01 mai, 2022

Cadeau-Bonus : « Le pianiste déchaîné » – Kurt Vonnegut 1952 (VF 1975)

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Lorsque « Player piano » parait en 1952 aux Etats-Unis, Kurt Vonnegut n’est qu’aux prémices de l’aube de sa carrière d’écrivain ; il n’est pas encore le héraut de la contre-culture américaine qu’il deviendra à la fin des années 1960 avec son célèbre « Slaughterhouse 5 » (« Abattoir 5 » en français.) L’ouvrage ne fait pas grand bruit, et Vonnegut n’a d’ailleurs pas encore renoncé à sa petite carrière dans les relations publiques des usines General Electric de New-York. L’homme sent pourtant sans doute qu’il a son mot à dire ; les États-Unis vivent l’Âge d’Or de l’American Way of life, et au milieu de cet enthousiasme qui dépasse les frontières de cette nation, la voix de Vonnegut s’élève déjà comme un appel iconoclaste à penser, et à fortiori à penser le travail.

À poser les principes simplement, sans les édulcorer ni les vulgariser, Kurt Vonnegut excelle ; c’est même une constante dans son œuvre, et qui fait tout le mordant de son ironie et infuse une franche gaieté chez son lecteur. Vonnegut, voyant s’installer des fraiseuses automatiques à la General Electric, là où auparavant l’on voyait encore des ouvriers spécialisés – certes dans des tâches répétitives et peu épanouissantes – s’interroge sur le bien fondé de tels automatisation. Il l’écrit : « le travail (est) destiné à faire progresser la société » (Chapitre XXVII). On ne peut en effet dénier que faire faire à une machine automatique des taches répétitives, parfois contraignantes physiquement, demandant rigueur d’exécution et de précision sans tolérer de relâchement, permet, Platon lui-même l’évoquait dans sa République, de libérer l’homme d’un labeur qui n’apporte rien d’autre que de la production. Aussi cette production s’accroît, mais de surcroît voilà l’homme libéré…

Est-ce réellement là le bien-fondé de l’automatisation ? Vonnegut le note déjà, dès cette année 1952 : un ouvrier spécialisé remplacé par une machine ne se verra pas promu à un poste ni plus rémunérateur, ni plus épanouissant. Il sera, la logique du profit et des baisses de coûts de production primant, tout simplement débauché, et grossira les rangs des ouvriers au chômage. Puis, une génération passant, ces ouvriers eux-mêmes deviendront obsolètes dans la société sans que cette société-même n’ait eu le soin de les « recycler » (entre guillemets car on ne recycle jamais que la matière, non pas l’homme ; bien qu’ouvrier il puisse être considéré comme ressource humaine, à l’instar du soldat pris pour chair à canon.)

Ainsi, les masses laborieuses, qui jusqu’alors toléraient le labeur en échange d’un salaire, et d’un emploi sans qualification autre que celle acquise sur le terrain, n’ont plus qu’à se retirer d’une société qu’ils ont contribué à bâtir, et qui continue sans eux sa marche en avant vers un monde de progrès – de progrès technique s’entend, non de progrès social, ou plus largement humain. Voilà de nouveaux spectateurs, qui n’avaient pourtant à l’origine pas vocation à n’être QUE cela, assistant sans pouvoir y changer quoi que ce soit au déploiement d’un monde mécanisé – et plus exactement se mécanisant - qui se déroule non pas pour eux, mais sans eux, malgré eux, en dépit d’eux, … au mépris d’eux.

« Il savait, de tout son cœur, que la condition humaine était un effroyable gâchis, mais un gâchis si logique, mené si intelligemment à terme, qu’il ne voyait pas comment l’histoire aurait pu prendre une direction différente. » (Chapitre X)

Dessin original de Moebius !
Pourtant, Vonnegut choisit pour articuler son point de vue non pas un de ces êtres déclassés, mais l’un des responsables de cette mécanisation, un ingénieur nommé Paul Proteus, fils lui-même d’un ingénieur célèbre, et célébré pour les grandes innovations technologiques qu’il a contribué à mettre au point durant une Troisième Guerre Mondiale dont le lecteur ne saura pas grand’ chose (mais qu’importe, le contexte déjà prégnant de la Guerre Froide suffit pour laisser imaginer de quel type de conflit il peut s’agir). Paul Proteus est donc l’héritier d’un système, et doit sans doute à sa filiation sa place d’ingénieur en chef dans une usine d’Ilium (ville industrielle imaginée par Vonnegut, qui ressemble en tous points à la réelle Schenectady dans la région industrielle de New-York, et où Vonnegut travaillait alors). Proteus jr.  se doit d’être conforme à l’ingénieur idéal qu’on place désormais au pinacle de cette société, quelque peu rétrofuturiste tant elle ressemble dans ses modes d’existence à la société de consommation naissante des États-Unis des années 50. Conforme, mais quand bien même ! Ne possède-t-il pas tout ce qu’un être humain normalement constitué serait en droit de désirer, à commencer par un travail peu contraignant mais très bien rémunéré, avec des responsabilités, certes, mais peu de réflexion au final, puisque les choix, les stratégies de production comme les orientations sociales, sont gracieusement organisés par EPICAC, le glorieux ordinateur dont les tubes à vide et les cartes perforées débordent d’un sous-sol hyper-sécurisé.

« …de même que la religion et le gouvernement s’étaient divisés en deux entités distinctes des siècles auparavant, aujourd’hui, grâce aux machines, la politique et le gouvernement vivaient côte à côte mais n’avaient pratiquement plus de contact. » (Chapitre XI)

Un travail, donc. Un foyer, ensuite, une belle demeure dans les quartiers riches, gouvernée par une belle jeune femme dont les seules préoccupations sont d’appuyer sur les boutons des appareils électroménagers et d’imaginer, sans grande audace d’ailleurs, la décoration de son intérieur. Une grande liberté d’action pour finir, et des droits sociaux étendus, mais dont sont privés ceux de l’autre rive, les fils et petits-fils de ces ouvriers spécialisés débauchés après-guerre, que l’État peine à occuper dans des unités militaires, policières, ou de « Reconstruction et de Récupération ». Et tout cela, (Paul Proteus le réalise lorsqu’un de ses anciens collègues lui annonce sa démission d’un haut poste), sans jamais véritablement réfléchir ni penser à ce que devrait, pourrait être une société humaine, c’est-à-dire organisée pour faire progresser la condition humaine. Vonnegut, déjà rompu à l’exercice des formules percutantes, écrit alors : « Le système n’est pas une réflexion, c’est un réflexe. » (Chapitre VIII).

Ainsi, la démonstration se déroule-t-elle patiemment tout au long de ce premier roman de Vonnegut. La société se mécanisant n’est plus une société humaine, mais une machine. « Les gens s’aperçoivent de plus en plus que du train où les machines changent le monde, leurs anciennes valeurs n’ont plus cours. Les gens n’ont plus alors d’autre choix que de devenir eux-mêmes des machines de second ordre ou les servants des machines. » (Chapitre XXIX). Ces anciennes valeurs qui n’ont plus cours n’appellent pourtant pas, on pourrait le redouter, à une forme réactionnaire de la pensée. Vonnegut ne déplore pas que la marche du monde changeasse le monde, mais que l’homme, comme pris par une compulsion morbide, organise les instruments de sa perte, de sa disparition même, en plaçant la machine comme unique outil à sa force d’action sur le monde. Et lors même qu’un complot se fomente pour renverser l’ordre établi, la vacuité politique de ses instigateurs est telle que la révolte ne saurait être rien d’autre qu’un immense gâchis, les laissés pour compte se comportant comme des enfants sans surveillance brisant leurs jouets dans une fougue rageuse - mais brève.

Qu’on ne se méprenne pourtant pas, « Le pianiste déchaîné » n’est pas pour autant l’œuvre misanthrope d’un « anarchiste de droite » (comme on pourrait le penser pour un roman de Céline ou un scénario d’Audiard). Si Vonnegut deviendra par la suite l’un des hérauts de la contre-culture américaine, c’est bien parce qu’il déploie, et continuera de déployer dans son œuvre, l’articulation d’un amour profond pour ses congénères humains avec une lucide désillusion quant à leurs réelles motivations à changer le monde et transformer la vie à la poursuite du bonheur, du moins à faire société ensemble plutôt que les uns au mépris des autres. L’un de ses derniers ouvrages parus, une compilation de certains de ses discours aux étudiants sortants des grandes universités, s’intitule – point de vue éditorial un peu démagogique sans doute – « Elle est pas belle la vie ? ». Voilà bien Vonnegut, avec son air de chien triste pourtant capable de déclencher le rire intelligent chez le plus naïf, le plus candide de ses congénères, par le biais d’une formule choisie, comme le ferait un slogan publicitaire, mais toutefois et toujours pour faire la promotion d’un regard critique plutôt que vanter les mérites d’un produit. Il n’y a pas de désespoir ni d’abattement dans sa vision des hommes et des oppressions qu’ils s’infligent, mais toujours, d’une part, une grande bêtise constatée dans l’échafaudage d’une société inepte, et d’autre part une volonté de combat, une énergie folle doublée d’une formidable envie de vivre, vivre et vivre encore. « Ma sympathie va à n’importe quel homme qui se bat contre une machine » (Chapitre V) fait-il dire à l’un des personnages, lorsque s’ouvrent des paris autour d’un tournoi de dame entre Paul Proteus l’ingénieur et Charley-les-dames le robot. La scène résume parfaitement l’humour poli mais narquois de Vonnegut : la machine grille avant même d’avoir pu jouer son premier coup - et ses jeunes inventeurs d’accuser Proteus de sabotage sans qu’il ait même levé le petit doigt. Une fois pour toute, le fantasme de la technologie n’est pas la technologie, et l’on aura beau organiser et rendre « efficiente » par la mécanisation la plus implacable des oppressions (celle de n’avoir plus à penser, par exemple) la réalité sera toujours prolixe en imprévus, il y aura toujours des pannes, des singularités, des électrons libres qui n’entreront pas dans les modélisations, aussi complexes soient-elles.

Un dernier mot sur le roman ; quelques chapitres, assez savoureux dans la fluidité de leurs démonstrations par l’absurde, empruntent à la technique des « Lettres persanes » de Montesquieu ; un souverain d’un état exotique et lointain, imaginaire mais plausible, fait une visite officielle dans ces États-Unis reconstruits d’après la Troisième Guerre Mondiale, par curiosité plus que par intérêt. Si cette trame de l’histoire ne porte pas à plus de conséquences que cela dans le destin d’affranchi de Paul Proteus, elle demeure l’un des aspects du roman dont les lecteurs se souviennent le plus. Il en va de même pour les chapitres centraux décrivant les olympiades organisées par les usines d’Ilium pour leurs cadres et ingénieurs. Vonnegut voyait déjà en 1952 les dérives infantiles du monde du travail par les techniques de management. Lors de la parution du « pianiste déchaîné » en France en 1975, ces techniques s’enracinaient en Europe. Dans un temps comme dans l’autre, d’un continent à l’autre, on s’accordait à rire de cette science-fiction qui n’en était pourtant pas. Quelques paires de dizaines d’années plus tard, on parlera de souffrance au travail, de burn-outs, de mises au placard des séniors. Tous ces fléaux font la trame de fond du « Pianiste déchaîné », ce qui fait de ce roman non pas de la science-fiction ou de la spéculative-fiction, mais bel et bien un témoignage plein d’acuité sur la société américaine du début de son « Âge d’Or ».


Mise à jour du 29 avril 2023 : En préparant la publication de notre billet sur le n°39 de la revue Fiction, une référence de Gérard Klein à un ouvrage intitulé "Utopia 14" retient notre attention. En approfondissant nos recherches, nous découvrons qu'il s'agit d'un titre alternatif au "Player piano" ! Les éditions de poche Bantham Books souhaitaient en effet attirer vers Vonnegut les lecteurs de science-fiction, et publièrent cet "Utopia 14" en ce sens. 

 Retrouvez la bibliographie des nouvelles de Kurt Vonnegut 
parues dans les revues Fiction et Galaxie 
en cliquant sur le nom de l'auteur !
 

2 commentaires:

  1. Lu il y a environ 45, ou 46 ans. Une presque bagatelle... une bien belle note contre Vonnegut, tout contre. Merciii, Marcello Marcel cher !

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  2. Merci beaucoup de ta visite dans les pages du PReFeG, mon très cher G DAI. Mi casa e su casa ! Je demeure nostalgique de tes chroniques inutiles du vendredi, et dans l'attente fébrile de celles musicales des inestimables inédits inachevés !

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Merci pour votre commentaire, il sera publié une fois notre responsable revenu du Centaure (il arrive...)

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