20 août, 2025

Un peu de repos avant la fin du monde (oups ! de l'année).

On dirait qu'il dort, mais il réfléchit…

Notre vaillant Youri Gagarrigue, grand débusqueur de coquilles et petit maitre de la conversion de l'encre et du papier en lignes de 0 et de 1, sera de retour le

lundi 1er septembre 2025

pour une nouvelle année de rétrofuturisme ; avec au programme (entre autres) notre nouveau cadeau bonus, et le grand retour de la revue Galaxie  (prévu le 10 septembre prochain !).

Comme à l'origine du projet, nous alternerons 5 numéros de Fiction avec 5 numéros de Galaxie (rythme à tenir jusqu'en 2031, bon courage Youri ! on atteint bientôt un tiers de la collection…).

Et toujours les Fiction Spécial et des bonii de circonstance.

Bonnes lectures ! 

15 août, 2025

Cadeau Bonus : Recueil Robert Abernathy (exclusivité du PReFeG)

Dans la série : "Les auteurs qui méritent leur recueil", après William Morrison qui a fait l'objet d'un précédent bonus, on peut citer Robert ABERNATHY (1924-1990), dont les nouvelles ont fleuri durant "l'âge d'or" de la science-fiction américaine, entre 1942 et 1956 plus exactement, tout d'abord dans "Planet stories", puis dans "The magazine of fantasy and science fiction" (la version d'origine dont Fiction n'est qu'une franchise française, mais qui a su prendre son indépendance éditoriale).
Peu intéressé par sa republication en recueil, il se désintéressera de sa propre production littéraire pour se consacrer pleinement à sa chaire de linguistique - spécialisé dans les langues slaves - à l'Université du Colorado.
En France, hormis dans l'anthologie "Histoires de Cosmonautes" (Livre de poche - 1974) plusieurs fois rééditée, il est devenu difficile de pouvoir apprécier la prose bien menée, sensible et ciselée sans être ampoulée, de ce météore de la SF américaine.
C'est encore une fois par le biais des revues Fiction et Galaxie que le public francophone aura pu effleurer quelques unes des 38 nouvelles à son actif. C'est l'ensemble de ces quelques nouvelles que nous vous proposons de découvrir dans cette publication au format epub, exclusivement destinée aux lecteurs du PReFeG.
Comme à l'accoutumée, un clic droit pour "enregistrer sous" sur l'image de couverture vous permettra de télécharger votre copie.

Ce recueil contient les 9 nouvelles suivantes :

  • Le Professeur et son phantasme (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, novembre 1953) Professor Schlucker's Fallacy, 1953, initialement parue dans Fiction n° 99 (février 1962). 

On pourra penser au piège qu'Yves Pagès avait tendu au philosophe Bernard-Henri Lévy en faisant croire à un corpus de textes critiques sur Kant signé d'un certain Botul, tant ces batailles intellectuelles au sein d'une prestigieuse université semblent sans merci : Le professeur et son phantasme est une drôle d'histoire absurde, où les sophismes ont autant d'existence et de personnalité que les professeurs d'université qui les forgent, où il suffit d'invalider une théorie jusqu'alors admise pour transformer la réalité autour de soi, bref : où la vision intellectuelle du monde en fait sa réalité - du moins celle qui est prise en compte. On a la sensation que Robert Abernathy règle des comptes avec le monde universitaire, mais l'ensemble reste agréablement fantaisiste, à la façon d'un Lewis Carroll. Plus ancienne nouvelle, ce sera paradoxalement sa dernière à paraître dans Fiction (ou Galaxie).

  • L'Axolotl (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, janvier 1954) Axolotl / Deep Space, 1954, initialement parue dans Fiction n° 13 (décembre 1954).


Robert Abernathy développe avec L’axolotl l’hypothèse, certes un peu naïve mais intéressante, de la nécessaire transformation physiologique de l’explorateur spatial – on retrouvera ce thème dans le « Demain les chiens » de Simak, et le concept en sera repris et dénommé "pantropie" par James Blish en 1957 (voir à ce propos le recueil  de Blish : "Semailles humaines" - Galaxie Bis, 1968).

Cette nouvelle sera reprise dans l'anthologie "Histoires de Cosmonautes".

  • L'Ennemi du feu (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mars 1954) The Firefighter, 1954, initialement parue dans Fiction n° 11 (octobre 1954).


Un récit préhistorique sur la résistance à l'inconnu, et au progrès, en la figure de l'ennemi du feu, un cro-magnon sous-évolué comparé à ses congénères, et qui impose sa brutalité barbare - mais qui inaugure malgré lui la longue série de croque-mitaines.


  • Recommencement (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, juin 1954) Heirs Apparent, 1954, initialement parue dans Fiction n° 18 (mai 1955).


Dans Recommencement, la civilisation, se détruisant elle-même, laisse la place vacante à la barbarie - ou à un simple nomadisme comme l'imagine Abernathy. On pensera à "Terre brûlée" de John Christopher, qui viendra quelques années plus tard.


  • Les Pêcheurs (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, décembre 1954) The Fishers, 1954 initialement parue dans Fiction n° 35 (octobre 1956).


Les pêcheurs propose une intéressante suite d'introspections sur fond de colonisation mentale (qui rappelle aussi les nouvelles de Richard Wilson). On suppute une suite possible… qui ne sera pas venue.

Comme pour "L'axolotl", cette nouvelle sera reprise dans l'anthologie "Histoires de Cosmonautes".


  • Un homme contre la ville (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, janvier 1955) Single Combat, 1955, initialement pare dans Fiction n° 25 (décembre 1955).

" Elle s’était graduellement pourvue d’un système nerveux central de fils aériens et de câbles souterrains, d’un système circulatoire fait de pompes et de réservoirs, d’un système excrétoire. D’une énormité invertébrée et parasite, elle s’était développée en une créature supérieure dotée des attributs tangibles qui accompagnent les concepts subjectifs de volonté, de dessein et de conscience…"

Ce pourrait être paranoïaque, mais la démonstration d'une allégorie qui non seulement ordonne ses métaphores, mais qui prend vie, qui s'anime et manifeste une volonté réelle, est assez terrifiante., 

Cette nouvelle sera la plus connue d'Abernathy, car souvent reprise dans les anthologies ("Univers de la science-fiction" - Club des Libraires 1957 ; "Les 20 meilleurs récits de science-fiction" - Marabout 1964 ; "Un homme contre la ville et autres récits sur la ville" - Folio Junior SF 1981 ; "Histoires mécaniques" - Livre de poche 1985 ; et "L'âge d'or 1938-1957" - Librio 2000).

  • L'An 2000 (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, janvier 1956) The Year 2000, 1956, initialement parue dans Fiction n° 38 (janvier 1957).


L'an 2000 de Robert Abernathy prend à contrepied les grands espoirs et les terribles craintes, projetés par la S.F. sur l’an 2000. On appréciera la concision de cette jolie petite fable.



Les révoltés entretient sciemment la confusion entre androïde et être vivant de synthèse, comme pour insister sur l'aspect mécanique de la fabrication du vivant. Bien entendu, on sent qu’il y manque quelque chose ; sans doute Abernathy qualifierait-il d'âme cette part sensible qui échappe à l'ingénierie - comme l'atteste une très pertinente référence au livre de Job – mais plutôt que de verser dans un catéchisme, il nous laisse plus subtilement entendre que cette part d'humanité consiste finalement à donner une histoire à l'individu, à l’individuer par sa « fiction » personnelle. Une des plus touchantes de ses nouvelles (et c'est Galaxie qui avait emporté ce morceau.)


  • Heure sans gloire (Nouvelle, The Magazine of Fantasy and Science Fiction, juillet 1956) Hour Without Glory, 1956, intialement parue dans Fiction n° 42 (mai 1957).


Heure sans gloire pourrait être le chapitre d'un plus long roman, amer et grinçant comme la guerre civile qu’il décrit d’un peu loin. Pour approfondir le sujet, on se reportera à Ward Moore et son "Autant en emporte le temps", comme au tout récent Douglas Kennedy "Et c'est ainsi que nous vivrons" (ou encore, dans une moindre mesure, à "L’orbite déchiquetée" de John Brunner.)



Le PReFeG ne détient pas le monopole d'avoir produit un tel recueil. En effet, il existe un recueil imprimé en 25 exemplaires (!) : L'Intégrale Robert Abernathy, par Yama Otoko (Bordeaux, France), coll. Le Grand Vingtième n° 2 (Dépôt légal : août 2004, Achevé d'imprimer : août 2004).

Il est en fait fabriqué à la main par l'incontournable érudit Francis Valéry, et contient 12 nouvelles et quelques textes sur l'auteur: 

1 - À mourir de peur (Righteous Plague, 1951), pages 6 à 29, nouvelle, trad. H.G. DEVELAY, illustré par Peter POULTON
- in Satellite n° 37 (SATELLITE / EDITIONS SCIENTIFIQUES ET..., 1961)
2 - Le Professeur et son phantasme (Professor Schlucker's Fallacy, 1953), pages 30 à 36, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE
in Fiction n° 99, OPTA 2/1962)
3 - L'Axolotl (Axolotl / Deep Space, 1954), pages 37 à 49, nouvelle, trad. (non mentionné)
in Fiction n° 13, OPTA 12/1954
- in Histoires de cosmonautes (LIVRE DE POCHE, 1974)
4 - L'Ennemi du feu (The Firefighter, 1954), pages 50 à 52, nouvelle, trad. (non mentionné)
in Fiction n° 11, OPTA 10/1954
5 - Recommencement (Heirs Apparent, 1954), pages 53 à 72, nouvelle, trad. (non mentionné)
in Fiction n° 18, OPTA 5/1955)
6 - Un cinéma fabuleux (The Marvelous Movie, 1954), pages 73 à 87, nouvelle, trad. Denise CATOZZI
- in Satellite n° 21 (SATELLITE / EDITIONS SCIENTIFIQUES ET..., 1959)
7 - Les Pêcheurs (The Fishers, 1954), pages 88 à 125, nouvelle, trad. Régine VIVIER
in Fiction n° 35, OPTA 10/1956
- in Histoires de cosmonautes (LIVRE DE POCHE, 1974)
8 - Un homme contre la ville (Single Combat, 1955), pages 126 à 135, nouvelle, trad. (non mentionné)
in Fiction n° 25, OPTA 12/1955 
- in Univers de la science-fiction (CLUB DES LIBRAIRES DE FRANCE, 1957)
- in Les 20 meilleurs récits de science-fiction (MARABOUT - GÉRARD, 1964)
- in Fiction spécial n° 23 : Futurs d'Antan (OPTA, 1974)
- in Un homme contre la ville, et autres récits sur la ville (GALLIMARD Jeunesse, 1981)
- in Histoires mécaniques (LIVRE DE POCHE, 1985) sous le titre Combat singulier
- in 1938-1957, l'âge d'or (LIBRIO, 2000)
9 - Le Dévoreur (The Guzzler, 1955), pages 137 à 145, nouvelle, trad. (non mentionné), illustré par Amedeo GIGLI
- in Au-delà du ciel - 5 (SILVESTRI, 1958)
10 - L'An 2000 (The Year 2000, 1956), pages 146 à 149, nouvelle, trad. Roger DURAND
in Fiction n° 38, OPTA1/1957
11 - Les Révoltés (One of Them?, 1956), pages 150 à 158, nouvelle, trad. (non mentionné)
in Galaxie (1ère série) n° 50, NUIT ET JOUR 1/1958
12 - Heure sans gloire (Hour Without Glory, 1956), pages 159 à 168, nouvelle, trad. Roger DURAND
in Fiction n° 42, OPTA 5/1957
13 - Francis VALÉRY, Portfolio, pages 169 à 172, portfolio, illustré par Ed EMSH & Robert Gibson JONES & Rod RUTH
Inédit.
14 - Francis VALÉRY, La Science Fiction américaine "classique", un univers largement méconnu, pages 173 à 175, article
Inédit.
15 - Francis VALÉRY, Robert Abernathy un auteur inclassable, pages 176 à 179, article
Inédit.
16 - Francis VALÉRY, Bibliographie de Robert Abernathy, pages 180 à 184, bibliographie
Inédit.


Robert ABERNATHY


13 août, 2025

Fiction n°124 – Mars 1964

De nombreuses nouvelles, courtes et pour la plupart traduites par Christine Renard, parmi lesquelles on peut compter les proses des rares Kurt Vonnegut ou Jack Vance, les retours de William Tenn et de J. T. McIntosh… Philippe Curval et Michel Demuth (sous pseudonyme) caracolent à leurs côtés.

Mutant, métamorphosant, transcendant.

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Sommaire du Numéro 124 :


1 - (non mentionné), Nouvelles déjà parues des auteurs de ce numéro, pages 4 à 4, bibliographie


NOUVELLES


2 - Gordon R. DICKSON, Opération Grand Frère (Brother Charlie, 1958), pages 5 à 33, nouvelle, trad. Michel DEUTSCH *

3 - Philippe CURVAL, Vivement la retraite !, pages 34 à 42, nouvelle

4 - J. T. McINTOSH, Le Général stupide (The Stupid General, 1962), pages 43 à 54, nouvelle, trad. Christine RENARD *

5 - Jean-Michel FERRER, ...en beauté, pages 55 à 60, nouvelle *

6 - Kurt VONNEGUT Jr., Pauvre surhomme (Harrison Bergeron, 1961), pages 61 à 67, nouvelle, trad. Christine RENARD

7 - William TENN, La Ruée vers l'est (Eastward Ho!, 1958), pages 68 à 83, nouvelle, trad. Christine RENARD

8 - Michel EHRWEIN, La Nuit sera longue, pages 84 à 86, nouvelle *

9 - Jack VANCE, Magie verte (Green Magic, 1963), pages 87 à 99, nouvelle, trad. Christine RENARD

10 - Walter S. TEVIS, À l'autre bout du fil (The Other End of the Line, 1961), pages 100 à 105, nouvelle, trad. Christine RENARD

11 - John Anthony WEST, Un mari à l'engrais (Gladys's Gregory, 1963), pages 106 à 112, nouvelle, trad. Christine RENARD

12 - Bram STOKER, La Vierge de fer (The Squaw, 1893), pages 113 à 127, nouvelle, trad. Françoise MARTENON & Roland STRAGLIATI 

CHRONIQUES



13 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 129 à 143, critique(s)

14 - COLLECTIF, Le Conseil des spécialistes, pages 144 à 145, critique(s)

15 - Demètre IOAKIMIDIS, Notes de lecture, pages 146 à 147, critique(s)

16 - Anne TRONCHE, Les Hauts reliefs de P. Bettencourt, pages 148 à 149, critique(s)

17 - Jacques GOIMARD, Une caméra folle de son corps, pages 151 à 152, article

18 - Bertrand TAVERNIER, Notules belges, pages 153 à 155, article

19 - Jacques GOIMARD, Petit vademecum du peplocole amateur, pages 155 à 157, article

20 - (non mentionné), En bref, pages 158 à 159, article



* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Retour annoncé de la revue Galaxie (par la même équipe que celle de Fiction), un cinquième numéro spécial prévu au même moment, et "un second numéro hors-série [qui] sera programmé (…) avant la fin de 1964", voilà qui témoigne d'une belle santé éditoriale. Au milieu de collections comme Le Rayon Fantastique qui annoncent leur terminaison, cet élan donne du baume au cœur à tous les lecteurs de cette époque. Et puis, fait discret mais notable en ce mois de mars 1964, notre ami Ludo le Hérisson souffle sa première bougie.

Pour parfaire l'exploitation d'une planète, un diplomate terrien doit organiser des pourparlers entre deux représentants des espèces autochtones et ennemies. Mais les voilà quitter le champ protecteur de la diplomatie pour être plongés dans celui de la survie en milieu hostile. Gordon R. Dickson invoque une forme de dialectique dans Opération Grand Frère, dont tous les conflits du monde pourraient s'inspirer…

La retraite est pour le travailleur un havre de repos et de liberté retrouvée, mais pour le corps social attaché au travail et à la production, la retraite équivaut à un retrait. Voilà ce que Philippe Curval tente de démontrer avec Vivement la retraite ! dans une ambiance de nouveau (et précurseuse) toute dickienne.

J.T. McIntosh joue, comme le ferait J. K. Chesterton, avec les expressions toutes faites pour cette histoire de premier contact et du premier général, Le général stupide, confronté au dilemme d'attaquer ou d'attendre la confirmation d'une intention pacifique. La chute est cocasse et le style à l'emporte pièce nous ravit régulièrement de saillies ironiques ou d'aphorismes légers. Christine Renard se révèle fine dans l'exercice de traduction.
La rédaction évoque dans son introduction l'auteur en ces termes : "J.T. McIntosh, qui fit les beaux jours des Fiction d’antan". Antan, en 1964, c'était il y a dix ans !

Toujours dans les textes d'introduction, voici : "Retenez le nom de Jean-Michel Ferrer, car vous le reverrez dans Fiction.Et pour cause, puisqu'il s'agit d'un pseudonyme de Michel Demuth !
Demuth-Ferrer interroge le sens de la beauté, ce que l'un juge comme tel, mais que l'autre pourrait trouver effroyable quand il s'agit de finir …en beauté. Sans doute est-ce l'affaire de l'implication et de la contemplation, mais quoi qu'il en soit, la beauté réside toujours dans l'œil de l'admirateur.

D'une concision qui donne à la nouvelle des allures de fable, Kurt Vonnegut Jr. interroge dans Pauvre surhomme le principe d'égalité entre les citoyens ; un dispositif d'état est chargé de distribuer des handicaps artificiels, car bien évidemment, le nivellement ne peut se faire que par le bas, selon la règle "Qui peut le plus peut le moins." Vonnegut dans la lignée de son premier roman "Le pianiste déchaîné" gratte les croûtes et interroge surtout l'aubaine pour le pouvoir d'avoir à administrer des citoyens "crétinisés".
Kurt Vonnegut figure, nous l'avouons sans honte, parmi nos auteurs préférés. Nous avions mis en partage une bonne partie de ses romans à l'occasion de son centenaire, mais ses nouvelles sont plus rares. Ce sera la dernière apparition de Vonnegut dans les pages de Fiction et de Galaxie, mais nous espérons avoir éveillé votre curiosité envers cet incomparable auteur de la contre-culture américaine des années 1970.

William Tenn inverse les rapports de domination et fait des "blancs" les déchus d'après la bombe et des "peaux-rouge" les dominants. Hormis ce petit tour de passe-passe surtout sémantique, il faut sans doute un peu connaître la géographie urbaine américaine et un minimum de sa culture pour apprécier La ruée vers l’est, cette errance un peu gratuite.

Après l'exode vers l'est de Tenn, Michel Ehrwein fait faire route vers l'ouest à ses protagonistes. Les humains comme vous et moi y sont devenus du bétail. Pour quelle espèce de prédateurs ? Malgré son titre, La nuit sera longue, le récit est trop court pour nous emporter tout à fait mais, au moins, n'ennuie pas.

La problématique du transfuge, de classe, de culture, de connaissances…, est dans Magie verte, et avec beaucoup de poésie décrite concrètement grâce à cette symbolique de la magie verte. Jack Vance nous invite à suivre une initiation et ses effets sur un humain que rien ne destine à recevoir pareille science. Un texte très appréciable.

Walter S. Tevis nous invite à découvrir, À l’autre bout du fil, ce qu'il advient de ceux qui bravent les paradoxes temporels. Caustique.


Toujours grinçant comme du Topor, John Anthony West continue d'explorer les rapports de couple sous un jour gastronomique. Un mari à l’engrais, à point !


Cruelle histoire de justice immanente punissant un histrion de sa vantardise, La Vierge de fer rappelle aussi "La torture par l'angoisse" d'André de Lorde dans une de ses pièces du Grand-Guignol, qu'aurait grandement apprécié Bram Stoker s'il l'avait connu. Ici, on voit venir la chute, mais on en poursuit la lecture comme fascinés.

Dans la rubrique Entre lecteurs, on pourra lire :
AUTEURS ! Qui m’enverra, pour mon fanzine Lunatique, de courts récits (maximum : six pages dactylographiées à double interligne) de fantastique et de science-fiction ? Écrire à : Jacqueline H. OSTERRATH, 5929 Sassmannshausen, Allemagne.

Voilà qui invite davantage que la note régulière concernant les envois de manuscrits à la rédaction de Fiction. Il faut dire que Lunatique, le fanzine de Jacqueline Osterrath, en est encore à ses débuts, et a sans doute besoin d'amasser pour tenir une publication régulière.


Après Bram Stoker, et toujours à propos des auteurs classiques, relevons une remarque de Demètre Ioakimidis dans ses appréciables Notes de lecture, à propos d'une énième anthologie du fantastique : " (...) Mary Shelley – seconde femme du poète et mère spirituelle de Frankenstein (...) " Voyons ! Pourquoi ne pas dire qu'elle en était l'auteur (et nous dirons aujourd'hui autrice) ?


Nous évoquions la bonne vitalité de Fiction et des éditions Opta dans un contexte éditorial un peu en berne. La rubrique En bref fait état d'Un bilan imposant
Pierre Versins, jamais à court d’information, nous communique la surprenante statistique que voici : un amateur qui, depuis 1945, aurait acheté tout ce qui a paru en langue française sous l’étiquette anticipation et fantastique, aurait aujourd’hui dans sa bibliothèque 1.000 volumes (environ 750 livres et 250 numéros de revues). Ne sont strictement comptées dans ce chiffre que les collections et revues spécialisées.

Pour terminer, et une fois n'est pas coutume, ne dédaignons pas de parcourir une littérature plus légère en considérant ce volume de la série "Anticipation" chez Fleuve Noir, celui-ci écrit par Arthur Bertram Chandler, complice de William Temple et de Arthur C. Clarke. La critique est d'André Ruellan, un habitué de la collection Anticipation sous le nom de Kurt Steiner,  et nous vous proposons l'ouvrage au format epub en cliquant sur sa couverture.

Un clic droit pour le bonus !
A. Bertram Chandler : Rendez-vous sur un monde perdu 
Allan Kemp ne peut rester longtemps séparé de sa femme, Véronique, mais ne se résoud pas à abandonner la navigation. Avec Jim Larsen, Dudley Hill et le narrateur, il achète d’occasion un vieil astronef, afin de réaliser le rêve d’y vivre en compagnie de sa femme, à la fois commandant et propriétaire. Ils partent vers la Planète Lointaine où Véronique est restée, mais rencontrent en route un monde peuplé de robots sur lequel ils restent prisonniers. Grâce à la complicité de femmes-robots, ils parviennent à s’évader ; mais c’est pour tomber sur une planète qui sert de repaire à une bande de pirates. Là, ils échangent honteusement la dernière femme-robot (qui était à l’image de Véronique, et commençait à se conduire en être humain véritable) contre des cartes interstellaires. Ils finissent par atteindre leur but, mais leur rêve ne se réalisera jamais, malgré les sacrifices qu’ils ont consentis pour le vivre.
C’est le sens général du livre, qui le rend particulièrement attachant. Il s’en dégage une vision morale et métaphysique assez sombre pour qu’on reste silencieux durant les heures qui suivent sa lecture. Cette position amèrement lucide, cette optique un peu camusienne de Bertram Chandler est parfaitement communiquée par un style narratif très classique, fleurant le tabac blond, le pale ale et le bois ciré. On y trouve les notes d’humour qu’un Anglais ne peut omettre : elles prennent possession du texte lorsqu’il s’agit des femmes-robots et de leurs rapports érotiques avec les astronautes, aussi bien que dans le chapitre décrivant les canailles crasseuses tapies sur une planète dégoûtante (le ton est ici légèrement forcé). Cela n’ôte rien au caractère dramatique de l’ensemble, de même que Shakespeare mêlait poésie, grosse farce et philosophie. On y trouve du reste diverses références dans ce sens : une région de l’espace s’appelle « Secteur Shakespearien », et l’astronef rafistolé « Gente-Dame ».
La traduction est faite dans un français alerte et correct, à deux exceptions près : on ne dit pas des hydrocarbonates, mais des hydrocarbones – bien que ce soit peut-être à tort –, et l’azote a perdu depuis un siècle son ancien nom de nitrogène.
Appuyons pour terminer sur l’intéressante idée qui consiste à se battre contre une machine en se conduisant en agitateur révolutionnaire, et en dressant à l’intérieur de l’ennemi le principe femelle contre le principe mâle. Cette idée conduit à l’inquiétante peinture d’un robot en passe d’accéder à la nature humaine, accession qui le condamne et fait naître en nous de curieux sentiments de révolte et de pitié. Ce thème semble tourmenter certains écrivains Anglais de S.F., puisqu’il était déjà traité dans Pygmalion 2113, d’Edmund Cooper. Mais Chandler le rend vraisemblable en appuyant à plusieurs reprises sur l’idée – bien connue depuis La Mettrie – selon laquelle l’organisme humain est lui-même une machine. Il faut citer aussi les deux phrases qui encadrent le roman et le situent parfaitement en dehors du simple récit d’aventures : « Quand meurt le rêve, que devient le rêveur » ? et « Quand meurt le rêveur, que devient le rêve » ?
André RUELLAN

06 août, 2025

Fiction n°123 – Février 1964

Fiction inaugure la formule "Numéro spécial" dédié à un auteur - et l'on commence par le représentant de la science-fiction pour ceux qui ne lisent pas de science-fiction : Ray Bradbury. Des articles biographiques accompagnent deux de ses nouvelles, et par conséquent peu d'autres récits, mais offre en revanche une documentation précieuse pour les lecteurs de 1964, qui n'imaginaient pas qu'un jour les données de tous genres se trouveraient au bout du clic.

"La cargaison perdue" - au moins dix de retrouvées… 

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Sommaire du Numéro 123 :

SECTION SPECIALE BRADBURY :


1 - Ray BRADBURY, Phénix (Bright Phoenix, 1963), pages 3 à 10, nouvelle, trad. Christine RENARD

2 - Ray BRADBURY, L'Abîme de Chicago (To the Chicago Abyss, 1963), pages 11 à 21, nouvelle, trad. Christine RENARD

3 - Sam MOSKOWITZ, Qu'est-ce qui fait brûler Bradbury ?, pages 23 à 34, article, trad. Jacques GOIMARD

4 - William Francis NOLAN, Bradbury : un poète en prose à l'âge de l'espace, pages 35 à 47, article, trad. Jacques GOIMARD

5 - (non mentionné), Index général des œuvres de Ray Bradbury, pages 48 à 55, bibliographie


SCIENCE-FICTION :


6 - Nathalie HENNEBERG, Le Rêve minéral, pages 56 à 92, nouvelle

7 - Michel DEMUTH, Les Jardins de Ménastrée, pages 93 à 102, nouvelle

8 - Alfred BESTER, Ces derniers temps (They Don’t Make Life Like They Used To, 1963), pages 103 à 136, nouvelle, trad. Michel DEUTSCH


RUBRIQUES :


9 - Alfred BESTER, Alfred Bester démoli par Alfred Bester, pages 137 à 139, chronique, trad. Demètre IOAKIMIDIS

10 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 140 à 150, critique(s)

11 - Jacques GOIMARD, Avènement du cinéma maudit, pages 151 à 158, article

12 - (non mentionné), Nouvelles déjà parues des auteurs de ce numéro, pages 158 à 158, bibliographie


"Fahrenheit 451" se termine sur une communauté de résistants qui se dénomment "hommes-livres". Dans Phénix qui fut le ferment initial de son célèbre roman, Ray Bradbury commence par là, par cette petite ville d'où l'on tente l'auto-da-fé, mais où les lecteurs (ceux de l'histoire, auxquels on peut s'identifier) ont déjà mesuré l'ampleur du désastre et se sont organisés en conséquence. Sans doute un peu naïf, Bradbury imagine toutefois la puissance d'une résistance passive et pacifique.

Après l'effacement de la culture, le fléau - qu'il soit guerre ou catastrophe - vient emporter le reste, la surface des choses, le médiocre toc. Mais que celui qui s'en souvient en perpétue le souvenir, qu'il le dise, et le voilà devenu l'aède, le conteur, celui qui cimentera de nouvelles histoires et une nouvelle culture. L’abîme de Chicago rencontre fort bien la nouvelle précédente, et sera choisie par Ray Bradbury quand il adaptera certaines de ses nouvelles pour le théâtre.

(...) il faudrait vendre beaucoup de textes « publics » aux revues qui payent bien pour gagner l’argent nécessaire. Depuis que je paraissais régulièrement dans les magazines populaires, j’avais peur que les rédacteurs en chef des magazines de grande diffusion ne se formalisent si j’utilisais mon vrai nom. Je ficelai donc trois nouvelles histoires sous le nom de William Elliott – et, en l’espace de trois jours, je reçus trois chèques de Collier’s, de Mademoiselle et de Charm ! (...)  J’écrivis immédiatement aux trois rédacteurs en chef, leur révélant mon véritable nom, et il s’avéra qu’aucun d’entre eux n’avait jamais entendu parler de Ray Bradbury, et qu’ils se feraient un plaisir de restituer mon véritable patronyme. C’était la percée ; le mur était par terre.

(Sur la nécessité des pseudonymes, Propos de Ray Bradbury, rapportés par William F. Nolan in "Bradbury : un poète en prose à l’âge de l’espace" / voir l'intégralité de l'article dans notre page dédiée.) 

(...) les Cristaux sont opaques et pesants ; à leur état originel, ils sont sans voix, sans ouïe, presque privés d’organes. Je crois qu’ils voient, qu’ils perçoivent à travers leur texture. Leur seule faculté extérieure est de rêver – ils communiquent leurs rêves aux Humains qui, alors, sont perdus et se laissent dévorer sans résistance.

On pensera à Cthulhu, qui rêve et qui attend, devant cette évocation d'un fléau d'un genre nouveau développé par Nathalie Henneberg, dans Le rêve minéral. Elle se repose sur d'anciens mythes, tels "les nains de pierre des Incas, le Commandeur, la Vénus d’Ille… ", auxquels on peut encore ajouter le Golem et le Monstre de Frankenstein… On repensera aussi beaucoup au personnage du sculpteur - créateur de "La naissance des Dieux" dont on retrouve un avatar. Bref, voici un florilège de tous les grands thèmes de Nathalie Henneberg, toutes ses figures récurrentes et leurs personnalités, dans ce péril minéral qui offre à l'autrice l'occasion de détailler un champ lexical foisonnant. Mais … l'intrigue ne suit pas, comme si elle s'était lassée de son histoire en cherchant à la conclure.

Michel Demuth a certainement lu Ballard et ses jardins du temps pour composer Les jardins de Ménastrée. On en retrouve principalement le motifs du couple aristocratique et contemplatif. Toutefois, Demuth en fait autre chose, poursuivant par l'imagerie fantastique les allégories qui dominent le temps, ici les vampires. 

Un autre couple : deux survivants, un homme et une femme, hantent un New York en ruines. Chacun tente de poursuivre la vie qu'il a toujours connue, sans plus d'imagination que celle dictée par le plaisir. Ils se rencontrent... Qu'est-ce qu'ils se racontent ? Alfred Bester nous emporte avec une bluette douce amère entre deux êtres qui s'efforcent de ne pas penser à l'avenir autrement que dans la poursuite du passé ; mais la marche du monde n'en est pas figée pour autant dans Ces derniers temps.


Pourquoi le genre "bis" doit-il être considéré comme "maudit" ? Il y a peut-être à la base une simple affaire de circonstances, comme nous l'évoque Jacques Goimard dans ce passage :

Fiction, renonçant pour une fois à arriver à la fin de l’engagement et à compter les morts, vous offre en primeur cet exploit mémorable : un compte rendu de film qui précède la sortie en exclusivité !

Profitons de l’occasion pour remarquer que cette démarche, fort naturelle partout ailleurs, est presque toujours impossible dans notre domaine, du simple fait que les films sortent à la sauvette et que les distributeurs n’organisent pas de previews. Dans ces conditions, les comptes rendus les plus vite faits, par le simple jeu des délais d’impression d’une revue mensuelle, sortent toujours après la fin de l’exclusivité, et nos lecteurs parisiens ont les plus grandes difficultés à voir les films que nous leur conseillons (ne parlons pas des lecteurs de province, qui n’ont pratiquement jamais rien à se mettre sous la dent). Sur ce point comme sur les autres, nous avons tout à gagner à un retour à des habitudes plus normales. Et une conversion des distributeurs n’est possible que si le cinéma fantastique cesse d’être un genre maudit en France.


Toujours appréciées car bien circonstanciées et pertinentes, les critiques de Demètre Ioakimidis n'en finissent pas de nous donner l'envie de lire. Nous vous proposons, en Bonus à ce numéro, de lire "Le monde aveugle", et la critique de ce roman de Daniel Galouye, fort peu traduit en France. Comme à l'accoutumée, "enregistrez la cible du lien sous", comme dit le proverbe spécieux.

Daniel F. Galouye : Le monde aveugle

Clic droit et "enregistrer sous..."

Il faut bien parler d’abord de la « prière d’insérer », puisqu’il s’agit d’un texte destiné à présenter l’ouvrage à celui qui est sur le point d’en commencer la lecture. Et il faut bien relever la maladresse qui s’y trouve commise : avant d’aborder ce Monde aveugle, on trouve, dans cette « prière d’insérer », la vérité dont l’auteur a minutieusement préparé la révélation dans son roman. On y apprend que la « force psychique incompréhensible », à laquelle le protagoniste se heurte à plusieurs reprises au cours de l’action, est tout simplement la lumière. On y apprend également que les « monstres » qui viennent hanter le monde aveugle où il vit ne sont que des sauveteurs, des humains qui n’ont pas oublié l’usage de la lumière.

Voilà donc un texte de présentation privant gauchement le lecteur d’une chute ; chute qui n’est pas le dénouement lui-même, mais que l’auteur avait préparée avec beaucoup d’adresse, livrant progressivement des indices permettant au lecteur – sans jeu de mots – d’éclairer sa lanterne. Cependant, l’intérêt du roman ne réside pas exclusivement en cette révélation, il s’en faut de beaucoup. Le récit est bâti avec grand soin, et aussi avec suffisamment d’art pour ne jamais sentir l’effort.

Le thème est proche de celui du Pays des aveugles de Wells, à cela près que Daniel Galouye est allé beaucoup plus loin que l’auteur de la Guerre des mondes dans la minutie et la vraisemblance des détails, et que son dénouement est à l’opposé de celui choisi par Wells. Ce Monde aveugle est celui d’un système très étendu de souterrains, où des communautés d’humains ont vécu durant plusieurs générations, ignorant ce qu’est la lumière, et donnant à ce mot lui-même une signification purement mystique. Cette lumière, ils ont appris à s’en passer, puisqu’ils ne la rencontrent que très exceptionnellement. Et, dans de tels cas. Ils ne la reconnaissent pas pour ce qu’elle est ; ils parlent de « silence rugissant », perdus qu’ils sont devant les sensations inhabituelles que leurs nerfs optiques transmettent à leurs cerveaux :

« C’était comme si toute la Radiation se déchaînait dans ma tête. Ce n’était ni un son, ni une odeur, ni une sensation tactile » (p. 23)

Une question, à ce propos, peut être posée à l’auteur : est-ce que, après plusieurs générations passées dans une obscurité totale, l’homme conserverait encore le sens de la vue ? Celui-ci ne s’atrophierait-il pas assez rapidement, faute d’emploi ? On peut cependant accorder à Daniel Galouye le droit de recourir à ce qui est, après tout, une invraisemblance, tant est intéressante la façon dont il présente la redécouverts de ce sens oublié chez son protagoniste.

Car, comme tous les habitants du monde aveugle, Jared a été habitué à se servir de son odorat, de son toucher et surtout de son ouïe pour accomplir les actes qui, chez nous, mettent en jeu les yeux. Il utilise, pour se guider dans des couloirs inconnus, des pierres qu’il fait se choquer, l’écho de ce bruit le renseignant sur la structure du sol, les coudes des galeries ou l’allure des êtres qui sont en face de lui. Tous ses actes sont guidés par les messages qui lui parviennent ainsi. Daniel Galouye a su imaginer un système de société et des coutumes de « bon usage » en fonction de la limitation imposée à ses personnages. Tel est, par exemple, le rite des « dix Souches de familiarisation », par lequel deux nouvelles connaissances se manifestent leur confiance réciproque, et apprennent à s’identifier pour leurs rencontres ultérieures.

Daniel Galouye a également pris le soin de repenser le langage qu’utiliserait une telle société. Nous sommes heureusement très loin des effets de ponctuation arbitraire et des néologismes aussi laborieux que gratuits par lesquels certains voulaient suggérer le passage du temps. Puisque ce monde, étant « aveugle », ignore la lumière, ses habitants ont remplacé, dans les tournures courantes de leur langage, le verbe voir par le verbe entendre. La façon de compter le temps s’en trouve modifiée : on ne l’évalue pas en années, puisque l’apparence du ciel et les variations saisonnières du temps sont également inconnues, mais on parle de gestations. Il n’est pas question d’hier, mais de la période précédente, avant le sommeil. Sur ce point, le lapsus calami qui fait précisément apparaître ce mot de hier dans la bouche du Penseur, au début du chapitre VII, est dû au traducteur et non à l’auteur.

Celui-ci a pensé à la subsistance de ses « aveugles » : il les a fait disposer de plantes qui, au lieu de se nourrir de la chaleur du soleil, utilisent celle de sources chaudes, et servent de pâture à un bétail qui a suivi les hommes sous terre. La possibilité de réactions différentes des organismes humains en face de ces conditions anormales a également été envisagée. L’habileté à détecter par le son est évidemment variable selon les individus, mais il est aussi question de mutations. Certains de ces « aveugles » sentent les rayons infra-rouges, et peuvent donc se guider par la chaleur ; ils sont naturellement considérés comme anormaux par ceux qui n’ont pas ce pouvoir. On rencontre également des télépathes, des chauves-souris géantes, pour lesquelles le traducteur a conservé le terme anglais de soubats, et ces « monstres », dont Daniel Galouye révèle la nature moins promptement que ne le fait l’anonyme auteur de la « prière d’insérer ». Il y a tout un monde, dont les habitants sont évoqués avec minutie et vraisemblance, dans leurs actes quotidiens aussi bien que dans leurs croyances. La nature de celles-ci suggère assez clairement quelle a pu être la cause de cette retraite sous la surface de notre globe.

Précisément, le protagoniste, Jared, se demande quelle est l’essence de ces divinités que sont « les Démons Jumeaux Cobalt et Strontium, les Deux « U », Deux-Cent Trente Cinq et Deux-Cent Trente Huit, Plutonium du Niveau Deux-Cent Trente Neuf, et cet habitant immense et malfaisant de l’Abîme Thermonucléaire, Hydrogène…» Jared est un aventurier, et non un génie. Il possède des atouts appréciables sur le plan physique – sa maîtrise dans l’usage des pierres à échos n’est pas le moindre de ceux-ci – mais il n’a pas de ces intuitions, géniales et peu vraisemblables qui caractérisent bien des héros de romans. Au contraire, sa simplicité est assez proche de la naïveté, et elle ne devient attachante que grâce à la décision qui l’anime : Jared veut apprendre ce qu’il y a derrière les légendes, derrière le mot lumière, et c’est le récit de ses découvertes qui constitue la substance du roman. C’est à travers la quête de Jared que le lecteur découvre les particularités de ce monde aveugle, que l’auteur a voulu beaucoup plus étrange qu’effrayant. La crainte de l’obscurité, en tant qu’instinct, a naturellement disparu chez des hommes qui s’y trouvent continuellement plongés.

Le récit est mené sur un rythme varié, l’action alternant avec les moments de réflexion de Jared et de sa compagne Délia – dont il ne comprend pas le mystérieux pouvoir – lesquels s’efforcent d’ordonner progressivement en un ensemble cohérent ce qu’ils apprennent. Mais Daniel Galouye est trop habile pour découvrir tout son jeu d’un seul coup : à une énigme résolue succède un nouveau problème, et les pièces du puzzle ne se groupent pas toutes à la fois. C’est pourquoi la maladresse de la « prière d’insérer » est moins grave qu’on pourrait le penser de prime abord.

Au point de vue purement narratif, on peut reprocher à l’auteur d’avoir notablement ralenti son action vers la fin de son roman. Après la découverte de la lumière, Jared piétine, recule même, et son accoutumance au monde nouveau sur lequel sa quête a débouché se déroule de façon hésitante, les points étant mis assez laborieusement sur les i. Cela est probablement dû à un scrupule de vraisemblance, louable en soi d’ailleurs : l’auteur tient à présenter l’« explication » selon la même perspective qui avait été utilisée pour l’« énigme ». Le rapprochement avec un roman policier n’est pas fortuit, ce passage de l’obscurité à la lumière pouvant évidemment être symboliquement interprété comme la recherche de la vérité derrière les « apparences » – c’est-à-dire derrière les messages des sens. Comme un auteur policier qui tient à soigner la vraisemblance de son récit, Daniel Galouye refuse d’escamoter, ou même d’abréger, les dernières phases de celui-ci. Lorsque le roman s’achève, Jared a déjà fait le pas décisif, il accepte d’entrer dans cette communauté nouvelle, qui vit en pleine lumière. À la recherche matérielle, l’auteur a tenu à ajouter l’avance psychologique.

La traduction de Frank Straschitz est bonne, consciencieuse, et elle respecte le texte aussi bien que le rythme : ce que devrait en principe faire toute traduction. Comme cette généralité est très loin de correspondre à la réalité, il est juste de rendre hommage à un traducteur qui prend la peine de lire et de comprendre ce qu’il est chargé de rendre en français.

Ce roman est le premier qu’ait signé Daniel Galouye. À la convention mondiale de science-fiction de 1962, il remporta la seconde place parmi les meilleurs romans de l’année, suivant immédiatement Stranger in a strange land de Robert A. Heinlein. Il y a gros à parier qu’il supportera le passage des années mieux que le roman de Heinlein, surchargé de fastidieux sermons. Ce Monde aveugle possède une homogénéité, une cohérence de structure et une netteté de narration qui lui confèrent cette qualité de vie qui marque la meilleure science-fiction. Daniel Galouye sait être minutieux sans devenir fastidieux.

Demètre IOAKIMIDIS

Terminons ce tour d'horizon  d'un numéro plus varié qu'il n'y paraîtrait (du fait de sa "spécialité"), et voyons du côté de Jean Ray ce que la sortie du premier volume de ses "oeuvres complètes" (sic), chez Robert Laffont, a pu susciter chez son admirateur de toujours, Jacques Van Herp :

Portrait d’une page dans Match, interview à Lectures pour Tous et dans Les Lettres Françaises, un film en projet sur Harry Dickson, un autre sur La Cité de l’indicible peur, présentation à la Maison des Écrivains Belges, ce bastion académique, N. Henneberg. citant Jean Ray comme voyant, et prophète dans Le sang des astres, Béjart montant La bague, ballet tiré des Contes du Whisky, c’est la gloire et méritée. Une chose me gêne dans ce concert, on n’y souffle mot de Mystère-Magazine ou de Fiction, revues sans lesquelles rien de ceci ne serait arrivé, car le public de Jean Ray fut créé, imposé par elles, ce dont tous ses amis les remercient.

On comprend bien que Van Herp puisse se sentir spolié. Cela ne l'empêche pas de lâcher l'air de rien ce qui n'est plus un secret pour personne, mais qu'il aura su dévoiler peu à peu : "Nous aurons droit à un échantillon de Harry Dickson, mais de John Flanders". Etrangeté éditoriale, vu que Ray n'a jamais signé ses Harry Dickson (pourquoi donc les rééditer sous le pseudonyme de Flanders ?). Plus loin encore : "Pas trace non plus de ces contes publiés en 1931 dans Weird Tales, et directement écrits en anglais". Là, il y a de quoi bondir de sa chaise, et nous faisons solennellement appel aux spécialistes pour éclairer notre lanterne sourde. Et enfin :

Cette veine réaliste est bien dans la ligne de l’auteur, qui l’épancha librement dans les récits signés John Flanders, imprimés par des moines, et dont des fragments sont passés dans La cité, comme un conte du n°168 de Harry Dickson, L’ombre de minuit quarante-cinq. Car Jean Ray, sous ses multiples masques, marque tout de sa griffe.

Le conte en question ("L'ombre de minuit quarante-cinq") sera repris dans le volume 19 de l'intégrale chez NéO.

Le prochain numéro de Fiction consacré à un auteur ne tardera pas : il s'agira du numéro 126, de mai 1964, consacré à … Jean RAY !

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