étend aujourd’hui à la vitesse de la gangrène dans une chair trop saine, mais tuméfiée. Nul n’en est exempt.


La forme du livre de Franke sert convenablement son propos, sans plus. L’exposition adroite cerne bien un mystère que j’ai malheureusement peut-être défloré. Et le soin minutieux, systématique avec lequel l’auteur décrit sa ville aurait quelque chose de fascinant si la traduction ne l’avait sans doute aucun défigurée. J’ai tenté en vain de me retrouver dans ce labyrinthe que Franke a pourtant voulu précis. On l’a trahi. La carte est fausse et, quoique derrière elle, on puisse discerner encore les ombres du paysage, c’est dommage. Il faut déplorer que la première œuvre allemande accueillie dans cette collection ait été de la sorte maltraitée avec une application toute scolaire.

Gérard KLEIN

22 octobre, 2025

Fiction n°127 – Juin 1964

Un maximum de raretés qui ne seront plus republiées ensuite, parmi lesquelles des nouvelles de Fernando Arrabal, de Robert F. Young, du prolifique Keith Laumer, ou encore de Michel Demuth sous le pseudonyme de Jean-Michel Ferrer (dont les écrits demeurent étonnamment absents des recueils demuthiens). Le numéro s'ouvre sur le Prix Hugo 1964 de la nouvelle, plutôt une novella (et Fiction s'aligne ici sur la ligne éditoriale toute neuve de Galaxie), signée Poul Anderson, qui tient lieu de pilier avec un classique de Richard Matheson.

Un fauteuil pour deux… extraterrestres !

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Sommaire du Numéro 127 :


1 - (non mentionné), Nouvelles déjà parues des auteurs de ce numéro, pages 6 à 6, bibliographie


NOUVELLES


2 - Poul ANDERSON, Pas de trêve avec les Rois ! (No Truce with Kings, 1963), pages 7 à 69, nouvelle, trad. Pierre BILLON

3 - Keith LAUMER, Unité de combat (Combat Unit, 1960), pages 70 à 83, nouvelle, trad. Michel DEMUTH *

4 - Jean-Michel FERRER, ...et jeune à nouveau, pages 84 à 87, nouvelle *

5 - Robert F. YOUNG, Amour sidéral (The Eternal Lovers, 1963), pages 88 à 91, nouvelle, trad. Michèle SANTOIRE *

6 - J. P. SELLERS, Pete fait mouche (Pete Gets His Man, 1963), pages 92 à 101, nouvelle, trad. Michel DEUTSCH *

7 - Richard MATHESON, La Fille de mes rêves (Girl of My Dreams, 1963), pages 102 à 114, nouvelle, trad. Christine RENARD

8 - Wenzell BROWN, Le Persécuteur (The Follower, 1964), pages 115 à 125, nouvelle, trad. Pierre BILLON *

9 - Lieutenant KIJÉ, La Main, pages 126 à 129, nouvelle *

10 - Alain MARK, Les Béquilles, pages 130 à 133, nouvelle *

11 - Fernando ARRABAL, Concert dans un œuf, pages 134 à 136, nouvelle *

 

CHRONIQUES


12 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 137 à 143, critique(s)

13 - COLLECTIF, Le Conseil des spécialistes, pages 145 à 146, critique(s)

14 - Bertrand TAVERNIER, L'Homme démoli, pages 147 à 150, article

15 - Jacques GOIMARD, Petit salmigondis ébouriffé, pages 150 à 157, article

16 - (non mentionné), Table des récits parus dans « Fiction » - Janvier à Juin 1964, pages 158 à 159, index


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Malgré son Prix Hugo de la nouvelle décerné en 1964, Pas de trêve avec les Rois ! (dont le sujet pourra rappeler le dernier Douglas Kennedy : "Et c'est ainsi que nous vivrons") est un long, très long, peut-être trop long, récit d'une bataille décisive entre deux factions armées dans des Etats d'Amérique divisés et en guerre fratricide. On retrouve le contexte retro futuriste de Poul Anderson qui imagine une lente et périlleuse reconstruction d'après guerre nucléaire, mais en y adjuvant ici la présence d'extraterrestres manipulateurs mais au final très accessoires. Bavard, bien écrit mais trop souvent inutilement compliqué, le récit tourne un peu court quand il s'agit de proposer un enjeu ou une moralité. 
 

Keith Laumer décrit bien la pensée désaffectée et opératoire d'une machine de guerre, une Unité de combat, un peu comme si un drone pouvait prendre des initiatives. Il en résulte une incapacité humaine à désamorcer durablement ou définitivement de telles mécaniques. A méditer. 

Michel Demuth / Jean-Michel Ferrer utilise des codes novateurs pour agrémenter et contextualiser …et jeune à nouveau, sous une forme qui se fera plus fréquente dans les années à venir, notamment chez John Brunner (imitant lui-même et en réalité John Dos Passos). Concis et touchant.

A l'heure de la course à la Lune, Robert F. Young imagine avec Amour sidéral une romance assez bradburyenne, mais contrairement à ce dernier, la femme ne se contentera pas de subir un revers et un deuil. Et toujours la présence vivante de la poésie.

Un héros de bande dessinée issu des dernières pages d'un quotidien devient embarrassant pour son créateur harassé. Pete fait mouche est une bonne petite nouvelle qui traite d'un sujet rarement abordé : quand la fiction contamine la réalité. L'auteur, J. P. Sellers, est par contre un parfait inconnu, et n'aura pas contaminé le monde de la S.F.

Après un super détective de papier qui fait mouche à tous les coups, on peut dire que Richard Matheson sait manier ses effets, et qu'il sait nous emmener où il le désire, même quand on pressent la fin. Dans cette histoire d'escroc qui exploite les dons d'une medium, La fille de mes rêves, l'affaire est habile mais la morale est sauve. On imagine aussi, en apprenant que la medium s'appelle Carrie et qu'elle suscite l'animosité, le jeune Stephen King s'extasiant devant le talent du maître… 


On a tout de même bien le droit de choisir son propre persécuteur et le suiveur doit avoir la faculté de suivre les traces de la victime qui lui convient. " Fiction présente ainsi la nouvelle Le persécuteur de Wenzell Brown comme issue d'une nouvelle tendance : " Ce fantastique d’une veine toute moderne plonge de profondes racines dans l’étude des troubles et déviations de la personnalité. " - mais ce serait oublier la "veine toute moderne" de Guy de Maupassant et son "Horla", pour ne citer que celui-là. On croirait même à une version inversée de "L'homme des foules" de Edgar Poe (" J’aurais voulu crier pour réclamer le silence, mais je doutais fortement de faire entendre ma voix, et même dans ce cas, qui m’aurait obéi ? ") On pensera aussi aux personnages décalés des nouvelles de Roland Topor. Quoi qu'il en soit, voilà bien une histoire ou le grotesque et l'absurde tentent de se voler la vedette. Pour notre plus grand plaisir. 

Simplicité du style, une ambiance faussement détendue… Lieutenant Kijé parle d'emprise dans La Main, texte à tiroir, qu'il faut lire avec attention pour que nous parvienne l'enjeu. Appréciable, pour une fois chez cet auteur. 


Un ton et de l'absurde très proche du style de Topor, encore une fois, avec Les béquilles, une histoire d'objet dont on ne pourrait pas se passer, déclinable à l'infini (remplacez "béquilles" par "smartphone" et "marcher" par "communiquer", pour voir…). Un bon moment signé d'un auteur mystérieux qui signe Alain Mark.
 

Concert dans un œuf est une rêverie surréaliste de Fernando Arrabal, qui décline son propre univers ( Lys de sa pièce "Fando et Lys" est évoquée) de façon suffisamment concise pour ne pas lasser.


Dans la "Revue des films", Bertrand Tavernier détaille le parti-pris de Ray Milland, réalisateur et acteur principal de "Panique année zéro". Il en parle comme étant "du Bradbury distancié". On se souviendra peut-être que le sujet et le scénario sont à rapprocher très intimement à la nouvelle de Ward Moore "Les nouveaux jours" et sa suite "L'aube des nouveaux jours" (in Fiction n°23 et 24). Mais Ward Moore n'a pas été crédité au générique. Et pour cause : Tavernier nous signale que le scénario signé Jay Simms a été adapté d'une de ses nouvelles. Toutefois, malgré nos recherches, nous n'avons pas trouvé de nouvelles publiées de cet auteur, scénariste avant tout pour le cinéma, puis la télévision.

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