Comme d'accoutumée, cliquez sur la couverture pour obtenir votre epub ! |
" Noël, Noël, vieillard en chocolat..." chantait chaque année un de nos vieux amis, vantant avec plus d'ironie que d'attendrissement les joies sidérantes de notre consommation du solstice d'hiver. Le temps passe, et le vieillard n'en finit pas de dégouliner de ses sucreries ineptes, laissant l'impression d'une année sur l'autre d'une effarante surenchère.
Voilà, le ton est donné pour vous présenter cet ouvrage de Jean-Louis Curtis, auteur quasiment oublié de notre temps, à part par Michel Houellebecq qui l'évoque par une succincte fiche de lecture dans un de ses derniers "romans". Car, voyez-vous, tout comme on n'attire pas les mouches avec du vinaigre, Curtis a tout pour séduire les plus réactionnaires de nos auteurs contemporains.
Né en 1917 à Orthez, sorbonnard dans les années '30, soldat de l'armée de l'air durant la "drôle de guerre", puis professeur d'anglais au lycée de Laon durant l'occupation, il rejoint les groupes de résistants pyrénéens et participe à leurs actions durant l'été 1944. Bref : un modeste petit héros, qui alignera par la suite Prix Goncourt (1947), poste d'administrateur public (au CNC), Grand prix de l'Académie Française (1972) puis fauteuil à la dite Académie (1986). Un parcours sans faute, auquel on peut ajouter quelques articles dans des journaux comme "L'express", où Curtis s'amuse avec verve à fustiger les attitudes souvent plaquées de la gauche intellectuelle française.
Si, comme vous, nous nous étions arrêtés à ce portrait volontairement peu contrasté, nous nous serions détournés en haussant les épaules, et serions très certainement passés à côté de l'incomparable roman de science-fiction que Jean-Louis Curtis fit paraître en 1956 : "Un saint au néon". Voire : nous aurions pu juger le fait que cet ouvrage soit devenu extrêmement rare, et sorti du circuit des rééditions depuis 1972, à cause de son obsolescence ou de sa piètre qualité - car nous l'avons souvent fait remarquer dans ces pages du PReFeG : bien des auteurs français se sont essayé à la SF quand ce fut à la mode dans ces années 54-56, mais peu sont parvenus à rendre hommage au genre ou à y apporter une contribution vraiment novatrice et personnelle.
On ne pourra pas en dire autant de Curtis, bien que son apport n'aura peut-être pas eu le retentissement qu'il méritait.
Commençons par parcourir ce que la revue Fiction fit paraître à son endroit, dans les Glanes Interstellaires de son numéro 30 :
" Événement prochain : pour la première fois, un romancier français coté fait de nouveaux débuts dans la « science-fiction » ! C’est Denoël qui nous annonce cette nouvelle. C’est en effet au cours du mois de mai que paraîtra, dans la collection « Présence du Futur », un ouvrage de Jean-Louis Curtis, prix Goncourt 1947 avec « Les forêts de la nuit » et auteur de romans comme « Les justes causes », « Chers corbeaux », « L’échelle de soie ». Intitulé « Un saint au néon », ce livre est un recueil de nouvelles dans la grande tradition de l’anticipation satiriste à la façon d’Huxley et d’Orwell. Ces nouvelles sont à lire « dans l’ordre » et forment un tout, comme dans les « Chroniques martiennes » de Bradbury. On dit qu’il s’agira d’un des meilleurs ouvrages de la collection."
L'argument tient plus de la réclame que du réel propos du livre, mais a tout pour intriguer... Que Bradbury soit cité, rien d'étonnant à cela quand on sait qu'il était le fer de lance de la collection "Présence du Futur" et son principal gage de qualité littéraire. Qu'on cite Orwell et Huxley est déjà un peu plus inattendu pour promouvoir un auteur français - c'était surtout René Barjavel qui tenait lieu de porte-drapeau de la dystopie francophone (sans qu'on parlât d'ailleurs de dystopie). On a surtout, et malheureusement, la sensation d'un exercice auquel se serait plié un prix Goncourt : donner sa version d'un genre à la mode.
Malgré une filiation plus précise avec Marcel Aymé et Swift, le quatrième de couverture de la première édition chez Denoël poursuit cette impression :
" Si Jean-Louis Curtis a joué sans réticence le jeu de l'anticipation, c'est qu'il lui fournit l'occasion de donner libre cours à sa verve satirique. Le résultat est une farce en cinq tableaux, qui a la drôlerie de Marcel Aymé et la virulence de Swift.Un saint que la publicité transforme, malgré lui, en grande vedette internationale ; un « donneur » d'insémination artificielle, qui se découvre père de plusieurs milliers d'enfants ; un publiciste qui, dans un monde à court d'invention, « racle les fonds de cervelles » pour vendre des idées ; une société où le dirigisme s'étend à la vie sexuelle... voilà quelques images de la civilisation future, d'autant plus cocasses qu'elles appartiennent aussi, par le biais de la satire, à notre civilisation présente. Dans un immense vrombissement d'autogyres, des « super-sex » mâles et femelles se ruent au cinémascope pour voir un François d'Assises auréolé de néon, tandis que les caducs sexuels absorbent leur biberon quotidien de « bromolactine »... Les Centres de Culture-Digest racontent la Chartreuse de Parme en comics. S. S. Kostia Ier, pape très atomique, ne dédaigne pas de courir un 100 mètres dans les jardins du Vatican. Et tout le monde est admirablement « relaxé », à l'exception de quelques réfractaires qui ont constitué une étrange fraternité de happy few...Pour Jean-Louis Curtis, comme pour Orwell et Huxley, l'anticipation est un prisme au travers duquel il considère l'époque présente."
"Verve satirique... farce... drôlerie... images cocasses" , voilà donc ce que met en avant ce quatrième de couverture. Lors de sa réédition en 1969, l'ensemble sera plus laconiquement réduit :
- Un saint que la publicité transforme, malgré lui, en grande vedette internationale;
- un « donneur » d'insémination artificielle, qui se découvre père de plusieurs milliers d'enfants;
- un publiciste qui, dans un monde à court d'invention, « racle les fonds des cervelles » pour vendre des idées;
- une société où le dirigisme s'étend à la vie sexuelle...
Voici quelques images de la civilisation future, d'autant plus cocasses qu'elles appartiennent aussi, par le biais de la satire, à notre civilisation présente.
Une farce en cinq tableaux, qui a la drôlerie de Marcel Aymé et la virulence de Swift."
La recension de l'ouvrage dans la Revue des livres du Fiction n°33 visera plus juste.
« Présence du futur » (Denoël) a, une fois de plus, bien mérité de l’Anticipation. Le dernier paru de la collection, « Un saint au néon », de Jean-Louis Curtis, est probablement le meilleur ouvrage de S.F. français depuis la guerre. Cinq nouvelles le composent, dont la première donne son titre au volume. Les quatre autres s’intitulent, dans l’ordre, « Le Géniteur », « Idées à vendre », « Un Club très exclusif » et « Les uns les autres ». Chacune constitue la suite logique de la précédente en ce sens que l’auteur nous décrit, sur plusieurs dizaines d’années, des événements, faits et méfaits de la civilisation future. Une comparaison s’impose donc fatalement pour quiconque a lu « Chroniques martiennes » et « Demain les chiens ». Disons tout de suite que les ambitions de l’auteur étaient moins étendues que celles de Bradbury ou de Simak, dont les deux œuvres en question sont de véritables épopées. Mais si, sur le plan purement A. S., les deux Américains affirment leur supériorité, sur le plan philosophique Curtis nous émeut davantage malgré son ironie et ses coups de griffe. Pourquoi, demanderez-vous ? Parce que : 1° ses récits sont français, donc bien plus proches de nous ; 2° les événements qu’il dépeint sont en fait un mélange de présent et de futur (jamais ouvrage ne justifia mieux le titre de la collection), un futur si proche, scientifiquement et autrement, que demain il pourrait se révéler réalité. M. Laurent, héros du « Saint au néon », ressemble beaucoup à une synthèse d’Albert Schweitzer et de l’abbé Pierre ; Émile, Loulou et Philippe Mercadié, personnages centraux du « Géniteur », sont les fils et peut-être les frères des Marie-Chantal et Gérard de 1956, et Bogo, l’individualiste-malgré-lui de « Les uns les autres », pourrait être le descendant de n’importe lequel d’entre nous.
Les cinq récits sont très bons ; deux, néanmoins, se détachent de l’ensemble – les deux derniers : « Un club très exclusif » d’abord, qui est l’histoire tragique d’un groupe de jeunes gens s’insurgeant contre l’uniformité, la standardisation de l’existence ; « Les uns les autres », ensuite, conte à clé, où l’on voit le monde enrégimenté, en état de Sainte-Guerre-Permanente, adorant saint Adolf le Germanique et saint Joseph le Géorgien, acceptant dix ans seulement d’activité sexuelle (si l’on ne s’est pas fait tuer plus tôt), et aussi l’existence des « Ténèbres Extérieures », formule élégante pour désigner les camps de concentration de demain. Dans un article paru le 12 mai dernier dans « The Saturday Review », John W. Campbell, Jr., prenant la défense des auteurs de S.F., accusés de « mal écrire », affirme qu’ils sont moins des « littérateurs » que des « précurseurs ». Souhaitons simplement que Curtis, « littérateur » incontestable, lui, se révèle mauvais « précurseur », mauvais « prophète ». Pour me résumer – un livre à lire d’office.
Il s'agit bien, dans cet ouvrage, de marche tragique vers un avenir dont il fallait être bien défiant pour en voir les signes avant-coureur en cette époque de progrès exponentiel qu'étaient les années 50. Ici, il est question de marchandisation à outrance : la sainteté devient show-business, le talent et les compétences à communiquer un savoir sont évincées par les manœuvres grossières de publicitaires, la culture générale voit abaisser sont niveau pré requis, et pour finir, le langage lui-même se réduit comme peau de chagrin dans un monde uniforme, triste, plat, et inepte.
Il ne s'agit pourtant pas là, et nous en revenons au début de cet article, de pensée réactionnaire, de l'antienne "c'était mieux avant", pour Jean-Louis Curtis, mais bien de tirer la sonnette d'alarme d'un consumérisme qui fait de nous des produits et nous pousse à une logique autophage.
Dans la première nouvelle éponyme, sur un ensemble de cinq opus déroulant un seul et même récit, M. Laurent, un "saint homme", préoccupé par les problèmes migratoires que subissent les "Displaced Persons", (ici des civils contraints à fuir des conflits atomiques, mais la problématique nous est bien connue de nos jours) un "saint homme", donc, est démuni face à cette société de représentations, sa morale n'y a plus de prise, car les esprits de ses contemporains sont plus avides d'images que d'actes véritablement charitables. En témoigne ce passage, un discours de M. Laurent à ses "ouailles" :" Ce que je vous dis ne vous intéresse pas, a-t-il commencé. Vous n’êtes pas venu entendre parler de la misère et de la charité. Vous êtes venus voir et entendre une vedette fabriquée de toutes pièces par vos journaux, votre radio, par le cinéma et la mode. Une vedette à l’image et ressemblance de votre idéalisme bon marché. Un Superman pour vos Readers’ Digests. Je n’ai pas devant moi des hommes vivants. Car les hommes vivants sont des hommes de refus ; et vous acceptez tout, passivement : la propagande, le tam-tam des slogans publicitaires, les mots d’ordre, les idées préfabriquées, un sentimentalisme de dessins animés, une religion pour théocratie aztèque. Vous êtes brimés et vous vous croyez protégés. Vous êtes des faisceaux de réflexes conditionnés et vous vous croyez libres. Vous vous croyez humanitaires, mais vous accepterez demain, sans broncher, que l’on pulvérise trois cents millions d’Orientaux, parce que la propagande vous aura persuadés que votre civilisation était en danger. Vous acceptez déjà que la science modifie les structures de votre cerveau, sous prétexte de vous rendre meilleurs et de vous intégrer plus étroitement à la collectivité ; en fait, pour vous dépouiller un peu plus de votre qualité humaine et vous rapprocher un peu plus du robot heureux. Oui, vos savants finiront par effacer le crime et la luxure, ils finiront par tuer le mal. Mais ils auront tué la vie du même coup, et la conscience – et, naturellement, vous n’en saurez rien, parce que vous serez déjà morts : des morts spirituels, doués de réflexes et de tropismes. Vous êtes entrés déjà dans l’Utopie. L’âge d’or est venu. Les temps sont venus : les temps de la mort de l’Homme. Jamais l’espèce humaine n’a été plus confortable. Il n’y a plus de mal. Il n’y a plus de désordre. Il n’y a que de la culpabilité : ce qui n’est pas conforme est coupable. Un jour, je vous le prédis, votre âge d’or créera des camps de concentration pour les non-conformes. Un jour, vous jetterez les non-conformes dans des camps d’expiation et de destruction. Partout où brillera une étincelle d’humanité véritable, vos polices se précipiteront pour l’éteindre. Car l’humanité véritable, c’est le mal, la souffrance et le désordre. Mais votre âge d’or a éliminé la souffrance, le désordre, le mal… Au nom de la conformité !"
Couverture de l'édition belge du Cercle des lecteurs (1957)
La seconde "nouvelle", "Le géniteur", qui vaut aussi le détour pour les descriptions de ce monde rétro-futuriste imaginé par Curtis, est comme la première une histoire de déchéance, ici d'une aristocratie dépassée par la vulgarité du monde moderne. On pourra penser à l'ouvrage de Philip Goy, "Le père éternel", écrit près de vingt ans plus tard (et il y a fort à parier que Goy a lu Curtis).
Dans "Idées à vendre", c'est démontré : la société moderne est détestable parce que crétinisante. Curtis tire à boulets rouges sur les gens superficiels qui la fabrique.
" L’autre jour, au bureau, j’ai soudain compris ce qu’avait dû être l’exaltation, mêlée d’angoisse, des premiers chrétiens à l’époque des grandes persécutions. Notre monde occidental ne ressemble-t-il pas, du reste, à l’empire romain de la décadence ? Un Dioclétien bicéphale règne à Washington, à Moscou, mais les Barbares pressent de toutes parts ce monde blanc provisoirement endormi dans l’illusoire insouciance d’une pax atomica. Le luxe, un matérialisme bestial, l’esprit de possession et de « réussite », proposent aux masses humaines des idéaux à ras de terre. Nous avons les jeux du cirque, non sanglants il est vrai, mais atteints du même gigantisme que les jeux romains : le football dominical et tous ces spectacles dits populaires qui se déroulent devant cinquante, cent mille personnes. Le christianisme, qui fut une religion vivante, est devenu religion d’État : déification de la Cité. Et, pour achever la ressemblance, voici que les gens se tuent avec la même facilité que les Romains de la décadence… L’autre jour, au bureau, dans le cliquetis léger des machines à écrire, j’ai eu soudain le sentiment bouleversant du néophyte au milieu des Gentils : exaltation et crainte mêlées… N’ai-je pas, dans les catacombes, piétiné le Delta ? Ne refusé-je pas de sacrifier aux idoles ? Ne célébré-je pas, avec mes Frères, des mystères interdits ?"
Ainsi fait Curtis parler l'une de ses protagonistes, qui formule ici ce que ressentira plus tard Philip K. Dick, lors de sa crise mystique en 1974. Curtis déploie dans « Un club très exclusif » un terrible réquisitoire contre l'ordre moral, et contre l'ennui que génère un État tout puissant chez ses citoyens. Et Curtis de constater l’impossibilité de perpétuer une résistance quand celle-ci est en passe d'être dévoyée par le Pouvoir lui-même.
Curtis se révèle aussi bon décorateur, lorsqu’il décrit dans « Les uns les autres » le tissu urbain de l’avenir : des voitures volantes appelées autogyres, qui rendent un temps l’usage du sol aux piétons, mais qui voudrait ramper ?, et des buildings conçus comme les monades urbaines que développera Robert Silverberg, ou comme les I.G.H. de James George Ballard. Cependant, Curtis évoque aussi, à travers une Nature domestiquée en parcs et jardins, le naturisme pour reproducteurs façon IIIème Reich allemand ; le statut redouté de « non-coopérateur », qui n’a rien d’illégal mais se révèle ostracisant, un « must » en matière de morale sociale appliquée ; des chansonnettes mièvres qui rappellent en effet celles – mécaniques – évoquées dans le « 1984 » de Orwell ; un contrôle chimique qui s’étend jusqu’aux réprouvés, qui font office de cobayes dans les « Centres de Plasticité des Ténèbres Extérieures », dans une avant-garde scientifique à rendre envieux Mengele ; mais surtout, surtout !, un vocabulaire appauvri, mutilé car coupé d’un Vocabulaire Interdit ou « Vokin », des mots qui manquent bien entendu pour élaborer toute amorce de pensée subversive (citons pour exemple quelques préceptes : Trop de mots ! Trop de mots ! / Mort à certains termes graveleux ou scatologiques, qui sont indignes de notre civilisation. Interdisez-les ! / Une bonne conscience trigonologique moyenne n’a pas besoin de plus de mille mots pour s’exprimer et pour vivre. / Le mode de vie trigonologique s’accommode du vocabulaire le plus simple et le plus sain.)… De nos jours, l’acuité de Jean-Louis Curtis reste phénoménale pour un auteur de 1956. Les tendances de notre époque semblent déjà trouver là leur ferment secret, et c'est ce qui fait de "Un saint au néon" une œuvre véritablement majeure de la littérature de ces années 50.
« Noël, Noël, vieillard en chocolat », la rengaine nous revient dans ces vacuités présentes de centres commerciaux. Si vous en avez le cran, n’enregistrez pas l’epub proposé aujourd’hui dans votre « Liste à lire », mais profitez de l’obscurité et du froid qui règnent à présent autour de nous tous pour vous laisser impressionner sans attendre par cet ouvrage trop méconnu…
Pour mignardise, une adaptation radiophonique de "Un saint au néon" a été réalisée en 1967 dans le cadre de l'émission "Théâtre de l'étrange". Une mise en ligne est partagée ici :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Merci pour votre commentaire, il sera publié une fois notre responsable revenu du Centaure (il arrive...)