Ses mémoires hurlantes, Philippe Druillet aurait très bien pu les écrire lui-même, voire les dessiner. Mais c’était au-delà de ses forces. Trop de souvenirs douloureux, trop d’émotions. Mais il a accepté d’en parler. Régulièrement, nous avons évoqué sa vie, sa jeunesse, son travail. Le maître parle. Le débit est conséquent. Les émotions aussi. On rigole, on pleure. Sans transition aucune. Pour le lecteur, j’ai essayé de reproduire au mieux les intonations du personnage. Il était inutile de faire parler Druillet comme Voltaire, ni d’en faire un nouveau Saint-Simon. Druillet est un bloc de granit. Entier et volcanique à la fois, avec quelques pudeurs. Au fil du temps, son histoire prend forme. Les détails se précisent. Les périodes s’emboîtent. Druillet livre quelques-uns de ses secrets. Mais parfois, la mémoire le lâche. Une vie d’excès n’est pas sans quelques conséquences fâcheuses. Au cours d’une conversation, Philippe Druillet se fait philosophe : « Tu sais David, comme le disait un grand écrivain français, les mémoires, il faut les écrire à vingt ans, parce qu’après, on a tendance à les transformer. »
Amusons-nous à sortir un petit peu des sentiers battus pour fêter cette nouvelle année, qui marquera les 80 ans de l'artiste immense qu'est Philippe Druillet. On croit savoir beaucoup de choses sur l'homme que voici, ses débuts d'illustrateurs puis de dessinateurs de bande-dessinées de SF sous le parrainage de René Goscinny, sa place de pilier de la revue Métal Hurlant, son veuvage qui a marqué un tournant majeur dans son œuvre, mais on découvrira avec ces entretiens menés par le critique littéraire David Alliot la profondeur d'un artiste entier, qui a toujours cherché à multiplier ses talents graphiques et un travailleur acharné.
On retrouvera les travaux de jeunesse de Druillet en couvertures de Fiction ou Galaxie (2ème série). Voici ce qu'à propos de ces travaux, et des circonstances biographiques de cette époque, ce qu'en dit Druillet lui-même :
Avec Nicole, nous nous installons rue du Faubourg-Saint-Denis, près de la gare du Nord. L’ami Charles Cohen nous a rejoints, et partage le loyer de l’appartement. Ces années parisiennes, c’est le début de ma carrière de dessinateur. En attendant le succès, je vis minablement. Les débuts n’étaient pas très glorieux d’un point de vue financier, mais on se débrouillait. Je dessine à gauche et à droite pour bouffer. Je cours le cacheton. C’est Gare du Nord que naissent mes premières planches. J’arpente les rédactions avec mes crobards sous le bras. Je n’ai pas encore de nom, je n’ai pas encore le talent. Mais j’en veux. J’ai la rage. Et une capacité de travail surhumaine. Je force les portes. On me fiche dehors, mais je reviens. J’insiste, je persévère. Petit à petit, on me confie du travail. Je dessine pour Fiction et Galaxie, les magazines fantastiques des éditions Opta. François Truchaud me demande de faire la couverture du Cahier de l’Herne sur Lovecraft. Les éditions Ofenstadt me commandent un Elric le nécromancien qui ne verra jamais le jour chez eux. Je sympathise avec Gérard Klein, Jean-Claude Forest, Jacques Bergier, Alain Doremieux et Michel Demuth. Je baigne dans le fantastique. Jacques Sadoul, un ami éditeur, m’aide en me confiant des dessins pour Mystère magazine. Une drôle d’expérience que ces dessins. Il fallait que je crobarde des policiers, des scènes de crimes, des flics en imperméable, tout dans ce genre-là. Or le polar, je ne sais pas faire. Ce n’est pas ma place… Mais comme il faut bouffer, j’improvise. Ces dessins étaient ratés. De vraies horreurs. Ils me permettaient de vivre en attendant mieux. Je les ai signés sous le pseudonyme de « Mortimer », en référence à Edgar P. Jacobs. Jacques Sadoul voyait bien que ça ne collait pas, mais il m’aimait bien. Il appréciait mes dessins. Il sentait qu’il y avait quelque chose. Quelques années plus tard chez J’ai lu, Sadoul me confiera la réalisation des couvertures des nouvelles de Lovecraft. Je retrouve ma famille littéraire. Je dois beaucoup à Jacques.
Pour percer dans ce métier, je dois forcer le destin. Je dévore les revues de bandes dessinées. Je participe aux réunions. Je leur dis que je veux dessiner. Ils refusent. J’insiste. À la fin, ils en ont tellement marre qu’ils cèdent : « On va essayer. » Mon dessin est publié. C’est quatre-vingts francs qui tombent dans ma poche. Les lecteurs sont plutôt enthousiastes.
Tout en continuant à travailler pour Opta, je crobarde aussi pour Planète, la revue fondée par Jacques Bergier et Louis Pauwels. Avec Le Matin des magiciens, ils s’étaient fait un fric fou, et ils ouvraient leurs colonnes aux auteurs de la nouvelle génération. Souvent, je débarquais dans leurs bureaux, au 116 de l’avenue des Champs-Élysées. Le bureau de Bergier c’était Cthulhu, un bordel sans nom, mais c’était toujours un bonheur de parler avec lui. Lui-même était assez surprenant. Avec le succès du Matin des magiciens, il avait voulu jouer le jeu de la célébrité. Il s’était offert de beaux costumes, de belles chemises, de belles cravates. Mais le temps passant, le naturel revenait au galop. Au fil des jours, la chemise de Bergier perdait de sa superbe, la cravate tirait de travers, la veste s’affaissait inexorablement, et les poils sortaient par la poitrine.
Jacques Bergier et Jacques Steinberg me commandaient des travaux, mais pour se faire payer, c’était toute une histoire. Moi, j’avais besoin de mon pognon pour vivre. Mais à la comptabilité, ça tergiverse, ça mégote. Moi j’ai faim, et je m’énerve. Je menace : « Écoutez, si vous ne me payez pas, je casse tout. » La comptable ricane, me prend de haut. Puisque c’est comme ça, je soulève une machine à écrire, et je la fracasse violemment sur le sol. C’est la panique dans les bureaux. Toute l’équipe débarque. Je menace de poursuivre. Une secrétaire court m’apporter mon chèque.
Le PReFeG vous souhaite une très belle année 2024, et attendra le 28 juin prochain pour souhaiter ses 80 balais à l'incomparable Druillet.
Druillet dans Fiction et Galaxie :
|
Fiction n°159 - février 1967 | Fiction n°164 - juillet 1967
|
| Fiction n°170 - janvier 1968
|
| Fiction n°174 - mai 1968 (!)
|
|
|
Fiction n°177 - août 1968
|
|
Fiction n°205 - janvier 1971
|
|
Fiction n°209 - mai 1971
|
|
Galaxie (2ème série) n°44 - décembre 1967 |
|
Galaxie (2ème série) n°58 - mars 1969 |
|
Galaxie (2ème série) n°59 - avril 1969 |
|
Galaxie (2ème série) n°78 - novembre 1970 |
Eles étaient pleines d'imagination, ces couvertures, et il se donnait de la peine dans les détails. Il y avait intérêt qu'il se fasse payer !
RépondreSupprimerMerci pour tout et bonne année
Salut à toi, inconnu de nulle part.
SupprimerOui, on sent que Druillet se cherche encore. Ç’aura été un bon exercice que de produire ces diverses illustrations.