09 juillet, 2025

Fiction n°119 – Octobre 1963

Beaucoup d'histoire d'êtres humains exploités par des forces hostiles ou non, qu'elles soient démoniaques ou extraterrestres; et surtout : beaucoup de nouvelles restées depuis inédites en recueil, par des grandes vedettes du calibre de Poul Anderson, Fritz Leiber, ou Robert Silverberg, excusez du peu !

Un clic avec la pince de droite, chère amie ?

Comme pour toutes nos publications, un clic droit sur la couverture

vous invitera à télécharger le livre au format epub.

Sommaire du Numéro 119 :


1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 3, bibliographie

NOUVELLES

2 - Poul ANDERSON, Que succombe l'incube ! (Operation Incubus, 1959), pages 4 à 21, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE *

3 - F.K.B., Lessivage, pages 22 à 29, nouvelle *

4 - Robert SILVERBERG, Le Vents de Siros (The Winds of Siros, 1957), pages 30 à 54, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE *

5 - Alain DORÉMIEUX, Les Bêtes, pages 55 à 57, nouvelle

6 - Fritz LEIBER, Petite planète de vacances (Game for Motel Room, 1963), pages 58 à 66, nouvelle, trad. Christine RENARD *

7 - ARCADIUS, Chronique des rapaces, pages 67 à 83, nouvelle

8 - John COLLIER, Un match difficile (After the Ball, 1933), pages 84 à 102, nouvelle, trad. René LATHIÈRE

9 - Bernard MANIER, L'Intrus, pages 103 à 107, nouvelle *

10 - Avram DAVIDSON, Je ne vous entends pas... (I Do Not Hear You, Sir, 1958), pages 108 à 118, nouvelle, trad. René LATHIÈRE

11 - Daniel MEAUROIX, Seuls toi et moi, mon amour, pages 119 à 127, nouvelle

12 - Kit REED, Le Nid vide (Empty Nest, 1959), pages 128 à 135, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE *

13 - GÉBÉ, La Ville, pages 137 à 141, portfolio 

CHRONIQUES


14 - Pierre STRINATI, Le Festival de SF de Trieste, pages 142 à 144, article

15 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 145 à 153, critique(s)

16 - Alain DORÉMIEUX & Jacques GOIMARD, Notules, pages 155 à 159, article


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Dans Que succombe l'incube !, on retrouve le couple sorcière - loup-garou Matuchek, en prise avec la tentation d'un incube. Une aventure conjugale sympathique mais sans plus de la part de Poul Anderson.

Le mystère reste entier au sujet de l'auteur F.K.B. La rédaction de Fiction s'amuse à nous berner d'indices peu diserts ("Ajoutons qu'il a choisi ces initiales mystérieuses parce que son vrai nom est l'homonyme de celui d'un auteur qu'il déteste.") qui nous ferait presque penser que notre acronyme anonyme n'apprécie pas Frantz Kafka (!!??). Pour ce qui est du sujet, la nouvelle l'expose clairement :

Plus de 60 ans auparavant, quelqu'un avait calculé que, si la consommation mondiale de détergents continuait à croître sur sa lancée, la proportion de produits moussants dans l'eau des océans atteindrait vers 2040 le seuil critique permettant aux mers de se mettre à mousser. 

Le récit reprend les modèles de Ward Moore ("Encore un peu de verdure"), de Jacques Sternberg ("La sortie est au fond de l'espace") ou de John Wyndham ("Le péril vient de la mer"), ou plus directement encore Alan Nelson et sa nouvelle "Les conséquences d'un savon" (in Fiction n°8) pour brosser une fin du monde détergente. Rien de très original, mais ce Lessivage est plaisant à parcourir.

Deux hommes et deux femmes en huis clos (Sartre est même cité), entourés par Les vents de Siroset une histoire d'implantation coloniale sur une planète étrangère somme toute assez accessoire, car l'essentiel de la nouvelle de Robert Silverberg n'est pas là, mais bien plutôt dans la révélation des oppressions qui les dominent, et qui ne prendraient fin qu'en les dépassant. Silverberg, assurément, a encore mûri.

La domestication vue de l'autre versant, celui de l'animal exploité... Mais ici l'animal a un langage humain qui témoigne de son plaisir coupable de servir de nourriture à un exploitant bien étrange, qu'il dénomme Les bêtes. On retrouve bien les thèmes vampiriques et hédonistes de Alain Dorémieux, qui s'octroie le luxe de publier deux de ses nouvelles dans un même numéro (à la manière de Galaxie 1ère série, en masquant le doublon sous un pseudonyme).

Une délicieuse histoire d'amour partagé entre un homme qui réalise son machisme banal et une femme aimante mais... Fritz Leiber nous entraîne pas à pas dans un dédale policier aux enjeux cosmiques, et (pour une fois) avec beaucoup de tendresse pour cette Petite planète de vacances et ses habitants.

"Nous nous préparons un moyen âge où la barbarie sera servie par la technique". Arcadius cite ici Nietzsche (nous n'avons pas retrouvé la source de cette citation, avis aux amateurs !). Pour illustrer cet aphorisme, et après le danger qui vient de l'humain lui-même (dans la nouvelle de Silverberg notamment), un autre danger qui vient de l'intérieur : du pouvoir dictatorial, qui repose par définition sur une extrême violence et une grande arrogance, et finit par créer de lui-même les conditions de sa propre chute. Dans ces Chronique des rapaces, la démonstration d'Arcadius est efficace.

Un fieffé incorruptible s'entiche de réformer un démon. John Collier s'amuse à brosser la liste des hypocrisies de la "bonne société" dans Un match difficile ; un peu gratuit toutefois.


Le destin cruel d'un couple qui ne se sait pas mal assorti... et sa résolution par le biais d'un cliché. L'intrus est une correcte nouvelle suffisamment concise pour ne pas ennuyer, mais l'écriture de Bernard Manier manque un peu de style.

Pas du meilleur Avram Davidson non plus - on a du mal à mettre en valeur l'enjeu du protagoniste de Je ne vous entends pas… On retrouve toutefois son goût pour les objets mystérieux et précurseurs de technologie à venir : ici, un téléphone du XVIIIè siècle.

A propos de l'auteur, le numéro 120 de Fiction déclarera au détour d'un tout autre sujet : "Avram Davidson, rédacteur en chef de notre édition américaine", soit le magazine américain "The magazine of Fantasy and Science Fiction". Sans remettre en question le talent de cet auteur, les lecteurs français comprendront mieux la grande diffusion de ses nouvelles dans Fiction.

Alain Dorémieux sous pseudonyme (donc), fait la jonction entre l'histoire de John Collier, où il est brièvement question d'un mannequin, et une autre histoire, celle de la Vénus d'Ille de Prosper Mérimée. En effet, il s'agit ici aussi de la jalousie d'un objet aimé, suscitée lorsqu'il se sait supplanté par une forme semblable, même plus vulgaire, mais toutefois douée de vie. C'est Seuls toi et moi, mon amour par Daniel Meauroix.

Comme toujours chez cette autrice, beaucoup d'ironie de la part de Kit Reed sur son personnage de bienfaitrice égocentrée, qui nous distrait du péril fantastique qui, construit comme Le nid vide, s'inscrit peu à peu comme une évidence tout au long du récit. Bien mené, même si gratuit.


Une petite note à l'occasion de la sortie du dernier A. E. van Vogt nous éclaire sur le champ éditorial des romans de SF anglo-saxons en ce début des années 60.

Ici, on désintègre !


Voici le dixième roman de Van Vogt traduit en français : score qui fait de cet auteur le champion toutes catégories de la science-fiction anglo-saxonne, avant Heinlein (9 traductions), Bradbury et Williamson (7 chacun). Faut-il le dire ? Nous croyons que c'est là une première place largement méritée, et que la faveur du public consacre en Van Vogt un talent exceptionnel.


Et pour terminer, L'écran à quatre dimensions nous rapporte la sortie d'un film de Ray Milland, Panic in year zero, qui rappellera certainement une nouvelle de Ward Moore (encore lui) aux lecteurs de la première heure de Fiction. Vous pouvez vous reporter au Fiction n°23 pour lire ou relire "L'aube des nouveaux jours".

02 juillet, 2025

Fiction n°118 – Septembre 1963

Un numéro très éclectique qui voit entre autre publiée la dernière nouvelle de Julia Verlanger dans Fiction, de la poésie de SF, Avram Davidson toujours apprécié, et un nouvel opus critique des Lettres d'Amérique par Alfred Bester.

Clic droit pour la nouvelle chair !

Comme pour toutes nos publications, un clic droit sur la couverture

vous invitera à télécharger le livre au format epub.

Sommaire du Numéro 118 :


1 - (non mentionné), Nouvelles déjà parues des auteurs de ce numéro, pages 2 à 2, bibliographie


NOUVELLES

2 - James WHITE, Mystère au rayon des jouets (Counter Security, 1963), pages 5 à 26, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

3 - James Henry SCHMITZ, Le Réfractaire (These Are the Arts, 1962), pages 27 à 42, nouvelle, trad. Christine RENARD *

4 - Julia VERLANGER, Chasse au rêveur, pages 43 à 50, nouvelle

5 - Fritz LEIBER, Si les mythes m'étaient contés (Myths My Great-Granddaughter Taught Me, 1963), pages 51 à 56, nouvelle, trad. Christine RENARD

6 - Colette GOUDARD, Le Rendez-vous, pages 57 à 62, nouvelle *

7 - Avram DAVIDSON, Une vengeance théâtrale (Mr. Stilwell's Stage, 1957), pages 63 à 74, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

8 - Philip Maitland HUBBARD, La Brique d'or (The Golden Brick, 1963), pages 75 à 84, nouvelle, trad. Christine RENARD *

9 - Jean CASSOU, La Fille du roi d'Angleterre, pages 85 à 97, nouvelle *

10 - William Fryer HARVEY La Bête à cinq doigts (The Beast With Five Fingers, 1928), pages 98 à 124, nouvelle, trad. Françoise MARTENON & Roland STRAGLIATI

11 - Charles DOBZYNSKI, L'Opéra de l'espace, pages 125 à 135, extrait de roman

CHRONIQUES


12 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 136 à 153, critique(s)

13 - Alfred BESTER, Lettres d'Amérique, pages 154 à 159, chronique, trad. Demètre IOAKIMIDIS

14 - COLLECTIF, Le Conseil des spécialistes, pages 160 à 162, critique(s)

15 - F. HODA, Le Monde des idées, pages 163 à 167, article

16 - Jacques GOIMARD, Revue des revues, pages 167 à 174, critique(s)

17 - (non mentionné), En bref, pages 175 à 175, article


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Mystère au rayon des jouets démarre en enquête policière menée par le veilleur de nuit d'un grand magasin pour basculer subitement en récit de Premier Contact. James White en profite pour faire état de certains clichés de la science-fiction, avec au passage une évocation de ceux de Lovecraft : 

Tully eut un frisson en songeant à ce qu'il ressentirait si l'autre devait lui arracher les deux bras et une jambe, lui retirer un… Il s'efforça désespérément de chasser cette idée pour ne plus penser qu'à des êtres pacifiques, civilisés, mais son esprit était incapable d'oublier l'autre espèce. Cette race venue d'outre-ciel, que Lovecraft s'ingéniait naguère à décrire…
Selon Lovecraft, la totalité de l'espace-temps était le domaine d'entités monstrueuses, d'êtres aussi glacés, aussi inhumains que les infinis interstellaires où ils vivaient. L'homme, avec son souci du bien et du mal, n'occupait qu'une place infime, cramponné à un minuscule grain de poussière, ignoré et ignorant dans ce continuum qui n'était qu'une obscénité blasphématoire. Tully n'aimait pas la cosmogonie de Lovecraft, mais ce dernier avait un tel talent d'écrivain que ses récits continuaient à le hanter malgré tout. Or les êtres pensés par Lovecraft étaient du genre même à dépecer une créature vivante, intelligente, sans plus de pitié que n'en montre un gamin écervelé quand il arrache les pattes à une mouche.

Un autre extrait de nouvelle, qui ne sera pas sans nous rappeler l'hypnose qui frappe la majorité de nos amis terriens :

(…) en cette ère de confort et d'abondance, les gens avaient un besoin croissant de sensations fortes et d'émotions, aussi les élucubrations les plus idiotes faisaient-elles l'affaire. Étant donné que tout le monde, même dans les coins les plus reculés, avait son poste de télévision, il s'ensuivait qu'une publicité bien montée pouvait retenir l'attention de l'univers entier. En général, cela durait un mois ou deux.

Une paranoïa toute dickienne fait balancer la lecture de Le réfractaire de la suspicion à un doute ironique. La chute n'en est que mieux ressentie. James Henry Schmitz est aussi mieux servi par la traduction de Christine Renard qu'à l'époque de ses parutions dans Galaxie.

Chasse au rêveur augure sans doute l'introduction à des aventures à venir pour Kern, le mercenaire au grand cœur (qu'on retrouvera en effet dans le recueil "Les oiseaux de cuir" sous le pseudonyme de Gilles Thomas, au Fleuve Noir). Un poil attendu, cette histoire se lit avec le même plaisir coupable ressenti en parcourant un volume de la collection Anticipation…

Ce sera, nous l'avons dit, la dernière nouvelle publiée dans Fiction de Julia Verlanger. Ce ne sera pas de l'ostracisme, en témoigne cette introduction (sans doute signée par Alain Dorémieux) :

Julia Verlanger n'écrit pratiquement plus, et c'est dommage. Elle avait démontré, il y a quelques années, un talent plaisant et rafraîchissant, portant sur un grand éventail de genres. Nous ne pouvons, en publiant cette dernière nouvelle d'elle extraite de nos réserves, que lui adresser cette requête : « Chère Madame, remettez-vous, de grâce, à votre machine à écrire ! »

Fritz Leiber, vivement, réinterprète les mythes nordiques sous l'angle de la guerre froide que traverse le monde en 1963, dans Si les mythes m'étaient contés. Il ne fait pas qu'en détailler les correspondances, mais donne un sens même à ce qu'il y ait des correspondances. Fort habile.

Bien qu'il y ait des allusions dans le décor à des éléments de SF, le Le rendez-vous que propose Colette Goudard bien que court, est passablement ennuyeux.

 

On se souvient de "La boîte à musique" de Odette Ravel (Fiction n°116), nouvelle à laquelle il manquait d'un enjeu satisfaisant pour emporter le morceau. Avram Davidson, avec une boîte magique de même acabit, dresse une diablerie de son goût, Une vengeance théâtrale autrement plus satisfaisante, toujours avec l'air de ne pas y toucher, en distrayant le lecteur avec un contexte de services aux inventions, et masquant son intrigue véritable.

Rapproché de Montague Rhodes James, Philip Maitland Hubbard signe en effet une histoire où le surnaturel surgit du quotidien. Un homme est isolé sur un bateau au large de la Cornouailles, et propose au narrateur de vendre pour lui La brique d'orun lingot d'or pur…

Jean Cassou imagine une vie parallèle pour Elisabeth Princesse d''Angleterre, qui n'avait pas été couronnée quand la nouvelle fut écrite. La fille du roi d'Angleterre date de 1933 (in "Les cahiers du Sud n°150 -avril 1933). Elisabeth a 7 ans et ne sera couronnée qu'en 1952. Comme la nouvelle l'évoque majeure, on peut imaginer que Jean Cassou extrapole sur l'année 1946 environ. Le plus troublant est qu'il imagine Elisabeth épouser un roturier, et qu'en réalité c'est son oncle Edward en 1936 qui abdiquera pour des raisons assez similaires. Sans doute que Cassou a simplement eu besoin d'une véritable princesse moderne pour donner à son récit le sel voulu pour des gens qui courent après des chimères pour enchanter le monde et la vie.

Une ambiance oppressante pour un bourreau habile : La bête à cinq doigts est une main possédée et habité d'une vie autonome contre-nature. On y détecte aussi cet humour à froid typiquement anglo-saxon de la part du méconnu W. F. Harvey.

L'opéra de l'espace propose de la poésie de SF. La forme est suffisamment rare pour qu'on la signale. Et les vers sont bien rythmés. Une curiosité signée Charles Dobzynski.



La rubrique Livres d'Amérique signée Alfred Bester nous délivre toujours son lot de petites notes anecdotiques et croustillantes. En voici une, qui décrit l'univers éditorial SF des USA dans les années 30 :

Dans les années trente, lorsque les auteurs et les éditeurs de science-fiction avaient coutume de se réunir à déjeuner une fois par semaine, le soussigné était un débutant rougissant et timide qui écoutait avec vénération la conversation des grands. Il y avait Otto Binder, représentant la moitié d'Eando Binder qui écrivait effectivement ; Manly Wade Wellman, qui avait toujours à sa disposition un verre de vin et une centaine d'anecdotes sur le Sud ; Malcolm Jameson, officier naval jusqu'au bout des doigts, et sa jolie fille, vers laquelle convergeaient tous les regards ; et Edmond Hamilton, un gentleman austère, avec une mince moustache à la Clark Gable.

C'étaient là les auteurs actifs qui, avec quelques autres, assuraient les affaires des vieux magazines comme Thrilling Wonder, Startling, Astouding et Amazing Stories. Nous nous souvenons d'avoir demandé à un rédacteur en chef quelle était la qualité particulière qui rendait ces auteurs si précieux. Il nous avait répondu : « La régularité. Ils écrivent parfois une histoire véritablement mémorable, mais ils n'en écrivent jamais de mauvaises. Nous pouvons toujours compter sur eux. »

Savez-vous depuis quand existe la catégorie "Cinéma Bis" ? Il semblerait bien que cela soit depuis 1963. Jacques Goimard passe en revue les revues, et en extrait cette analyse :

(…) laissons parler Cinéma 63, la plus lue de toutes les revues de cinéma, donc celle qui peut faire le plus pour le cinéma fantastique, d'autant que ses positions généralement raisonnables (quelquefois trop) incitent mieux l'agneau-lecteur à se jeter sans méfiance dans la gueule du loup.

Cette revue ouvre, dans son numéro d'avril, le dossier du « cinéma-bis » : notion plus large que celle de cinéma fantastique ou SF, et qui recouvre en gros tout le cinéma fou, celui que les rédacteurs définissent, un peu restrictivement d'ailleurs (et Fritz Lang ?), par son incompatibilité avec les valeurs traditionnellement admises des historiens de cinéma.

Pierre Billard, dans son introduction, situe bien le moment historique : « Le moment a sonné des révisions déchirantes. Le cinéma tout entier est remis en question. Les films de second rayon voient s'ouvrir devant eux le purgatoire d'une projection dans un club de fanatiques, le paradis d'un numéro spécial dans une revue spécialisée. Le vrai, le grand cinéma de nos pères et de notre jeunesse, le cinéma parlant, pensant, adulte, académique, est contesté de tous côtés. Voici venir le règne du cinéma-bis, absurde, abracadabrant, fantastique, horrible, magique et charmant. » (p. 34). 

En fait l'attitude de la nouvelle génération n'est plus exactement celle des amateurs traditionnels de fantastique : le « cinéma-bis » est devenu pour elle l'instrument d'une révolte généralisée contre le cinéma de papa. Pierre Billard, quant à lui, adopte une position nuancée, considérant cette remise en question comme stimulante, à condition de ne pas exagérer ; « à condition de ne pas remplacer l'académisme par un byzantinisme plus stérile encore. À condition de ne pas remplacer les faux dieux abattus par un culte tout aussi absurde du futile, de l'ornemental, du superficiel et du désinvolte bâclé. À condition de ne pas prendre l'insolence pour du génie, ni l'anti-intellectualisme pour de la culture « moderne ». (p. 34). 

25 juin, 2025

Fiction n°117 – Août 1963

Evelyn E. Smith, Frederick Pohl… nous avons l'impression de retrouver le ton des Galaxie 1ère série ! La reprise de cette défunte revue se prépare d'ailleurs chez Opta. Par ailleurs, nous noterons l'entrée de John Brunner parmi les baroudeurs du PReFeG.

Côté graphisme, ce numéro sera le dernier avec le logo Fiction originel (dans le triangle, forme abandonnée depuis le numéro 105 - un an auparavant - et qui faisait des allers et retours depuis le numéro 86). A observer le dessin, il aurait fort bien pu convenir au numéro 112, qui éditait "Le jardin du temps" de Ballard. C'est à croire que la rédaction a attendu la prochaine nouvelle de Ballard pour se servir de cette couverture, avec l'ancien logo intégré par Forest.

Mignonne allons voir si le clic droit...

Comme pour toutes nos publications, un clic droit sur la couverture

vous invitera à télécharger le livre au format epub.

Sommaire du Numéro 117 :


1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 3, bibliographie


NOUVELLES


2 - Evelyn E. SMITH, De tout pour faire un monde (They Also Serve, 1962), pages 6 à 28, nouvelle, trad. Régine VIVIER

3 - Frederik POHL, Pour des canards sauvages ! (Punch, 1961), pages 29 à 33, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

4 - John BRUNNER, Rêve par procuration (Such Stuff, 1962), pages 34 à 49, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE

5 - Roland TOPOR, La Douceur de vivre, pages 50 à 53, nouvelle *

6 - G. C. EDMONDSON, Statu quo (The Status Quo Peddlers, 1957), pages 54 à 60, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

7 - Brian ALDISS, Échardes (Shards, 1962), pages 61 à 69, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE

8 - Jean-Jacques OLIVIER, Message pour le futur, pages 70 à 88, nouvelle *

9 - J. G. BALLARD, Le Sel de la terre (Now Wakes the Sea, 1963), pages 89 à 98, nouvelle, trad. Christine RENARD

10 - Mario SOLDATI, La Balle de tennis (La palla da tennis, 1962), pages 99 à 110, nouvelle, trad. Roland STRAGLIATI

11 - Christine RENARD, Les Naufrageurs, pages 111 à 116, nouvelle

12 - Jacques STERNBERG, Le Reste est silence, pages 117 à 134, nouvelle

13 - Jacques LOB, Humour : Lob, pages 135 à 140, bande dessinée

 

CHRONIQUES


14 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 141 à 156, critique(s)

15 - Jacques GOIMARD, L'Écran à quatre dimensions, pages 157 à 163, article

16 - Demètre IOAKIMIDIS, Des Voyages Extraordinaires considérés comme autoportrait vernien, pages 164 à 167, article

17 - Jacques GOIMARD, Quintessence du space-opera, pages 168 à 171, critique(s)

18 - Maxim JAKUBOWSKI, Échos d'Angleterre, pages 172 à 176, article



* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


L'avis du PReFeG :

Dans De tout pour faire un mondeEvelyn E. Smith nous sert de ses utopies humoristiques dont elle a le secret (ici : Un monde où "les choses appartiennent à ceux qui leur ont donné la beauté"). Peut-être un peu longuet, mais il ne faudrait pas bouder notre plaisir.

Pour des canards sauvages fera inévitablement repenser à "Comment servir l'homme" de Damon Knight (in Galaxie 1ère série n°1); Frederik Pohl nous y laisse pressentir en les suggérant habilement tout un tas de chutes possibles, car on sent bien venir l'histoire à chute… un peu éventée par le passable traducteur René Lathière.

John Brunner, encore jeune mais aussi barbu, pourvu d'un flegme tout à fait anglais. En ce moment, il semble faire irruption absolument partout dans les revues d'outre-Atlantique, et compte une douzaine de romans sous son nom ou son pseudonyme de Keith Woodcott. 
(Maxim Jakubowski in "Échos d'Angleterre")

Une fois de plus la traduction du titre (Rêve par procurationen révèle un peu trop. Le titre orignal, "Such stuff" - "une étoffe pareille", ou "une telle étoffe" - fait référence aux vers de Shakespeare dans "La tempête" : "Nous sommes faits de l'étoffe des songes…" Dans cette première nouvelle, à paraître dans Fictionde ce jeune auteur de moins de trente ans, John Brunner,  un protocole expérimental sur le sommeil tente de circonvenir l'importance de rêver dans le maintien de l'équilibre psychique. Ceux qui en sont empêchés développent des troubles de l'humeur… Sauf une personne. On n'est pas encore dans les grands thèmes politiques et sociaux qui feront la notoriété de Brunner, plutôt dans ceux que Ballard appelle de tous ses vœux (voir plus loin), mais l'ensemble se parcourt avec plaisir.

Roland Topor débusque l'indolence qui couve dans toute situation dénuée de drame ou d'adversité - comme quoi le bonheur, ou La douceur de vivre, pourrait être déprimants. Mais le docteur détient le remède à la mélancolie !

Statu quopetite histoire post-apocalyptique, laisse entendre que la fin du monde ne saurait se décliner au singulier, et que tout ne prend pas fin de la même manière, ni à la même vitesse. Ce qui prend réellement fin, c'est la cohésion des territoires entre eux.  Par G. C. Edmondson.

Il faut peut-être lire Échardes une seconde fois pour apprécier le flot d'images surréalistes qui en constitue les trois quart. Brian Aldiss audacieux et somme toute concis.

Message pour le futur propose de l'aventure et des péripéties, certes. Mais demeure l'impression que l'auteur, Jean-Jacques Olivier, découvre par lui-même la science-fiction et ses grands thèmes, comme si le texte datait de 1953. Un passage au sujet de la publication rappellera les petites facéties de Jean Lec …  

« Pourquoi vous êtes-vous adressé à moi ? »

— « Parce que vous êtes écrivain et que vous allez écrire cette histoire. Vous l'appellerez « Message pour le futur » et elle paraîtra dans le n° 117 du mois d'août de l'année 1963 de la revue « Fiction ». Tout est venu de la découverte dans nos archives de ce numéro de « Fiction ». Ceci nous permettait de vous situer dans le temps et de vous contacter. »

(…) en mai 1962, vient [le] tour [de J. G. Ballard] d'écrire l'éditorial d'honneur pour « New Worlds SF », la meilleure revue anglaise, tâche que Carnell offrait à tour de rôle à ses meilleurs auteurs pour que ceux-ci y reflètent leurs vues sur l'état de la SF moderne. L'article de Ballard était intitulé « Which way to inner space ? » (Quel chemin pour l'espace intérieur ?) ; de façon catégorique, Ballard y annonçait un déclin de la SF si celle-ci n'abandonnait immédiatement la solution space-opéra et tout recours au voyage dans l'espace. La révolution était de taille ! À partir de là, il prêchait une reconquête de la psychologie humaine par le biais de l'insolite, et jurait publiquement de ne plus illustrer que ce thème dans ses écrits.

(Maxim Jakubowski in "Échos d'Angleterre")

J. G. Ballard joue avec Le sel de la terre et les réminiscences de l'espèce humaine, à moins qu'il ne s'agisse de prémonition sur l'inexorable montée des eaux de l'océan. Quoi qu'il en soit, encore un de ses récits de décompensation psychotique.

La balle de tennis de Mario Soldati nous décrit une ambiance de villégiature en déréliction qui rappellera celle de "L'invention de Morel" de Bioy Casarès (in Fiction n°103), ou "L'année dernière à Marienbad" de Alain Resnais. Avec un enjeu moindre toutefois, et du fantastique à posteriori. 

Une ambiance encore dans Les naufrageurs, ici labyrinthique. Le ton de Christine Renard rappellerait du Topor au féminin, étrange mais sans cruauté.

Toujours cette désespérante vacuité de vivre chez Jacques Sternberg, dans Le reste est silenceune variation sur l'amour et la mort assez similaire à sa "Marée basse" (voir Fiction n°60). Un peu longuet avant le motif final, dont voici un extrait (attention au divulgâchage) :

Elle avait oublié son agenda sur la table. Je le pris, je le feuilletai machinalement. Puis, immédiatement, mon attention fut alertée, quelque chose se figea en moi. Je le feuilletai très lentement, sans comprendre.

Sur chaque page correspondant à deux jours, il y avait deux noms. Un nom par jour. Toujours des noms différents, pour chaque jour. Toujours un prénom, un nom de famille. Parfois un nom de femme, parfois un nom d'homme. En dessous de ces noms, des chiffres dont je ne comprenais pas le sens. Comme s'il s'agissait d'un code. Et derrière chaque nom un gros point noir, bien dessiné, bien net.

Les amateurs de mangas seront surpris de constater que Jacques Sternberg a inventé le "Death Note" en 1963 ! 


Une fois n'est pas coutume, mais coutume n'est pas règle non plus, nous vous proposons en bonus cette semaine un ouvrage de "vulgarisation" scientifique, qui, à en croire la critique qu'en fait Demètre Ioakimidis, mérite l'intérêt.

Jean Charon. Du temps, de l'espace et des hommes. 

"Enregistrer sous" par clic droit pour votre bonus !
Voici un ouvrage qui fait, en quelque sorte, pendant à l'excellente Connaissance de l'univers, du même auteur. Jean Charon s'est attaché, en ces 170 pages, à montrer les directions dans lesquelles l'horizon de la science se confond avec celui de la philosophie, de la métaphysique et de la religion. Le contact de l'homme avec l'univers exige la reconnaissance de ces vastes points d'interrogation, auxquels la science s'efforce de substituer une explication, mais que les autres domaines du savoir ont également abordés. Disciple convaincu de Teilhard de Chardin, Jean Charon estime que la notion de psychisme peut permettre de lever les incompatibilités qui semblent opposer sur certains points les explications scientifiques aux convictions religieuses. Il invoque également l'inconscient collectif de Jung, et propose une esquisse de synthèse qui mérite d'être méditée.

Le courage de l'auteur est grand, d'aborder des problèmes tels que ceux de la vie et de la mort, après avoir choisi comme point de départ ceux de l'espace, du temps et de la matière, fort simples, et pour ainsi dire prosaïques, par comparaison. Mais son exposé est fait avec un sens très aigu de la gradation, gradation évoquant les démarches de ce qu'on pourrait appeler la curiosité scientifique collective de l'humanité : au fur et à mesure qu'une réponse est acquise, elle prend sa place dans une vision plus complexe dont il s'agit de dégager le plan d'ensemble. N'est-ce pas là une façon d'interpréter les progrès du savoir scientifique au cours des trois cent cinquante dernières années ? 

L'exposé de Jean Charon demande de l'attention et une certaine capacité de concentration, plutôt qu'il ne fait appel à des connaissances scientifiques profondes. S'il résume diverses acquisitions de la science contemporaine (et comment faire autrement, devant le but qu'il s'est fixé ?), l'auteur suppose surtout, chez son lecteur, la faculté de raisonner, celle d'embrasser un horizon scientifique vaste, et aussi celle d'abandonner certaines acquisitions de l'enseignement officiel. Par exemple, il insiste sur le fait que la géométrie euclidienne, parfaitement valable en sa qualité d'approximation dans le cas de l'univers limité auquel le collégien doit l'appliquer, n'est point valable lorsqu'il s'agit d'embrasser des galaxies. Il insiste de même sur tout ce qu'il y a de relatif dans la notion de simultanéité dès que l'on se place sur le plan cosmique : le signal le plus rapide dont nous disposons – la lumière – ne transmet des informations qu'à une vitesse finie, et ce temps de transmission doit être pris en considération lorsqu'on envisage des distances à l'échelle du parsec.

On peut résumer le plan de l'exposé de la façon suivante : Jean Charon commence par évoquer la soif de connaissance qui anime l'élite de l'espèce humaine, puis il aborde les constituants de notre univers – l'espace, le temps, la matière – pour se demander si cet univers nous sera totalement accessible, s'il a des limites dans le temps ou dans l'espace, et s'il peut abriter d'autres êtres intelligents. Il s'agit des questions qui formaient la substance des quatre fameux livres de l'Abbé Moreux – « D'où venons-nous », « Où sommes-nous », « Qui sommes-nous », « Où allons-nous » – mais elles sont abordées avec une largeur d'esprit et une capacité de synthèse beaucoup plus grandes. C'est dans la seconde moitié de son ouvrage que Jean Charon expose la notion de psychisme, ce qui l'amène à considérer des problèmes tels que la vie et la mort, la situation de la science comparée à celle de la religion, ou l'évolution cosmique.

Il y a lieu de relever un point mineur, mais qui semblerait indiquer chez Jean Charon l'existence d'un côté pince-sans-rire. Les chapitres de son livre portent en épigraphe des citations empruntées à la science et à la littérature, et dont les auteurs sont successivement Einstein, Hugo, Merleau-Ponty, Thalès, Camus, et plusieurs autres. Le dernier chapitre est précédé d'un paragraphe signé… Louis Pauwels. Le texte qui suit demeure cependant fidèle à l'esprit d'exposition lucide, scientifique et critique qui anime le reste du livre. Écrit dans une langue simple et claire, qui reste précise sans devenir sèche, et fluide sans sacrifier à la facilité, l'ouvrage de Jean Charon mérite l'attention de tous ceux qui cherchent à mieux connaître cet univers qui constitue le cadre ultime de notre existence.

Demètre Ioakimidis

Le PReFeG vous propose également