Il est toujours plus difficile de trouver un ouvrage en relation avec notre sujet quand il s’agit de romance – là où les candidats pour Hallowe’en s’érigent en légions. Quoi qu’il en soit, rendons grâce à l’ouverture d’esprit de l’équipe de critiques de la revue Fiction pour savoir toujours faire un petit pas de côté et débusquer aussi de la littérature de l’imaginaire dans les collections dites « blanches ».
C’est le cas d’Alain Dorémieux quand il rapporte sa critique de l’ouvrage d’un tout « jeune » auteur franco-panaméen, René de Obaldia, futur Académicien encore au seuil de sa grande carrière de dramaturge. Cet ouvrage, c’est « Tamerlan des cœurs », paru aux éditions Plon en 1955, dont nous vous proposons ici la version reprise par Grasset en 1986 (avec une postface de Maurice Nadeau).
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Il ne s’agit pas de science-fiction, il s’agit à peine de littérature fantastique, mais il s’agit pleinement d’un genre poétique qui hybride toutes les formes de l’imagination. En vérité, nous ne formulerions pas meilleure critique que celle de Dorémieux lui-même pour séduire un éventuel lectorat. Voyons ainsi la critique de « Tamerlan des cœurs » qu’il proposait dans le numéro 23 de Fiction, en octobre 1955.
Amateurs d’insolite, voici la perle fine, la pierre précieuse, le bijou de prix à enchâsser dans votre bibliothèque : le singulier, l’incomparable « Tamerlan des cœurs » (joaillier : René de Obaldia, bijouterie Plon). Il y a des livres qui sont source de joie : il y eut « Au château d’Argol », de Gracq – il y a « Tamerlan ». Le propre d’une source est d’être souterraine. Il faut creuser pour l’atteindre. De tels trésors ne se livrent pas au premier venu, ni à la première fouille. Lisez « Tamerlan ». Lisez-le trois fois s’il le faut, comme on doit prononcer trois fois la formule cabalistique. Vous serez décontenancés, irrités, ébahis peut-être à la première, selon votre humeur du moment. La deuxième vous apprivoisera, vous décontractera. À la troisième, vous serez mûrs pour le « Sésame ouvre-toi ». À moins que, comme les privilégiés, vous ayez capté d’un seul coup de sonde l’eau de la source.
« Tamerlan des cœurs » est un livre-sphinx, un livre-rêve, sans commencement ni fin, se retournant sur lui-même comme un serpent qui se mord la queue. C’est un livre qui se crée à mesure qu’on le lit (et qu’on le vit), comme si l’on était soi-même le dormeur en train de le rêver. Un livre sans limites et sans dimensions, hors de l’espace, hors de la durée.
Sa scène est le monde ; son « temps » est un gigantesque présent éternisé, éparpillé sur tous les plans du passé. « Unanimisme de l’espace-temps » prétexte à une dislocation extrême du cours de l’Histoire. En un raccourci fulgurant, les siècles, se juxtaposent et se confondent, les lieux de la terre se surimpriment les uns aux autres. L’histoire de tous les peuples ; à toutes les époques, est exposée simultanément, comme l’expression d’une seule réalité permanente. Et cette réalité est la pourpre et le sang. Le sang coule en même temps à tous les tournants de l’Histoire. Toutes les guerres, tous les massacres, tous les combats, sont ramassés dans cette « durée » intemporelle où les âges se chevauchent, dans ce panorama démesuré, ce cinémascope cosmique.
À ce thème cyclique, s’en superpose un autre en contrepoint. Il y a dans notre présent à nous un homme seul, qui semble placé au confluent de l’Histoire et des siècles : Jaime Salvador. Don Juan moderne, bourreau des cœurs comme Tamerlan le conquérant, au XIVe siècle, est celui des corps et le symbole de la cruauté. Il fait couler le sang de l’amour. Il s’affirme à travers chaque femme, cherche à se dépasser, cherche par l’amour à donner une signification à son destin. Et en même temps il ressent, en aperçus fugitifs, des bribes éparses, des motifs de la grande symphonie qui se joue dans le passé, au long des temps rassemblés. Il a des visions, perçoit des signes. Il est traqué par l’Histoire, par le poids de cette horreur éternisée et concentrée dans ses multiples manifestations. Son sort final est l’échec ; il cause le suicide de la seule femme qu’il aime réellement et désormais l’identification est close : il est, lui aussi, conquérant et sacrificateur. Comme par ricochet, l’Histoire alors se referme sur lui, le prend au piège : c’est la guerre. Les deux thèmes jusqu’ici distincts se réunissent. Jaime est pris par l’immense machinerie sanglante dont le fonctionnement s’étale à travers les époques. Il en devient partie intégrante. La période où il est plongé se raccroche à son tour à la grande roue où tournent toutes les périodes du passé. Et ce tournoiement le rejoint, éclate en lui. Il meurt au son du cor de Roland, leitmotiv de l’angoisse de l’humanité, et face aux éléphants d’Hannibal.
Cet extraordinaire resserrement dans le temps donne des résultats baroques et grandioses, une suite de poèmes de l’absurde, avec lesquels le mot « surréalisme », si galvaudé, reprend un sens vierge, défait des acceptions diverses auxquelles on l’a soumis. Un surréalisme sans ficelles, sans tics, sans clichés, sans procédés. Si Obaldia est surréaliste, c’est à la façon de Julien Gracq : comme on respire. Il ne se rattache ni à un genre ni à une école. Il ignore l’artifice.
On ne peut qualifier de « roman » cet ouvrage hors de la norme, hors des limites et des règles, de tout ce qui est commun, de tout ce qui est convenu. Il n’est rien et il est tout : épopée, poème, apocalypse, cauchemar. Il est tragique, burlesque, énigmatique (et d’un baroque tout espagnol). On ne peut l’enfermer dans des définitions ni dans des cadres. Une seule chose certaine : il existe. Et son existence s’impose. Il est le pavé dans la mare aux canards littéraire, le météore tombé de l’espace sidéral, l’animal fabuleux rejeté sur le rivage.
En voilà sans doute assez pour allécher les lecteurs qui m’entendent et faire fuir les autres. Je n’insisterai pas. Sinon pour souligner, toutefois, que tout le livre est écrit dans une langue pure comme de l’eau vive, et qu’on y rencontre en outre quelques-uns des plus beaux morceaux de style de la littérature moderne. Les amours de Jaime (amour fou : toujours le surréalisme) sont dépeints par l’auteur avec le même lyrisme « Universel » qu’il emploie pour saisir et immobiliser dans l’instantané la perpétuité de l’Histoire. En découlent des splendeurs, avec un rien de gongorisme qui ne fait qu’en rehausser l’éclat. La voilà bien, l’alchimie du verbe.
Alain DORÉMIEUX.
Accordons-nous avec cet avis sur les passages presque uchroniques que recèle l’ouvrage. On a bien affaire ici à une forme d’Histoire mythifiée, comme elle pourrait le devenir dans quelques milliers d’années pour une espèce humaine ivre de sa longévité. Avec Obaldia, nous voilà entre Flaubert et Cordwainer Smith (auteur du cycle de nouvelles « Les seigneurs de l’instrumentalité », sur lesquelles nous reviendrons dans nos futurs billets sur l’été 1964).
Tout de même : on aura plus souvent connu Dorémieux plus caustique ou sévère dans ses recensions, et le voilà ici extasié… Faut-il dire que le héros de ce « non-roman » est, à l’instar du jeune Alain, lui aussi critique littéraire ? Voici ce qu’écrit Obaldia :
A trente ans, Jaime se classait comme le plus écouté des critiques littéraires. Nul mieux que lui ne pénétrait d'emblée l'esprit d'une œuvre, n'en démontait les rouages secrets. Là où la précipitation criait aux richesses, il dénonçait des manques; où le vulgaire haussait les épaules, des trésors. Il fustigeait les qualités qui ne flattaient que trop, pressait l'auteur d'approfondir ses faiblesses, le menant toujours à une plus haute exigence de soi. La sûreté de son goût, l'acuité de ses vues, le trompaient rarement; il faisait autorité. Que les salons se disputassent son commerce, nous le croirons volontiers. A sa séduction naturelle s'ajoutaient une noblesse de sentiments, une vivacité d'esprit peu communes. L'on redoutait ses compliments. Hasardait-il des mots banals? L'assemblée se délectait du sens caché qu'elle ne manquait d'y trouver. Ah! que Jaime n'était-il romancier! Le risque de l'écriture l'avait naturellement tenté, mais il y renonça rapidement : trop d'intelligence le gâtait. Il lui manquait cette dose de naïveté, sinon de bêtise, sans laquelle toute grande œuvre est vouée à l'échec.
On pourra aisément s'imaginer un Dorémieux séduit par identification (sinon par identifiction).
Pour conclure, en ce jour faisant fête aux amoureux, nous proposons avec « Tamerlan des cœurs » de nous sortir pour une fois d’un cercle restreint par le genre pour nous laisser séduire par une littérature qui a pour seul crédo l’amour des mots, et la poésie pour seule loi.
Rapport du PReFeG :
- Relecture
- Corrections orthographiques (peu nombreuses)
- Mise au propre et noms des fichiers html
- Mise à jour des métadonnées (auteurs, résumé, date d'édition, série, collection, étiquettes)
On trouvera une bibliographie très complète de René de Obaldia sur la page Wikipédia qui lui est consacrée ici.
Merci Marcel, je ne connais pas et je suis fort curieux. je ne suis pas sur de vraiment aimer ce que je lis "entre les lignes" de la critique de Dorémieux, mais c'est quelqu'un que j'apprécie habituellement. Tous nos encouragements pour la suite, déjà ce que tu as fait sur ce blog est remarquable.
RépondreSupprimerCertes, on ne peut évidemment pas dire qu'il s'agisse ici de science-fiction, ni de conte fantastique. Obaldia, comme dirait le chapelier fou, a "un grain". Et il faisait partie du cénacle qui fréquentait la libraire de la Balance, avec Vian, Bergier, Curval, Sternberg... bref, il est comme un cousin de la famille SF française.
SupprimerMerci Ogareff pour tes encouragements renouvelés.