18 juin, 2025

Fiction n°116 – Juillet 1963

Un festival de raretés, George P. Elliott en tête avec une nouvelle satirique dérangeante à souhait ; Robert F. Young et Roland Topor ne sont pas en reste ; et un nombre d'autrices presque équivalent à celui des auteurs, voilà esquissé le programme de ce numéro d'été.

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Sommaire du Numéro 116 :


1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 2, bibliographie

NOUVELLES

2 - George P. ELLIOTT, Le N R A C P (The NRACP, 1960), pages 6 à 39, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *

3 - Robert F. YOUNG, ...et réciproquement (There Was an Old Woman Who Lived in a Shoe, 1962), pages 40 à 45, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

4 - Jacqueline H. OSTERRATH, Le Rendez-vous de Samarkande, pages 46 à 65, nouvelle

5 - Henry SLESAR, La Crypte (Way-Station, 1963), pages 66 à 75, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

6 - Vance AANDAHL, Là où poussaient les lilas (When Lilacs Last in the Dooryard Bloomed, 1962), pages 76 à 94, nouvelle, trad. Elisabeth GILLE *

7 - Joanna RUSS, Emily chérie (My Dear Emily, 1962), pages 95 à 118, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

8 - Odette RAVEL, La Boîte à musique, pages 119 à 125, nouvelle *

9 - Lise DEHARME, Premier étage, rue des Templiers, pages 126 à 127, nouvelle *

10 - Tommaso LANDOLFI, Lettres de province (Lettere dalla provincia, 1954), pages 128 à 136, nouvelle, trad. Roland STRAGLIATI

11 - Roland TOPOR, Le Sacrifice d'un père, pages 137 à 143, nouvelle

12 - Roland TOPOR, Humour : Topor, pages 145 à 151, portfolio 

CHRONIQUES

13 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 152 à 173, critique(s)

14 - (non mentionné), En bref, pages 174 à 175, article



* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


L'avis du PReFeG :

Première nouvelle publiée aux USA d'un auteur peu connu en France, George P. Elliott, et pour laquelle il a d'ailleurs essuyé beaucoup de critiques qui ne percevaient pas la satire de ce texte, Le NRACP est un magnifique texte, constitué par la trace écrite d'une prise de conscience, celle du pire, par un agent d'une réforme gouvernementale dont il se porte initialement volontaire. Si le fond en est délibérément satirique (comment régler le "problème noir" ? - l'ombre de Swift et du "problème irlandais plane ici…), il demeure nécessaire de le garder en tête pour supporter avec un minimum d'humour cette confession pétrie de bonnes intentions. Nécessaire… c'est bien le mot, en témoignent les extraits suivants : 

"(...) si le capitalisme doit continuer d'exister (et il le doit), il faut le remplacer sans à-coups par un État fort et bien conçu. Cet État, l'Amérique est en train de le devenir. Parfait. Tout cela, je l'avais accepté au départ. Mais ce que j'avais oublié, c'était que moi l'individu, moi, Andrew Dixon, je devrais personnellement me soumettre aux exigences de la nécessité. Les vestiges de ma foi dans le New Deal encombraient encore mon esprit. Cette expérience (…)  m'a libéré (du moins je l'espère) et m'a fait connaître la liberté plus grande du Prisonnier de la Nécessité.

(...)

J'acceptais le NRACP comme une chose inévitable, comme une Nécessité ; il ne me restait plus qu'à essayer de comprendre où se cachait le mystère de la Nécessité et à m'adapter à la situation. À l'individuel, au cruel, à l'inutile, au mystérieux. Le chef, c'est celui qui voit le sens de l'histoire, qui pilote la barque dans cette direction-là en évitant à ses passagers le plus de souffrances possible. C'est étrange, mais nous, Américains, nous n'avons pas de chef de ce genre : nous avons des comités, des administrateurs, des chefs de service, qui possèdent collectivement le pouvoir et qui nous guident presque impersonnellement. Être l'un de ces architectes anonymes, sages, courageux, il n'y a rien au monde que je désire davantage. La sagesse, je crois que je la possède. Mais je n'ai, en guise de courage, qu'une panoplie de scrupules moraux datant d'une époque où l'homme était censé avoir une âme et où la maladie se chargeait de résoudre le problème de la surpopulation. Les vieilles valeurs démodées du christianisme doivent être amputées dans le peuple comme elles le sont peu à peu en moi. Les bien portants, les chanceux assistent à la naissance d'un nouveau monde. Les faibles, les inadaptés périssent avec l'ancien. Lequel de ces deux destins choisirons-nous."

Poursuivons sur le problème plus vaste de la surpopulation : on passera sur le manque de poésie du traducteur René Lathière quant au titre (…et réciproquement), et au gentil divulgachage du texte d'introduction (d'Alain Dorémieux ?), pour se réjouir de cette concise nouvelle malthusianiste de Robert F. Young - qui interroge les fondements mêmes du voyage spatial : la colonisation.

Dans cette histoire de Vaisseau-arche parti à la conquête d'autres mondes possibles, Young plaisante au passage sur l'église, toute église, en tant que maison de la cohésion spirituelle d'une population, et représentante de la Justice Sociale  :

" L'église, où chacun était libre de pratiquer son culte, s'élevait au centre de la place du village. On l'appelait du reste avec assez d'à-propos : l'Église-du-Dieu-de-votre-Choix. Cette religion était apparue sur la Terre longtemps déjà avant le départ du Tu Es Mon Bercer Ô Seigneur, Rien Ne Saurait Manquer Où Tu Nous Conduis. Et elle avait fini par supplanter tous les cultes pratiqués jusqu'alors. En fait, les gens l'avaient adoptée dès le milieu du XXe siècle. Mais ils lui donnaient alors des noms très différents, tels que « Assurance sur la Vie », « Aide Médicale aux Vieillards », « Retraite des Vieux Travailleurs », « Semaine de Trente Heures », « Ancienneté de Service », etc. Ils lui donnaient, à présent son vrai nom et ne se faisaient pas le moindre scrupule d'y adapter les paroles de la Sainte Bible. "

Nous venons de l'évoquer, le texte de présentation est assez littéraire mais en dévoile un peu trop sur le contenu de la nouvelle. Passez ce prochain paragraphe si vous ne voulez pas gâcher votre plaisir :

Un jour où nous attendions un autobus, vint un vieil homme qui vendait des glaces. « Esquimaux ! Esquimaux ! » criait-il. À l'autre extrémité du trottoir, surgit un autre vieil homme qui vendait des cacahuètes et se mit à crier : « cacahuètes ! cacahuètes ! » Ils venaient l'un vers l'autre et il était inévitable que leurs chemins se croisent. Nous attendîmes avec intérêt cette confrontation. Arriva le moment de la rencontre. Les deux vénérables marchands s'arrêtèrent, s'examinèrent l'un l'autre en silence. Puis le vendeur d'esquimaux acheta un sac de cacahuètes, et le vendeur de cacahuètes un esquimau. Côte à côte, ils les dégustèrent en silence, puis reprirent leur route sans plus se regarder, continuant de crier : « Esquimaux ! Esquimaux ! » et « cacahuètes ! cacahuètes ! »… 

Que dites-vous ? Que cette anecdote ne signifie rien ? C'est pourtant à elle, irrésistiblement, que nous a fait penser la nouvelle histoire de Robert Young.

Troisième nouvelle articulant les ressorts de l'expansion spatiale et démographique, Le rendez-vous de Samarkande rappellera la nouvelle de G. C. Edmondson "Le porteur de germes" récemment parue (Fiction n°112). Voici en effet une nouvelle histoire d'épidémie, qui frappe l'île britannique cette fois. Tramée avec des inventions spatio-temporelles, Jacqueline Osterrath nous laisse cependant sur notre faim et ne conclut pas tous ses fils narratifs.

Le texte de présentation fait état d'une certaine évolution de son style, et de ses thèmes :

Jacqueline Osterrath avait montré précédemment un penchant pour le récit court et fantastique. Changeant doublement son fusil d'épaule, elle aborde le long récit de science-fiction. Une nouvelle personnalité qu'elle assume avec souplesse.

Rappelons que cela ne nous surprendra guère quand on sait qu'elle est la traductrice de la série allemande fleuve "Perry Rhodan".

Composée par Henry Slesar, un auteur très prolifique en matière de nouvelles policières et de scenarii pour la télévision, La crypte, sur un postulat sensiblement proche de celui du "Peuple" de Zenna Henderson, est une petite histoire à chute bien ficelée.

La revue continue d'interroger les communautés, humaines ou non, avec Là où poussaient les lilas, de Vance AandahlLa traduction peut être jugée maladroite, mais l'intrigue l'est sans aucun doute. Entre "Un cantique pour Leibowitz" (la nouvelle de Walter M. Miller qui extrapole le devenir de la chrétienté) et "Le monstre" (une pièce de Agota Kristof qui met en scène un fléau télépathe et mortifère), on pourrait apprécier cette histoire où la pensée individuelle de l'être humain s'éteint, dans le cadre d'un univers post-apocalyptique. Hélas, le style est très confus, les descriptions peu limpides, les images mal choisies, et les enjeux désarticulés - tant et plus qu'on peine à croire en cette histoire d'emprise qui lutte poussivement pour envahir la pensée du héros, alors qu'elle est capable d'emporter tout un village de chrétiens en un clin d'œil.

C'est le phénomène d'emprise qui fait la jonction avec la nouvelle suivante. Emily chérie expose le point de vue de la victime d'un vampire, Emily, et de son amie Charlotte (sa sœur, comme pour les Brontë ?), malaise décrit dans toutes ses phases sensuelles, souffreteuses, voire fallacieuses, par Joanna Russ, dans un style tout en ellipses que le lecteur doit combler. Cela fait de cette nouvelle une histoire à la Henry James, de folie grimpante et de marche inexorable vers la mort. Bien mené.

Autre type d'emprise : la fascination pour un objet. On a beau apprécier Shakespeare, La boite à musique, d'Odette Ravelcontée par un ivrogne, n'emporte pas vraiment le morceau (ou la pièce). Passable. 

Premier étage, rue des Templiers, un inédit de Lise Deharme, est gratuit et même un peu inepte.


Une dérive fantastique où l'usage en province veut que l'on hiberne. La léthargie bien entendu peut aussi prendre un sens symbolique. Sous forme de Lettres de province, Tommaso Landolfi nous propose un récit bien mené.

Ah ! vieillesse, jeunesse, quelle foutaise ! Richesse, pauvreté, voilà les véritables critères de la misérable vie humaine. Mon père n'était plus riche. Sa jeunesse s'enfuyait, remplacée par la sénilité de la pauvreté.

Don d'organes ou don de soi ? Roland Topor pointe dans Le sacrifice d'un père la cruauté de la misère et l'absurde tentative de qui voudrait y échapper par des biais trop altruistes…

11 juin, 2025

Fiction n°115 – Juin 1963

Entrée du prolifique Harlan Ellison dans le Panthéon du PReFeG, avec sa toute première nouvelle publiée en France et restée inédite depuis - voilà qui devrait réjouir bien des collectionneurs ! On sera aussi charmé par une nouvelle de Claude Seignolle (pour sa seule parution dans la revue), occasion unique de découvrir ce conteur au style remarquable.

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Sommaire du Numéro 115 :


1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 3, bibliographie


NOUVELLES

2 - Brian ALDISS, Jusqu'en Ton sein... (A Kind of Artistry, 1962), pages 7 à 28, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE

3 - Carol EMSHWILLER, Atavisme (Adapted, 1961), pages 29 à 37, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

4 - Jacques BERGIER & André RUELLAN, Décalage, pages 38 à 41, nouvelle

5 - Robert F. YOUNG, Les Robots aiment aussi (Your Ghost Will Walk ..., 1957), pages 42 à 53, nouvelle, trad. René LATHIÈRE

6 - Suzanne MALAVAL, Ce merveilleux matin, pages 54 à 57, nouvelle

7 - Claude SEIGNOLLE, Delphine, pages 58 à 84, nouvelle

8 - Philip José FARMER, Totem et tabou (Totem and Taboo, 1954), pages 85 à 92, nouvelle, trad. René LATHIÈRE

9 - Harlan ELLISON, Paulie et la belle endormie (Paulie Charmed the Sleeping Woman, 1962), pages 93 à 97, nouvelle, trad. René LATHIÈRE *

10 - Julio CORTAZAR, Les Fils de la vierge (Las babas del diablo, 1959), pages 98 à 109, nouvelle, trad. Laure GUILLE

11 - Bram STOKER, La Maison du juge (The Judge's House, 1891), pages 110 à 128, nouvelle, trad. Françoise MARTENON & Roland STRAGLIATI

12 - GÉBÉ, Humour : Gébé, pages 129 à 133, portfolio *

CHRONIQUES

13 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 134 à 155, critique(s)

14 - COLLECTIF, L'Écran à quatre dimensions, pages 157 à 165, article

15 - COLLECTIF, Tribune libre, pages 167 à 169, article

16 - Jacques GOIMARD, Les Bénédictins de la bande dessinée, pages 171 à 174, critique(s)

17 - (non mentionné), Table des récits parus dans « Fiction » : premier semestre 1963, pages 174 à 175, index


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.


Note éditoriale du n°115 :

(Note du PReFeG : ce sera le dernier édito sous cette forme, voir notre extrait de Tribune Libre en fin d'article).

L’HISTOIRE de Derek Ende, son téméraire (et inutile) voyage vers la lointaine et hasardeuse planète Pyrylyn, Thulé des temps futurs, ses aventures avec l’étrange Masse vivante qu’il rencontre, ses rapports inhumains avec Sa Maîtresse, et les singulières expériences biologiques auxquelles celle-ci se livre : tels sont les éléments de l’épopée poétique au ton à part que nous donne Brian Aldiss, l’auteur du célèbre « Monde vert », sous le titre de « Jusqu’en Ton sein... ». C’est une des œuvres les plus marquantes de ce talentueux écrivain britannique.
Les autres histoires de science-fiction de ce numéro réunissent les noms de Carol Emshwiller (« Atavisme »). Jacques Bergier et André Ruellan (« Décalage »), et Suzanne Malaval (« Ce merveilleux matin »).
Le fantastique classique est représenté par un récit typique : « Delphine » de Claude Seignolle. Philip José Farmer, abandonnant pour une fois ses préoccupations philosophiques, nous offre un conte humoristique inattendu sous sa plume : « Totem et tabou ». Et Harlan Ellison, avec « Paulie et la belle endormie », nous prouve que les spectres n’ont pas encore dit leur dernier mot.
La plus curieuse nouvelle du numéro est « Les fils de la Vierge » de Julio Cortazar : une œuvre dont les résonances, longtemps après sa lecture, n’ont pas fini de cheminer dans notre esprit.
Enfin, côté classique, nous présentons la première histoire traduite en français de Bram Stoker, le créateur de l’illustre Dracula : « La Maison du Juge »


L'avis du PReFeG :

On assiste à la décadence de l'espèce humaine et à ses multiples métamorphoses dans Jusqu'en Ton sein…, petite épopée au ton douceâtre composée par Brian Aldiss. Le pantropisme y est accompli, mais l'espèce n'en est pas plus heureuse malgré un hédonisme affiché. Toutefois, malgré un bon point de chute, l'ensemble reste un peu vain.


A travers l'allégorie d'une femme issue d'un métissage avec une autre espèce, Carol Emschwiller évoque la vie d'une personne qui enterre sa singularité sous des tombereaux d'insignifiance et de conformisme. Son mal être est palpable, obsédant, et le titre français, Atavisme, ne rend pas complètement compte de sa douloureuse résignation à "s'adapter".


On peut imaginer Jacques Bergier souffler au détour d'une conversation un sujet de nouvelle à composer. On peut admettre que André Ruellan, médecin de formation, mette son savoir au profit d'une comparaison avec une hypothétique forme de vie extraterrestre. Mais cette nouvelle Guerre des Mondes qui tourne au fiasco pour les envahisseurs - démunis car anthropocentrés - aurait peut-être gagnée à être plus en Décalage et retournée comme un gant ; c'est ici notre primitivisme et notre crasse ignorance qui nous rend vainqueurs…


(Mr Wade s'adresse à ses robots et prend pour poésie ses slogans publicitaires) :

« Votre grand défaut, » reprit Mr. Wade, « vient de votre parfaite indifférence pour un système économique qui assure cependant la prospérité et les loisirs dont l'artiste a besoin pour l'inspiration créatrice. Le premier devoir d'un poète est de rendre hommage au système sans lequel il n'y aurait pas d'art possible, et la meilleure façon pour lui de s'en acquitter est précisément d'aider à maintenir ce système. »

Les robots aiment aussi - René Lathière n'est décidément pas doué pour traduire les titres. On reconnait toutefois les grands thèmes de Robert F. Young : la critique de la société de consommation naissante et à venir, la place de la poésie dans l'épanouissement humain… Et ici robotique.


Ce merveilleux matin, par Suzanne Malavalest une concise histoire de camp de travail forcé, mais qui nous surprend dans sa parabole : la délivrance dans la mort… Demeure le récit.


A travers la figure de Delphine, Claude Seignolle nous invite, dans un style ciselé et somptueux de sensations, à considérer le Vieux Paris populaire et ouvrier qui disparait peu à peu dans les chantiers de la modernité et de la reconstruction qui jalonnèrent les années 50 et 60. Un conte magistral de failles temporelles qui provoquent des fantômes et des paradoxes, dans l'ambiance d'un énamourement adolescent propre à soutirer des soupirs de joie et de douleur mêlées. Dommage que Fiction, malgré son admiration, ne publiât pas d'autres nouvelles de ce saisissant auteur.

Citons pour la plaisir ce que Jean Ray préfaçait dans le recueil "Histoires maléfiques" dont Delphine est extraite :

En 1910, j'ai rencontré les frères Franz et Heinz Heibel, deux octogénaires qui avaient vu brûler Hambourg en 1842.
- Un incendie allumé par des démons à tête de bête, disaient-ils, des « Wähncolfe » !
- « Währwolfinnen », précisa l'aîné, insistant sur le sexe des monstres, elles sont autrement dangereuses, car elles ne gardent pas toujours leur hideuse figure mais peuvent se changer en de très belles femmes ! 
J'ai dû me souvenir de l'heure passée avec les deux vieillards, des années après, quand j'écrivis La Ruelle ténébreuse, comme Claude Seignolle a dû se rappeler d'insolites rencontres, en présentant à ses lecteurs de Ce que me raconta Jacob les lycanthropes nazis, hurlant dans les nuits hantées de la monstrueuse cité hanséatique. 
Claude Seignolle « aventurier de l'insolite » force les portes de l'inconnu, il ne compose pas avec les entités des ténèbres, il consent parfois à traiter avec elles, mais en maître. Sans doute parce qu'elles croient davantage en lui, que lui en elles, ce qui, d'ailleurs, serait le côté « faible » ou plutôt vulnérable des élémentals, des lémures et des larves, selon le fameux grimoire de Stein.
Les pages terribles du Bahut Noir et du Chupador peuvent faire penser à quelques-uns des romans noirs de Walpole et d'Anne Radcliffe, mais cette impression ne dure guère longtemps, car dans celles de Claude Seignolle la fiction recule rapidement à l'arrière-plan, pour faire place à la réalité de documents sans miséricorde.
Car en plein « fantastique », Claude Seignolle fait du document. (Il est du reste merveilleusement armé pour cela par son énorme érudition.)
Dans la plus grande partie de son œuvre, on se trouve soudain devant des faces réelles de la vie noire, qu'à tort ou à raison on veut infernales.
Et, ici, le terme « infernal » se présente automatiquement, car il ouvre un horizon immense à cette œuvre.
J'y reviendrai sans doute un jour, quand, devenu à mon tour un « aventurier de l'insolite », j'aurai pénétré dans l'enfer tel que Claude Seignolle le conçoit, le voit, ou, peut-être, l'installe dans notre vie.

Jean Ray. Mars 1963. - Préface à Histoires maléfiques - Claude Seignolle (Marabout)

 

Philip José Farmer dans un ton qui ne lui ressemble guère, s'amuse avec Totem et tabou sur les métaphores animales dans un cadre réaliste. L'enjeu est minime, la nouvelle concise, et rappellera étonnamment le ton des nouvelles humoristiques de Galaxy. 


Entrée de Harlan Ellison au rang des baroudeurs ; critique, anthologiste et célèbre trublion de la SF américaine. On pourra apprécier Paulie et la belle endormie, une première nouvelle qui démarre en argot chic et perd de son style en entrant dans le fantastique. La situation, toutefois, est fort bien trouvée, même si elle évoque "La belle au bois dormant" et rabaisse la femme au rang d'objet passif et narcissisant (et dont le seul acte dans cette histoire, revenir d'entre les morts, fait peur et n'obéit au final qu'à une sorte de réflexe).

« Faut que j'y aille, Johnny. Je vais y aller tout de suite, là où ils l'ont mise. Et je jouerai jusqu'à ce qu'elle sorte. Je jouerai si bien qu'elle se réveillera, Johnny, t'entends ? Ça la fera pleurer, et elle reviendra. » 

Pour ceux qui la connaisse, difficile de ne pas repenser à la chanson "Réveille-toi" de Ange (1978).


Julio Cortazar "impressionne", et c'est bien là le propos inscrit dans Les fils de la Vierge. Borges utilise le livre comme allégorie de l'univers, Cortazar la photographie. On pendera au "Blow up" d'Antonioni (et à son hommage de DePalma), qui ne seront réalisés que quelques années après. Le geste fixateur du photographe ne serait pas si anodin ou mécanique. Ce serait comme un viol des lois de l'espace-temps… La violence sous-jacente est aussi bien évoquée dans la situation exposée, sans saturation à l'image. Fort bien mené.


Un jeune étudiant en mathématiques loue une chambrée et est persécuté par un rat maléfique. On pourrait croire à un résumé de "La maison de la sorcière" de Lovecraft, mais il s'agit de La maison du juge, titre emprunté à Le Fanu par Bram Stoker. Histoire assez sinistre quand la justice, humaine, divine ou surnaturelle est au service non plus du bien ou de la morale, mais d'une entité maléfique.


Dans la "Revue des livres", et à propos de la nouvelle édition des "Derniers contes de Canterbury" de Jean Ray, Jacques Van Herp lâche le morceau :

Un à un, reparaissent les ouvrages introuvables de Jean Ray. Après « Vingt-cinq histoires noires » et sa moisson d'inédits, puis « Malpertuis », voici que les Éditions Gérard ressortent les « Derniers Contes », parus en 1943. Livre important dans l'œuvre de Jean Ray, le plus complet sans doute, car toutes les facettes de son talent et de ses multiples personnalités s'y trouvent rassemblées. L'auteur anonyme de Harry Dickson, le John Flanders aux récits historiques, l'ancien flibustier de la Rum Row, l'humoriste (car Jean Ray est souvent un humoriste, et de grande classe) contant avec le plus féroce et flegmatique sérieux d'improbables histoires, et le Jean Ray des mondes intercalaires et du fantastique cosmique, tous prirent tour à tour la plume pour narrer cette nuit vécue par Tobias Weep. Ne manquent que l'auteur policier, et celui de SF, et encore…

A côté de cette confirmation sur la paternité de Harry Dickson (semi-vérité, puisque Jean Ray n'en a pas pour autant composé tous les épisodes,) (voir aussi Fiction n°81), continue toutefois de rôder cette rumeur fallacieuse à propos de  "l'ancien flibustier de la Rum Row".

La même critique de Van Herp poursuit une veine déjà creusée : la comparaison de Jean Ray avec Lovecraft. Ainsi, à propos des nouvelles "Le Uhu" et "La terreur rose" :

« Le Uhu » est conté par un fou, fou d'avoir vu le Uhu, d'avoir prononcé son nom dans une maison perdue sur la lande, et aussitôt assaillie par les oiseaux. Les oiseaux, ces reptiles mal déguisés, dont les sournoises écailles sont toujours visibles sur les pattes. Après, un pas ébranle le monde :
« C'était le rythme d'un pas, mais d'un pas d'une monstruosité sans pareille, la marche d'un être inouï, dont le front devait frôler les étoiles. » (p. 173).
« Là-bas s'enfonçait dans l'horizon, qu'il occupait tout entier, un masque formidable… Deux yeux fixes regardaient au ras de la lande, comme un rôdeur de cauchemar guette sur la ligne de faîte d'un mur. » (p. 176).
On songe à « L'appel de Cthulhu », la similitude des noms s'impose. Et pourtant Jean Ray ne connaissait pas à l'époque Lovecraft, dont l'œuvre se trouvait encore éparse dans les revues. De plus sa connaissance du fantastique est spécialement anglaise et allemande, non américaine. Uhu vient de la transposition d'un cri d'oiseau nocturne, le Uhu lui-même étant, au départ, conçu comme un dieu à tête de hibou. Il n'empêche que la simple rencontre est intéressante. À comparer les deux contes, nous touchons du doigt la différence de démarche chez les deux conteurs. Lovecraft narre par le menu la longue tension des ressorts tragiques, Jean Ray en préfère la brusque détente ; l'un s'attarde à la lente éclosion des faits, l'autre à la crise finale. Les monstres de Lovecraft se révèlent parfois décevants, pas ceux de Jean Ray. Pourquoi ? Parce que rien du Uhu n'est précisé, ni le pourquoi de ses manifestations, ni son origine, ses apparences ou ses desseins. On le sait seulement d'une démesure terrifiante, et que certaines nuits son regard barre l'horizon. Nous sommes loin des lignes nettes de Cthulhu, qui peut être combattu, dont les buts et même les moyens d'action restent définis.
Même chose dans « La terreur rose ». Nous ignorerons toujours quelle est la mystérieuse entité tapie au fond de l'eau emplissant les puits de kaolin abandonnés. Nous assistons seulement à sa manifestation : le cône de lumière rose, et le châtiment de celui qui osa le troubler :

« Tartlet s'était mis à grandir égalementIl devenait gigantesque ; sa tête heurta un nuage et s'y enfouit, mais au fur et à mesure de cette infernale croissance, son corps devenait brumeux, vaporeux, pour n'être bientôt plus qu'une ombre démesurée. » (p. 159).


Dans la "Tribune Libre", la remarque d'un lecteur à propos des notes de la rédaction de Fiction - qui ouvraient (avant la "nouvelle formule") sur chacune de ses nouvelles, fournissent un intéressant renseignement éditorial.
Je vous reproche en particulier la suppression des quelques lignes de commentaires qui précédaient chaque nouvelle, et qui donnaient à « Fiction » un ton unique parmi les publications de la presse périodique. Plusieurs amis me l'avouèrent : ce sont ces quelques lignes introductives et explicatives, donnant déjà toute une ambiance préalable à la nouvelle, qui ont fait d'eux des amateurs de fantastique et de science-fiction, bref les lecteurs de « Fiction » qu'ils sont.) Malheureusement il semble que toute évolution de ce genre soit irréversible.

Ce à quoi la rédaction de Fiction répond :

Pas nécessairement, puisque nous sommes en train de revenir peu à peu à la formule des présentations de nouvelles, leur suppression n'ayant constitué qu'une expérience. (N.D.L.R.).

04 juin, 2025

Fiction n°114 – Mai 1963

Julio Cortazar et Avram Davidson tiennent le haut du pavé dans ce numéro plus fantastique que SF. On y notera aussi un imposant Ecran à quatre dimensions - la revue des films - qui fait état d'un futur monument cinématographique : le premier James Bond, en lui reconnaissant des atours science-fictionnesques.

Au cœur de l'angoisse…

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Sommaire du Numéro 114 :


1 - (non mentionné), Nouvelles des auteurs de ce numéro, pages 2 à 3, bibliographie


NOUVELLES


2 - Poul ANDERSON, Pour la gloire (The Game of Glory, 1958), pages 7 à 42, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE

3 - Nathalie HENNEBERG, Trois devant la porte d'ivoire, pages 43 à 55, nouvelle

4 - Kem BENNETT, Contrebande sidérale (Rufus, 1956), pages 56 à 62, nouvelle, trad. Régine VIVIER

5 - Fereydoun HOVEYDA, L'Éternel triangle, pages 63 à 68, nouvelle *

6 - Avram DAVIDSON, Chambre noire (The Montavarde Camera, 1959), pages 69 à 80, nouvelle, trad. P. J. IZABELLE *

7 - Christine RENARD, De l'autre côté, pages 81 à 92, nouvelle

8 - Julio CORTAZAR, Axolotl (Axolotl, 1952), pages 93 à 99, nouvelle, trad. Laure GUILLE

9 - Henry JAMES, Les Amis des amis (The Friends of the Friends / The Way It Came, 1896), pages 100 à 127, nouvelle, trad. Marie CANAVAGGIA 

CHRONIQUES


10 - Jean-François ROBIN, Henry James et les contes surnaturels, pages 129 à 131, article

11 - Alfred BESTER, Livres d'Amérique, pages 133 à 136, chronique, trad. Demètre IOAKIMIDIS

12 - Maxim JAKUBOWSKI, Échos d'Angleterre, pages 137 à 140, article

13 - COLLECTIF, L'Écran à quatre dimensions, pages 141 à 154, article

14 - COLLECTIF, Ici, on désintègre !, pages 155 à 165, critique(s)

15 - COLLECTIF, Le Conseil des spécialistes, pages 166 à 167, critique(s)

16 - (non mentionné), En bref, pages 168 à 169, article

17 - COLLECTIF, Tribune libre, pages 171 à 175, article


* Nouvelle restée sans publication ultérieure à ce numéro.



Note éditoriale du n°114 :
Dans « Pour la gloire », Poul Anderson démontre une fois de plus sa maîtrise dans la SF d'aventures, teintée de psychologie, nuancée de considérations de mœurs.
 
« Trois devant la porte d'ivoire » est une nouvelle évocation de ce monde futur légendaire où aime à se mouvoir l'imagination de Nathalie Henneberg.
 
L'humour trouve sa place avec « Contrebande sidérale » de Kem Bennett et « L'éternel triangle » de Fereydoun Hoveyda.
 
« Chambre noire » est une histoire surnaturelle à la terreur en sourdine, dans la manière habituelle d'Avram Davidson.
 
Christine Renard fut l'une des débutantes de notre Banc d'Essai ; elle fait ses débuts dans le récit de « long métrage » – et dans le cadre normal de nos textes – avec une nouvelle fantastique à l'atmosphère fascinante : « De l'autre côté ».
 
De l'écrivain argentin Julio Cortázar, un curieux conte qui laisse rêveur : « Axolotl ».
 
Enfin, le classique du mois est le célèbre récit d'Henry James, « Les amis des amis », qui demeure un modèle du récit d'introspection sur un thème surnaturel
.


Dans Pour la gloire, nous découvrons "l'Agent de l'Empire terrien" Dominic Flandry, qui fera l'objet d'un recueil en 1970 (Club du Livre d'Anticipation - OPTA). Ce sera la seule incursion de ce personnage un peu machiste, un poil racisé (c'est à dire pas spécialement raciste, mais établissant des distinction parfois déplacées entre des catégories d'individus selon leurs origines ou leurs couleurs de peau…), en bref tout ce qu'on peut juger le plus vieilli chez Poul Anderson. On pourra toutefois apprécier le métier de l'auteur, bien que la nouvelle ne soit pas d'un intérêt majeur.

Un beau titre pour une expérience scientifique assez inventive : les psychonautes. Nathalie Henneberg imagine la dernière frontière des espaces inexplorés par l'humanité : l'inconscient, et établit une palette qu'elle aurait sans doute souhaité exhaustive à travers trois récits d'exploration. A défaut, nous avons l'impression d'explorer l'inconscient de Nathalie Henneberg elle-même, guidé par ces Trois devant la porte d'ivoire.

Malheureusement divulgachée par son titre français, Contrebande sidérale est suffisamment léger pour qu'on n'en veuille pas à Kem Bennett d'imiter un tantinet Robert Sheckley.


Fereydoun Hoveyda a certainement lu Simak et "Demain les chiens" dans cette histoire de robots cherchant à retrouver leurs vieux maîtres disparus, les humains. Lui qu'on pensait résolument non-aristotélicien cherche cependant à démontrer l'importance essentielle de la triangulation des rapports, L'éternel triangle, (entendons : "le mari, la femme, l'amant") pour rendre possible l'essor d'une nouvelle civilisation. On a lu mieux.

Parmi les récits fantastiques proposant de découvrir une mystérieuse boutique abritant sans doute quelques diableries, Chambre noire de Avram Davidson prend pour cadre l'histoire de la photographie et ses racines françaises, les opticiens Niepce et Daguerre en faire-valoir d'un de leurs disciples plus doué que quiconque, nommé Montavarde. Le tissage entre histoire et fiction est habilement tramé, tant qu'on s'y laisserait prendre. Et l'on finit par penser, avec les "bons sauvages", que la photographie nous vole bien plus que notre image d'un instant.

On avait déjà remarqué le ton particulier de Christine Renard, son goût pour les narratrices sujettes à caution, pour les rapports humains ambigus, et les miroirs. De l'autre côté propose une nouvelle plus conséquente que les précédentes, et Fiction déclare d'ailleurs officiellement que le temps de Christine Renard sur le Banc d'essai a suffisamment duré (voir la note éditoriale). L'ambiance s'y déploie, certes, mais pour autant le propos n'y gagne pas forcément dans ce format "de long métrage".

Prenant pour cadre (après "Gare ton doigt de l'ondoing" de Juliette Raabe dans le Fiction n°113) dans la Ménagerie Jardin des Plantes de Paris, Axolotl est un récit très raffiné de Julio Cortazar, traitant de fascination et de métempsychose. On se souviendra sans doute de la nouvelle de Robert Abernathy ("L'axolotl", in Fiction n° 13, OPTA 12/1954), qui jouait aussi sur la fascination que peuvent susciter ces animaux résolument singuliers, mais de façon plus allégorique. Cortazar, ici, traite son sujet avec un grand réalisme, et c'est là qu'il nous attrape.

Pour son Rayon des classiques, Fiction nous propose une nouvelle fois une nouvelle d'Henry James, lui aussi fervent truqueur des points de vue et des narrateurs en apparence dignes de foi. Les amis des amis n'a hélas pas la charge morbide ou inquiétante du "Tour d'écrou", et peine à nous emporter tant le fil de son action repose sur une absence presque totale de péripéties. Le challenge aurait pu être intéressant, mais son exécution manque de sel…

On ne présente plus "La planète des singes" tant son fil cinématographique a été tiré depuis des décennies. On pourra rappeler que son auteur est français, et qu'il s'agit de Pierre Boulle (dont nous proposons déjà un recueil en Bonus ICI). Bien que les adaptations cinématographiques prennent les plus grandes libertés avec l'œuvre originale, le livre peut toutefois être qualifié de "classique" de la science-fiction.
Mais c'est là marquer le pas d'une opinion calibrée à l'aune des années. Lors de sa sortie, il semble que ce livre n'ait pas fait l'unanimité - du moins est-ce l'avis de Pierre Versins qui nous en livre une critique assez acerbe dans la Revue des livres :

Pierre Boulle : Contes de l'absurde / E=mc2 La planète des singes. 

Le premier de ces deux ouvrages n'est que la réédition collective des deux recueils parus respectivement chez le même éditeur en 1953 et 1957 ; ils ont fait l'objet de critiques, de la part d'Igor B. Maslowski, dans les numéros 1 (octobre 1953, p. 118) et 42 (mai 1957, p. 132) de « Fiction »

Qu'il suffise de dire que les deux contes les plus étonnants des neuf qui forment l'ensemble, « Une nuit interminable » et « L'amour et la pesanteur », n'ont pas vieilli et sont toujours, le premier, la plus ahurissante et complète variation qu'on puisse souhaiter sur le thème des voyages dans le temps (même le récent roman de Gérard Klein, s'il atteint vers la fin une complexité analogue, n'est pas plus fourni), le second, l'élaboration de la plus inattendue (et plus logique) des mésaventures qui peuvent arriver dans un satellite artificiel où la pesanteur n'est pas encore établie : il est difficile désormais de penser à la formule « Action égale réaction » sans se référer à la nouvelle de Pierre Boulle.

Igor B. Maslowski, moins difficile par ailleurs que moi, avait apprécié à peu près également les neuf contes (exception faite, curieusement, de « L'amour et la pesanteur »), et terminait son second article par ces mots : « Quand l'auteur nous donnera-t-il un grand roman de SF ? ». 

Eh bien, c'est fait et mal fait : six ans après paraît « La planète des singes ». Recevant ce roman et me souvenant (avant de les avoir relues) des deux nouvelles indiquées ci-dessus, j'étais prêt à la plus grande bienveillance. Somme toute, le parti-pris n'est pas forcément un mal puisque, décidé à détruire « Fail-safe », je n'ai pu que l'encenser. Et, décidé à dire du bien de Pierre Boulle, je n'en dirai presque que du mal. Aussi, est-il permis d'écrire un roman, aujourd'hui, dans le seul but de nous apprendre que les singes, s'ils étaient des hommes, feraient la chasse aux hommes qui seraient alors leurs singes ?…

Et puis, il est très imprudent, quand on ne connaît visiblement du genre abordé que « L'isle sonante », « Micromégas » et « Les voyages de Gulliver », de se permettre des affirmations tranchantes comme celle-ci : « Je pourrais lui répondre que beaucoup d'hommes, parmi nous, ont eu le pressentiment d'un être supérieur qui leur succéderait un jour, mais qu'aucun savant, philosophe ni poète n'a jamais imaginé ce surhomme sous les traits d'un singe. » Ne sursautez pas ainsi, nous savons que l'idée est vieille, qu'elle remonte au moins au Restif de La Bretonne de « La lettre d'un singe » et qu'en tout cas elle a son chef-d'œuvre depuis 1941 avec « Le règne du gorille » de Lyon Sprague De Camp et P. Schuyler Miller ; mais Pierre Boulle ne le savait pas, c'est tout et c'est assez (on pourrait citer « Demain les chiens », encore, et tant d'autres œuvres que ne fera pas pâlir cette « Planète des singes »). En somme il fallait beaucoup d'outrecuidance, ou d'ignorance, pour ne pas rester muet sur un sujet pareil… Qu'a-t-il dit ? 

On trouve une « bouteille à l'espace ». À l'intérieur, un manuscrit, une histoire : celle de la première expédition interstellaire terrienne, qui aboutit sur une des planètes de Bételgeuse (à propos, si « étoile palpitante » vous semble un terme bizarre, ne vous affolez pas et ne pensez pas que vous ignorez l'astronomie, il s'agit d'une « variable semi-régulière », simplement) ; là, l'espèce dominante est celle des singes (l'auteur pousse l'imitation de son modèle, notre humanité, jusqu'à en faire des racistes : chimpanzés, orangs et gorilles ne peuvent se sentir) ; les hommes ne sont que des animaux sauvages utilisés comme cobayes ou gibier. Comme on le voit, rien de fracassant, c'est le principe même du renversement des rôles utilisé depuis des siècles et qui fit les beaux jours du Théâtre de la Foire au début du XVIIIe (par exemple dans « Le monde renversé », de Le Sage et d'Orneval, 1718). Pourtant, le héros parviendra, après un séjour dans un zoo qui rappelle l'œuvre de Garnett, à faire reconnaître sa qualité d'être pensant et raisonnable, il s'enfuira avec une femme de Bételgeuse dont l'enfant saura parler et reconquérir toutes les facultés, perdues depuis des millénaires, qui font l'homme tel que nous le connaissons. 

«…construit avec les meilleures ressources du roman d'anticipation…», dit la prière d'insérer ; pour ça, oui !

Une histoire, bref, un conte philosophique aimable tel qu'on pouvait encore le supporter un peu dans les cercles littéraires attardés du début du siècle dernier. L'échec est d'autant plus détestable que l'écrivain n'est pas mauvais, loin de là ; en outre, il y a un point intéressant, la découverte que font les singes d'une civilisation humaine qui les aurait précédés, dit la légende, mais au cours du séjour du héros ils en acquièrent la preuve. Intéressant, ce point, car c'est à partir de là que Pierre Boulle eût pu construire un récit vraiment neuf dans le genre, en étudiant l'impact de cette découverte sur l'esprit simien de Bételgeuse.

Il y a une chute, aussi ; le malheur est qu'elle est inscrite d'une façon aveuglante dès les quinze premières pages du livre (c'est dans le « Galaxy » américain, je crois, qu'on a cessé pour la première fois de prendre le lecteur pour un imbécile et de souligner les passages clefs)…

Il reste constant que l'exemplaire de presse que j'ai eu portait la mention « 38e mille ». L'ouvrage aura du succès et, facile à lire, il joindra en somme dans l'esprit de ses lecteurs moyens l'inutile à l'agréable : l'inutile pour la science-fiction. 

Pierre Versins.

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