Avec la dernière nouvelle de William Morrison à paraître dans les pages de Fiction (ou même Galaxie), écrite en collaboration avec Frederick Pohl, et demeurée inédite depuis, on retrouve les valeurs sûres de Fiction, comme Julia Verlanger ou Jean-Louis Bouquet (dans une nouvelle de jeunesse), ainsi que Clifford D. Simak et Robert F. Young. En résumé, il n'y a pas de quoi bouder son plaisir !
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Sommaire du Numéro 96 :
NOUVELLES
1 - William MORRISON & Frederik POHL, Une situation d'avenir (Stepping Stone, 1957), pages 3 à 26, nouvelle, trad. Richard CHOMET *
2 - ARCADIUS, Deux heures de sursis, pages 27 à 31, nouvelle *
3 - Robert F. YOUNG, Les Sables bleus de la Terre (Hopsoil, 1961), pages 32 à 37, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE
4 - Julia VERLANGER, Une caisse de pruneaux, pages 38 à 44, nouvelle
5 - Clifford D. SIMAK, La Fin des maux (Shotgun Cure, 1961), pages 45 à 58, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE
6 - Jean-Louis BOUQUET, Asmodaï ou le piège aux âmes, pages 59 à 95, nouvelle
7 - Charles FINNEY, Les Petits monstres (The Gilashrikes, 1959), pages 96 à 100, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE *
8 - Francis CARSAC, Une fenêtre sur le passé, pages 101 à 106, nouvelle
CHRONIQUES
9 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 108 à 119, critique(s)
10 - Demètre IOAKIMIDIS, Critique des revues, pages 121 à 121, critique(s)
11 - Demètre IOAKIMIDIS, Notes de lectures, pages 121 à 123, critique(s)
12 - Alain DORÉMIEUX, Un film labyrinthe : "L'année dernière à Marienbad", pages 125 à 129, article
13 - F. HODA, Le Père et le Fils, pages 129 à 130, article
14 - COLLECTIF, Tribune libre, pages 131 à 131, article
15 - Isaac ASIMOV, Jusqu'à la moelle (1957), pages 132 à 140, article, trad. (non mentionné) *
16 - Pierre VERSINS, Damon KNIGHT et la quête aux merveilles, pages 141 à 143, article *
* Nouvelle / article resté(e) sans publication ultérieure à ce numéro.
" L'ancien mode de vie se désintégrait et les mœurs du monde changeaient tous les jours – tout du moins les journaux l'affirmaient – car tout ce qui était permis était pratiquement obligatoire et presque tout ce qui n'était pas obligatoire était verboten. Les artistes devaient abandonner leur métier, celui-ci étant considéré comme « non-essentiel », et les musiciens se voyaient contraints de renoncer à la musique, jugée en haut lieu comme une « vaine dissipation d'énergie », et tout cela pour aller travailler dans les projets du vice-roi. "
On ne sera pas surpris, à la lecture de cet extrait de Une situation d'avenir, de constater que le discours sur "l'essentiel" ne date pas d'hier.
Cette nouvelle demeurée inédite depuis, démontre que toute tyrannie repose sur l'exercice de la peur, ainsi de la crainte d'être dénoncé arbitrairement aux autorités, ce qui mène les citoyens à l'usage sans scrupule de la corruption. Car l'argent est "un solvant universel", et tout pouvoir qui ne repose sur aucune autre valeur que la Terreur est voué à être dévoré de l'intérieur, comme un cancer, par ses propres agents. On retrouve l'aspect "idiocratique" que dénonce toujours Frederick Pohl, et la menée en droite ligne des agissements des personnages de William Morrison.
Dernière nouvelle traduite en français de William Morrison, on le retrouvera tout de même dans le numéro 305 de Fiction, avec une nouvelle traduction de "Les envoûtés" (parue dans Galaxie 1ère série n°26), sous le titre "Les drogués". On pourrait déplorer que cet auteur ne fut pas mieux connu dans l'espace francophone ; restées pour la plupart inédites après leurs parutions dans Galaxie et Fiction, il y aurait pourtant de quoi constituer un recueil avec les nouvelles de William Morrison, tant elles développent leurs sujets propres - bien souvent les confrontations d'échelles.
" Il comprenait maintenant ce qui était arrivé à cette fameuse planète transmartienne, qui n'était plus que des météorites plus ou moins gros tournant autour du Soleil. La même chose qui allait se passer pour la Terre. "
Dans Deux heures de sursis, Arcadius part de cette hypothèse - à propos de l'origine de la ceinture d'astéroïdes entre les orbites de Mars et de Jupiter - qu'il aurait pu s'agir des débris d'une planète qu'on a nommée Phaeton. Cette hypothèse est depuis tombé en désuétude, au bénéfice d'une autre explication proposant qu'il s'agit plutôt d'un vestige de la formation des planètes du système solaire, ces astéroïdes ne parvenant pas à s'agglomérer du fait de la relative proximité de l'imposante Jupiter - une sorte de nasse gravitationnelle en somme.
Malgré ce présupposé erroné, Arcadius pointe qu'aux instants qui précèdent la fin du monde, tout devient absurde, car pour accomplir ne serait-ce qu'un dernier caprice inassouvi, il faut un minimum de temps. Alors ne demeure plus qu'une écrasante résignation, à la façon d'un personnage des nouvelles de Sternberg, robots écœurés.
Parodie de Bradbury, Les sables bleus de la terre de Robert F. Young prend la peine de créer en miroir une Terre imaginée par les martiens, et même par un auteur de SF martienne ! Léger de ton, cette nouvelle n'en déborde pas moins du pathétique sentiment d'aigreur de celui qui n'est plus capable de s'émerveiller - thème semble-t-il transversal dans l'œuvre singulière de Young.
On retrouve dans Une caisse de pruneaux le ton populaire que Julia Verlanger affectionne dans ses récits à la première personne. Ici, l'autrice s'accorde une petite récréation légère loin de sa cruauté coutumière. Appréciable, bien qu'un peu gratuit.
Que faire d'un don littéralement tombé du ciel comme celui-ci: un remède unique à toutes les maladies ? À l'aube d'une vaccination de masse, un médecin s'interroge. Sans tout dévoiler, La fin des maux, par Clifford D. Simak, rappellera sans doute "Servir l'homme" de Damon Knight.
Asmodaï ou Le piège aux âmes est une novella sur un pacte faustien, une histoire de sorcellerie dans le Morvan. Il s'agit d'une œuvre de jeunesse de Jean-Louis Bouquet qui ne manque pas de style pour autant. Dans le recueil "Le visage de feu", Bouquet écrira à propos de cette nouvelle :
" Pour moi, tout en étant très satisfait de ce conte, je vois, en tant qu’auteur, fort peu de choses à souligner, parce que c’est la plus exotérique de mes affabulations, celle qui nécessite le moins d’éclaircissements d’auteur. À noter que c’est une « somme » de traditions, de croyances morvandelles. Le Morvan a relativement peu inspiré les littérateurs. Je crois que c’est le tableau le plus « poussé » qui en ait été fait dans ce sens (folklorique-mystique). À noter aussi que le Morvan, berceau d’une partie de ma famille, est l’une de mes sources d’inspiration, bien qu’à vrai dire je n’aime guère ce pays. "
Les expérimentations animales qu'imagine Charles Finney dans Les petits monstres trouvent encore leur cadre dans une vie de quartier, comme dans "Le grand chien noir". Mais ici, l'animal n'est plus l'allégorie de la pulsion, mais bien plutôt celle d'un surmoi qui surveille et punit.
Une fenêtre sur le passé rappellera, dans une version très courte, la novella "L'ombre du passé" de Ivan Efremov (in Fiction 53). Un archéologue y entrevoit, comme dans une sorte de prémonition inversée, les habitants d'une caverne dont il étudie les artefacts. On retrouve un Francis Carsac très à l'aise dans son élément professionnel.
Dans l'article Jusqu'à la moelle, Isaac Asimov nous alerte sur l'empoisonnement radioactif de l'atmosphère du fait des essais de bombes H.
Pour terminer ce petit tour, notons que Pierre Versins propose un article sur Damon Knight, Damon Knight et la quête aux merveilles, considéré non plus en tant qu'auteur, mais en tant que critique. Versins traduira en effet quelques uns de ses articles, qui paraîtront dans Fiction les mois suivants. Vous pouvez retrouver l'intégralité de ce texte sur notre page dédiée à Damon Knight.
Nous vous proposons en guise d'extrait, de lire la critique une fois de plus pertinente et fort bien documentée, de Demètre Ioakimidis, sur la parution du dernier recueil de nouvelles de James Blish (que nous vous proposons de surcroît en bonus !).
James Blish : Terre, il faut mourir.
Clic droit, "enregistrer sous" James Blish est un homme aux talents multiples. Il commença par étudier la biologie avant de se mettre à écrire, et cette dernière occupation le conduisit dans le domaine de la poésie aussi bien que dans celui de la science-fiction. Il s'occupa de « public relations », et il lui arriva également de composer de la musique. À quarante ans, il compte indubitablement au nombre des écrivains les plus brillants de la science-fiction actuelle. S'il n'est pas exclusivement composé de chefs-d'œuvre, le présent recueil est néanmoins d'un niveau très élevé, et il donne au lecteur une idée de la diversité des cordes composant l'arc littéraire de James Blish.
Les moins réussies de ces nouvelles sont « L'affaire du VS-1 » et « Le joueur de flûte ». Ce sont cependant des récits construits avec adresse – le premier utilise le suspense créé par un militaire dément qui, seul sur un satellite artificiel, croit devoir bombarder Washington, alors que le second brosse un décor plausible de vie souterraine, rendue nécessaire par les conséquences d'une guerre bactériologique – et c'est surtout par comparaison avec les autres nouvelles du livre qu'ils semblent quelconques.
« Sautes de temps », « Les étoiles sont des prisons » et « Terre, il faut mourir » racontent trois épisodes d'une histoire commune, celle de la conquête de l'espace intersidéral. Dans le premier de ces récits, James Blish évoque avec une vraisemblance hallucinante les sensations d'un pilote pour lequel le temps paraît se dilater puis se contracter ; le second combine avec une ingéniosité considérable les thèmes du voyage intersidéral, de l'exploration de l'infiniment petit et de la communication télépathique, tandis que le troisième montre l'humanité en présence d'une race qui, tout en étant dépourvue d'intelligence, règne sur la plus grande partie de la Galaxie. Dans chacune de ces histoires, le dosage des divers éléments demeure à peu près constant, et donne une idée des préoccupations dominantes de l'auteur. La situation scientifique est minutieusement évoquée, rendue perceptible au lecteur par l'abondance et la précision des détails ; les personnages demeurent assez sommairement esquissés, et leur caractère n'a pas d'influence directe sur l'évolution de l'action ; enfin, le problème à résoudre – problème d'ordre scientifique – est énoncé avec clarté, de même que les raisons qui justifient le choix de la solution. Cette dernière, en revanche, n'intéresse que très modérément l'auteur : dans le second et le troisième de ces récits, James Blish se contente d'indiquer comment ses personnages s'y prendront pour se tirer d'affaire ; il ne montre pas en détail le processus de l'opération. C'est là l'attitude d'un homme qui fait confiance à l'humanité, et qui s'intéresse davantage aux grands mouvements par lesquels celle-ci progresse, plutôt qu'aux exploits individuels de ses héros. Dans sa trilogie (« Year 2018 », « Earthman come home » et « The triumph of time ») qu'on souhaiterait voir traduite en français dans son ensemble, on assiste à un phénomène analogue, sur une plus grande échelle : Blish ne s'attache aux personnages que dans la mesure où ils jouent un rôle – positif ou négatif – dans le progrès de l'ensemble.
Il ne faut cependant pas s'exagérer la simplicité des personnages créés par James Blish : « Œuvre d'art », par exemple, est un véritable chef-d'œuvre dans lequel l'auteur imagine ce que seraient les impressions et les réflexions de Richard Strauss s'il revenait à l'existence au XXIIe siècle. Le portrait qui nous est présenté du compositeur de « Till Eulenspiegel » est extrêmement vivant, et Blish témoigne de connaissances musicales solides. On se demandera peut-être où est la place de la science-fiction dans un tel récit ; il est difficile de répondre précisément à une telle question sans dévoiler l'excellent effet de chute ménagé par l'auteur. Mais que l'on veuille bien croire que « Œuvre d'art » se rattache, indubitablement, au genre littéraire qui nous occupe – et même que ce récit mérite d'en devenir un classique.
Des deux récits restants, le premier, « Les pompe-cervelles », est un tableau assez sinistre, mais construit avec art : on y voit des savants s'efforçant, très littéralement, de pomper les cervelles des morts, en vue d'en extirper les connaissances qui pourront servir les intérêts de leur pays. Sans verser dans le grand-guignolesque, James Blish traite ce sujet étrange avec dextérité, et évite d'exagérer le caractère sinistre du fond devant lequel ses héros évoluent.
« Bip », enfin, constitue une variation extrêmement ingénieuse sur le thème de l'homme qui connaît l'avenir. James Blish ne recourt aucunement au fantastique, mais exploite uniquement un certain nombre de données scientifiques. Il possède à un haut degré l'art de mener insensiblement son lecteur des faits réels aux extrapolations imaginaires, et l'angle par lequel il aborde son récit n'est pas moins original que la teneur de celui-ci.
La diversité des thèmes présentés dans ces nouvelles, ainsi que la variété de leurs traitements, montrent que James Blish est une sorte de caméléon parmi les auteurs de science-fiction. Parti d'une conception assez van vogtienne – celle du héros qui ignore les limites exactes de ses pouvoirs, comme aussi la situation précise du conflit dans lequel il doit intervenir – qu'il développa dans un de ses premiers romans importants, « The warriors of day » - il en vint à une vision dans laquelle la science conditionnait la plupart des relations, et dictait l'optique du narrateur. Il en est parfois résulté une certaine froideur à l'égard des protagonistes ; non certes que ceux-ci fussent tenus pour négligeables, mais leurs destinées étaient considérées dans la limite où elles contribuaient à régler celles de leurs semblables.
Tel est le cas, dans ce recueil, de Garrard, le héros de « Sautes de temps » : il est le premier homme à revenir après un voyage qui l'a emmené dans un autre système planétaire (et, à ce propos, il faut féliciter Michel Deutsch pour l'intelligence avec laquelle il a traduit la syntaxe et les néologismes introduits par James Blish en marge de ce séjour sur le monde lointain), il a donc toutes les chances de laisser son nom dans l'Histoire. Or, que savons-nous de lui ? À part la lucidité de son esprit et son intégrité foncière, bien peu de chose en vérité. Garrard est typique d'une optique particulière, qui serait celle de Blish-le-philosophe : ce qui importe le plus à ce dernier, c'est que l'humanité aille de l'avant, et les actes de ses protagonistes l'intéressent principalement en fonction de leur rôle dans ce progrès.
Mais il y a aussi, en James Blish, un homme sensible que nous montre « Œuvre d'art » : ce n'est pas seulement l'amateur de musique qui obtient la sympathie du lecteur, mais bien l'écrivain qui réussit à décrire d'émouvante manière les pensées d'une grande intelligence créatrice perdue loin de son époque. Et dans les plus récentes des nouvelles réunies ici – comme « Les étoiles sont des prisons » et « Terre, il faut mourir » – on sent une préoccupation croissante à l'égard de l'individualité des protagonistes. Ceux-ci sont encore assez monolithiques, mais leurs réactions sont parfaitement plausibles, compte tenu d'événements que l'auteur leur fait affronter.
Cet approfondissement progressif des émotions humaines constitue une preuve de l'évolution constante dont l'art de James Blish est en quelque sorte le théâtre. Sans égaler l'hallucination épique de van Vogt, l'assurant de témoin oculaire d'Arthur C. Clarke, ou le réalisme scientifique de Robert Heinlein, James Blish combine certaines qualités de ces trois auteurs, et possède en outre une lucidité qui n'appartient qu'à lui. Il est sans doute un des auteurs de science-fiction dont l'avenir semble le plus brillant : il possède en effet de la maturité, du métier et de l'individualité, en même temps que le désir d'aller de l'avant en enrichissant son registre d'expression. Le présent recueil en témoigne.
Demètre Ioakimidis